Le pouvoir correspond à l’aptitude à agir de concert. Le pouvoir n’est jamais la propriété d’un individu ; il appartient à un groupe et demeure tant que ce groupe reste uni.
Hannah Arendt
Je te demande encore une fois pardon. Vraiment. Car nous avons déroulé beaucoup de laine, particulièrement sur le dernier chapitre. Tu serais en droit de vouloir m’étrangler avec les quelques mètres restants, mais je t’invite à regarder notre pelote : elle est minuscule à présent.
Elle ne paraît pas bien grande dans la paume de ma main et son éclat doré est presque hypnotique. Et puis, tu peux me croire… si on s’est donné autant de mal, c’est pour une bonne raison.
Si tu observes en contrebas, la terre ferme est à des kilomètres sous nos pieds : on ne voit même plus ton quartier. Et si tu lèves les yeux, l’immensité de l’espace nous tend bientôt les bras.
Tu t’es hissé très haut.
Tu as fait l’essentiel du boulot.
Tu as appris à identifier le prix du NON. Tu as compris comment baisser la taxe invisible de ta docilité. Tu as affûté tes valeurs cardinales comme des lames, jusqu’à ce qu’elles brillent. Et maintenant, tu peux te redresser. Tenir debout.
C’est déjà immense. Merci pour ça.
On l’a vu tous les deux, quand tes principes supérieurs s’activent pour de vrai, tes valeurs cardinales court-circuitent tout. Tu n’agis plus pour ton confort ou ta sécurité, tu agis pour quelque chose qui te dépasse.
Et là, un seul être humain peut tenir face à un empire. D’ailleurs l’Histoire nous le prouve…
Avec Socrate, condamné à mort, qui choisit de boire la ciguë plutôt que de renier sa philosophie. Jeanne d’Arc, brûlée vive à Rouen en 1431, refusant de renoncer à ses voix. Nelson Mandela, 27 ans de prison et une colonne vertébrale intacte, sortant sans haine pour construire une Afrique du Sud libre. Vaclav Havel, dramaturge devenu président, qui écrivait que « vivre dans la vérité » était déjà une résistance contre la dictature. Rosa Parks, qui a simplement refusé de céder son siège dans un bus à Montgomery en 1955 — un NON qui a déclenché un mouvement entier.
Il y a toujours eu des hommes et des femmes qui, seuls, ont tenu debout. Grâce à un NON solitaire qui valait plus que toutes les armées.
Souviens-toi d’Antigone, l’héroïne tragique, qui refuse d’obéir au roi Créon et enterre son frère malgré l’interdit. Elle incarne la loi du cœur contre la loi du pouvoir.
Émile Zola, seul contre l’armée et l’État français, publie son J’accuse…! dans l’affaire Dreyfus (1898). En une lettre, il se met en danger mais rallume la justice dans un pays aveugle.
Aleksandr Soljenitsyne, ancien soldat soviétique, dénonce l’horreur des goulags dans L’Archipel du Goulag. Exilé et banni, pourtant son livre fissure l’empire du mensonge.
Malala Yousafzai, 15 ans, qui refuse de céder sa place à l’obscurantisme des talibans pakistanais. Malgré une balle dans la tête, elle survit et devient la plus jeune prix Nobel de la paix pour avoir dit un seul mot : « éducation ».
Tu vois à travers ces exemples qu’une seule personne peut suffire. Un seul NON peut fissurer tout un système. Et si eux ont pu le faire dans l’arène de l’Histoire, toi aussi tu peux y parvenir, ici et maintenant.
Mais pas de panique. En tirant sur ce fil, on ne te demande pas d’avaler du poison ou de survivre à une balle dans la tête, ni de finir en torche humaine sur un bûcher et encore moins de moisir trois décennies dans une cellule de 6 m².
On parle de ton quotidien. Dire non à une case cochée d’office, refuser une compromission au travail, garder ton intégrité quand tout le monde se couche. Affiner ton seuil de tolérance, servir les valeurs qui t’animent.
Toi, tu as déjà fait l’essentiel du chemin. Tu as ta colonne bien droite, le menton fier, tes valeurs polies comme des pierres de taille et le regard qui ne vacille pas. Tu as abaissé la taxe de ta docilité. Tu tiens debout, et tu peux payer le prix du NON au service de la liberté.
Maintenant, imagine…
Imagine cent « détricoteurs » comme toi. Mille. Dix mille. Chacun debout. Chacun aligné, conscient de ce qu’il ne négociera jamais. Parce qu’il a déroulé tant de laine qu’il a approché « ce qui compte vraiment ».
Au début de cette pelote, souviens-toi… je t’ai fait le serment de t’offrir la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est plus qu’un devoir moral… je considère que c’est « ma mission de vie ». Mais qu’est-ce que la vérité, exactement ?
En tenant ce livre, on pourrait croire que ça ressemble à un contenu cohérent, enrichi de milliers de sources qui se croisent et convergent pour faire sens. En cela, elle serait une espèce de « direction » ou de « zone » désignée par une quantité de marqueurs fiables, mais cette définition est trop réductrice.
La vérité n’est pas qu’une avalanche de documents froids et couchés sur un tableur. Si on prend du recul, on peut commencer par concevoir la vérité comme une adéquation.
Pour Aristote, c’est « dire de ce qui est qu’il est, et de ce qui n’est pas qu’il n’est pas ». C’est la définition de la vérité comme une correspondance au réel. Ce qui revient à appeler un chat, un chat. Je crois que j’ai respecté ma part du contrat de ce côté-là.
Mais la vérité, c’est aussi un voile qui se déchire. Chez les Grecs, le sens donné à ce terme s’éloigne de la « la cohérence d’un mot avec un fait ». Pour eux, la vérité est alètheia : c’est-à-dire le dévoilement. Ce qui était caché, voilé, devient visible. Ici, la vérité, c’est donc arracher le rideau. Et c’est un peu ce qu’on fait en tirant sur nos fils de laine.
La vérité se définit aussi comme une résistance au mensonge. Et Dieu sait à quel point j’embrasse cette définition… Pour Orwell, dire la vérité en temps de mensonge universel est un acte révolutionnaire. Je te rappelle sa célèbre citation : « la liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre ». Et selon Arendt, la vérité est, de fait, fragile mais indispensable, sinon tout s’écroule.
Ici, la vérité se traduit par un refus actif du travestissement : elle a un prix et elle coûte. Elle coûte presqu’autant que ta liberté (avec un prix brut, une taxe de docilité, etc…).
La vérité c’est également une fidélité à une promesse. Dans les traditions spirituelles, la vérité désigne une fidélité à une parole donnée, à un engagement. « Émet » en hébreu, ou « haqq » en arabe, décrivent ce qui est fiable, ce sur quoi on peut s’appuyer.
De ce point de vue, la vérité, c’est être digne de confiance, que ta colonne vertébrale soit droite même sans témoin. Ça devient intéressant, puisqu’ici elle n’est plus extérieure à toi, elle devient quelque chose que tu peux incarner…
Dans cette perspective, la vérité consiste donc à incarner ce qui est fiable. Tu deviens une personne dont la parole pèse, parce qu’elle est tenue. Une société s’écroule quand les gens ne peuvent plus se fier les uns aux autres. Hannah Arendt l’expliquait, quand tout est mensonge, le sol se dérobe. Être vrai, c’est donc redevenir un sol robuste pour les autres.
C’est envoyer le message suivant autour de toi : « Tu peux t’appuyer sur moi, je ne me déroberai pas. »
Quand ta parole et tes actes coïncident, tu n’as plus besoin de masque. Pas de duplicité, pas de « double langage ». C’est cette cohérence qui fait que d’autres peuvent s’ancrer à toi.
Une personne fidèle à sa parole, ça rayonne. Ça inspire confiance. Ça donne envie aux autres de faire pareil. Comme une poutre maîtresse dans une charpente, elle ne tient pas toute la maison, mais sans elle, tout se casse la gueule. Tu vois où je veux en venir ?
Enfin, la vérité se définit comme une transmission. Comme on le verra un peu plus loin, dans le christianisme, le soufisme et le zen, la vérité est vivante parce qu’elle se transmet. Ici, c’est donc un flabeau reçu qu’on doit transmettre.
J’aime profondément cette image, car une conscience éveillée est une étincelle. Et une étincelle cherche toujours une autre étincelle pour se transmettre. Parce que le feu de l’humain est contagieux. L’humain est contagion.
Les anthropologues comme Marcel Mauss ont montré que la vie sociale repose sur le don. Ce qui circule crée le lien et les relations. Une valeur, un récit, un geste de courage se propagent comme une trainée de poudre. Et dans cette trainée, l’individu n’est jamais un point isolé… il est un nœud dans un tissu cohérent.
Si on se penche du côté des sciences sociales, les sociologues (Granovetter, Schelling) ont démontré que les comportements collectifs émergent par effet de seuil. Autrement dit, quand une minorité agit, elle entraîne par imitation ceux qui hésitaient. Un petit groupe aligné peut déclencher une cascade.
Les grandes traditions n’ont jamais pensé la vérité comme un objet mort, figé sur une étagère.
Elles l’ont toujours vécue comme une flamme qui se transmet.
Dans le christianisme primitif, Jésus envoie ses disciples deux par deux (Évangile de Marc 6:7). En binôme, pour que la parole circule dans un réseau de liens.
D’ailleurs, Paul formalise la logique de la récursion dans sa lettre à Timothée :
« Ce que tu as entendu de moi… transmets-le à des personnes dignes de confiance qui soient capables à leur tour d’en instruire d’autres » (2 Tm 2:2).
Ici, la foi dépasse la confession, c’est un mécanisme fractal de propagation, génération après génération. Il s’agit d’une chaîne de disciples qui deviennent eux-mêmes des maîtres.
Le cœur du soufisme, est une silsila. C’est-à-dire une chaîne vivante qui relie chaque maître spirituel à un maître précédent, jusqu’au Prophète. Chaque disciple qui reçoit une ijâza (autorisation de transmettre) devient alors un nouveau maillon de la chaîne.
Cette chaîne est une transmission de cœur à cœur. Elle garantit que la lumière ne s’interrompt jamais, qu’elle circule malgré les siècles.
Dans le bouddhisme zen, on parle de transmission du Dharma (法嗣, hossu ou kechimyaku). Chaque maître authentifie son disciple par un rituel qui atteste : « tu as reçu l’essence, tu peux la transmettre ».
La légende raconte que le Bouddha, un jour, n’a pas prononcé un mot mais a simplement levé une fleur. Seul Mahākāśyapa a souri : il a compris. C’était la première transmission zen. Depuis, chaque maître trace une lignée continue, une « généalogie spirituelle » de plus de 2 500 ans.
Le point commun de toutes ces traditions, c’est que la vérité n’est pas un stock, mais plutôt un flux. On ne la fige pas pour la protéger, on la fait circuler pour la garder vivante, et c’est ce mouvement qui la protège.
De fait, elle n’existe que dans la relation vivante. Elle n’est jamais privatisée. Celui qui la reçoit est immédiatement chargé de la transmettre. La lignée est à la fois fragile puisqu’un maillon peut se rompre et, en même temps, indestructible : tant qu’une seule conscience tient debout, la chaîne peut renaître de ses cendres.
Tu vois, si on dézoome encore, la vérité n’est pas qu’une affaire de morale, de philosophie ou de spiritualité. Elle épouse la loi même de tout ce qui est vivant : ce qui vit se propage.
Une forêt ne renaît pas parce qu’un seul arbre décide de résister. Elle renaît parce que les graines volent, se déposent, trouvent une faille, germent ailleurs.
Eh bien, la vérité fonctionne pareil… elle se dissémine par éclats, et chaque graine de sens peut faire lever un nouveau monde. Cette vision fait gonfler mon cœur à chaque fois que j’y pense.
Une ruche n’existe pas grâce à l’exploit individuel d’une abeille « héroïque ». Elle existe parce que chaque abeille s’inscrit dans le flux commun. La butineuse rapporte le nectar, la receveuse le transforme, la nourrice l’offre aux larves, la ventileuse régule la température, la gardienne protège l’entrée. C’est une circulation de gestes infimes qui tient la colonie en vie.
La vérité agit de la même manière… ce n’est pas le cri d’une seul personne, mais la continuité invisible de milliers d’actes cohérents qui assurent la survie d’un peuple. Il faut la voir comme une chaîne invisible où ton courage d’aujourd’hui nourrit la conscience de demain pour des milliers d’autres « détricoteurs ».
Tout ça pour te dire que la propagation est inscrite dans la nature même de la Vie. Et la contagion, c’est la loi même de la Vie. Une nécessité biologique.
Tout ce qui vit circule. Tout ce qui se fige meurt. Et c’est exactement ce qui nous concerne, toi et moi, ici :
Si tu gardes ton « NON » secret, il s’étiole. Personne ne saura que tu refuses, ni quel est le prix, même si tu es en mesure de le payer.
Par contre… Si tu le transmets, même à une seule conscience autour de toi, il devient alors une graine, du miel ou la flamme qui nous éclaire. Ça veut dire quoi ?
Ça veut dire « partage », accompagne, fais découvrir ton cheminement actuel. Donne à ton tour le premier fil de laine à quelques personnes de confiance et la Vie saura quoi faire par la suite…
Tu veux connaître le plus beau dans tout ça ? Quand plusieurs individus alignés s’agrègent, le coût pour dire « NON » se mutualise. La facture pour être libre est forcément divisée. On appelle ça le « buffering social ». Chacun porte une fraction du poids pour sortir de là et personne n’est broyé. Le système doit alors dépenser une énergie énorme pour faire plier un groupe entier. Je te laisse imaginer la suite…
C’est ici qu’on change d’échelle, en tirant sur un nouveau fil. Car pour propager la vérité et réduire collectivement notre coût de sortie, il y a encore une marche ou deux.
Maintenant qu’on attaque la dernière ligne droite, on va prendre encore un peu de hauteur pour détruire complètement le prix de ton refus avec ou sans TVA, seul ou en meute. Il s’agit, à partir, de cet instant, de réfléchir encore plus large. Plus profond. Jusqu’au dernier centimètre de laine.
Bienvenue dans la dernière ligne droite, on se retrouve dans le prochain chapitre…
