La liberté confisquée : Chapitre 19

L
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L’homme libre ne pense à rien de moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation de la vie.

Spinoza

Quel bonheur de voir qu’on approche enfin du noyau de notre pelote. Ce qui était une grosse boule de laine n’est plus qu’une petite bille composée de quelques nœuds à démêler.

Dans ma quête perpétuelle de recul et de hauteur, on vient d’examiner la liberté sous des angles rarement abordés, mais je n’en ai pas tout à fait terminé. Nous voilà si haut dans notre raisonnement qu’on peut observer la planète, presque dans son ensemble.

Et il est temps pour moi de te tendre ce fil d’or grâce auquel on va explorer de nouvelles idées. Tire doucement sur ce fil, on dézoome encore pour considérer la liberté au niveau « ontologique ».

Tu te souviens de la sombre cathédrale bâtie au nom du Nouvel Ordre Mondial ? En fait, cet édifice existe sur trois couches.

Tu as d’abord la cathédrale matérielle. C’est tout ce qui te contraint par des moyens concret ou techniques. Les murs, les procédures obligatoires, les dépendances logicielles, les « rails » d’identité et de paiement, le verrou matériel. C’est aussi la rareté organisée comme le temps, l’énergie, ou l’argent.

La bâtisse tient parce que changer te coûte du temps, du fric, ta réputation. Mais aussi parce que « tout le monde est là », donc toi aussi. Et enfin par l’automatisation de la sanction : si tu n’es pas dans les clous, ça coupe, ça pique, ça t’écrase.

Ensuite, tu as la cathédrale symbolique. Ce sont les récits et les règles non écrites qui te disent qui tu « dois » être et comment. Ce sont les normes de réussite, les manières de parler, les étiquettes comme « bon parent », « pro fiable », « citoyen modèle ». On y trouve aussi tous les scripts de conformité, du genre : « ça ne se fait pas », « on a toujours fait comme ça ».

Elle tient debout grâce à l’appartenance, notamment la peur d’être exclu si tu dévies. Grâce au langage, si tu adoptes les mots, tu adoptes le cadre (framing). Elle existe aussi grâce aux rituels… tout ces gestes répétés qui naturalisent la règle. Signer « pour la forme », liker « par politesse »

Enfin, tu as la cathédrale identitaire. C’est l’édifice de l’identification. C’est confondre « ce que je vis et ce que j’obtiens » avec « ce que je suis ». « Je suis mon statut. » « Je suis ma performance. » « Je suis mon compte en banque » « Je suis ma peur. » « Je suis ce qu’on pense de moi. »

Cette couche de la cathédrale tient par un phénomène de chosification. Quand on prend un truc aussi mouvant que la mesure, le rôle, ou l’émotion pour une chose fixe qui te définit… Alors une mesure devient une essence. Si ton score est bas ou ton compte en banque vide, tu crois que tu ne vaux rien. Cette couche tient également parce que tu agis pour confirmer l’étiquette que tu portes, c’est la prophétie autoréalisatrice. Et elle tient parce que tu as tendance à défendre ton image comme un bien (et tu te vends pour la sauver, cette image).

Plus tu cherches à monter vers le clocher, plus la cathédrale tient parce que tu y crois. Les deux premières couches existent, la troisième les arme ou les désarme.

Donc, si tu te désidentifies, la norme perd son moyen de pression, et la procédure redevient gérable : la couche matérielle s’abaisse fatalement.

Si tu t’identifies, la norme pique plus fort (tu veux rester « à la hauteur »), et la procédure devient non négociable (« je ne peux pas risquer ça »). C’est la fameuse TVA sur la docilité qu’on a longuement explorée.

Comment les trois niveaux s’empilent ?

D’abord de bas en haut, puisqu’une coupure de service (couche matérielle) déclenche la honte de « ne plus être au niveau » (couche symbolique), qui réveille en toi la croyance « je ne suis rien sans ça » (couche identitaire).

Mais les niveaux s’empilent aussi de haut en bas. Si tu cesses de te prendre pour ton rôle (couche identitaire), tu peux contester la norme en te demandant « pourquoi faut-il se soumettre à ce rituel ? » (couche symbolique) et négocier la procédure  en exigeant un délai, une alternative ou une clause (c’est la couche matérielle).

Tu ne contrôles pas toujours les murs ni les rites. Par contre, tu peux, à chaque instant, retirer ton adhésion à l’histoire qui te possède.

Comment on fait ?

C’est là que tu vas tirer doucement sur le fil de l’intuition de diverses traditions. Que nous disent-elles quand elles parlent de liberté au cœur des contraintes ?

Pour les stoïciens, selon Épictète, tu n’as pas de prise sur l’événement, mais tu as la main sur ton jugement. La souffrance inutile vient de la confusion entre ce qui dépend de toi (jugements, intentions, gestes) et ce qui n’en dépend pas (avis des autres, météo, décisions lointaines).

C’est donc cesser de dire « on m’enferme » pour préférer dire « je juge ceci insupportable ». Cette formulation motive une action alignée en conséquence, comme dire vrai, fixer une limite ou te retirer. Tu récupères le pouvoir où il est.

Pour Spinoza, on est « esclave » tant qu’on est mené par des passions tristes  telles que la peur, la honte ou la colère ruminée. On devient libre quand on comprend les causes et qu’on réordonne ses affects. En clair, plus de clarté engendre bien moins d’emprise.

Ce qui revient à mettre un nom sur ce qui te contrôle, par exemple « je crains de perdre de l’argent », puis  de choisir un affect actif (fermeté tranquille, joie d’être cohérent) pour guider ton choix. En langage « pelote », c’est identifier ton pilier de docilité et souffler sur les braises de tes valeurs cardinales pour agir d’une manière « alignée ».

Si on jette un œil du côté des traditions Zen et  Vedānta, on obtient un éclairage complémentaire.

Ce qu’on prend pour la cage est souvent un montage mental composé de récits et d’images de soi (maya, avidyā) qu’on tient pour le réel. L’idée c’est donc que tu sépares les faits de la fiction instantanée, pour reprendre la main. Ce qui revient à voir, en temps réel, que le montage mental dans ta tête n’est qu’une interprétation, pas la réalité entière.

Objectivement, ce que tu perçois est littéralement un échantillon minuscule de la réalité. L’œil humain ne voit qu’une bande étroite de l’électromagnétique (≈380–700 nm), loin des infrarouges et ultraviolets. L’oreille humaine n’entend qu’environ 20 Hz–20 kHz.

À ça, tu ajoutes la pauvreté attentionnelle : on peut regarder sans voir (cécité inattentionnelle). C’est le fameux « gorille » ignoré en plein champ ou les changements flagrants non détectés quand l’attention est prise ailleurs.

Et, surtout, le cerveau complète tes lacunes. Il ne « reçoit » pas le monde brut, il anticipe et teste des hypothèses (perception prédictive / « hallucination contrôlée »), en combinant ce qui arrive avec ce qu’il attend déjà. Autrement dit, tu es câblé pour lire une interprétation en temps réel, pas pour voir « la » réalité.

Dès que tu t’en rends compte, l’étau se desserre : tu peux suspendre le verdict, réouvrir des options et retrouver de nouveau une liberté de choix au lieu de réagir en pilote automatique.

Le soufisme nous invite à sortir du nafs, un ego pris par le désir de posséder, de paraître, de contrôler. Cet ego a un prix (statut, confort, image, sécurité) qui te rend achetable. La liberté commence quand tu n’as plus de prix. L’axe soufi n’est pas de « tout refuser », mais de purifier l’intention (ikhlâs) jusqu’à ne plus troquer l’essentiel. L’Amour vrai te rend inachetable.

Dans la gnose chrétienne, selon Maître Eckhart, la liberté ne s’obtient pas en ajoutant des couches (preuves, mérites, performances), mais en ôtant ce qui t’agrippe. On retrouve dans cette tradition le terme « Gelassenheit » qui pourrait se traduire par « l’art de laisser être » (notion de lâcher-prise) ou encore par l’expression « Qu’il en soit ainsi ». Ici, il s’agit de retirer la main de ce que tu veux posséder ou maîtriser pour que le vrai opère en toi.

Tant que tu « serres », tu es possédé par l’objet, que ce soit un résultat, un rôle, ou une réputation.

Quand tu « lâches » (sans indifférence), tu redeviens disponible au vrai. A la pensée claire, à l’acte juste, à la paix ferme.

Tu peux aller un peu plus loin qu’un simple lâcher-prise, tu peux aussi reconnaître que ta carte est minuscule face au territoire. Comme on l’a vu, on ignore ce dont le réel est fait, et cette ignorance rend nos plans étriqués. Or, la Vie, la Source, Dieu, l’Intelligence du vivant (appelle ça comme tu veux) tisse peut-être un fil directeur qui excède nos caprices d’enfant conditionné et tricote la trame d’un œuvre bien plus globale.

Imagine un chemin d’apprentissage, ajusté à nos besoins de grandir, individuellement et ensemble. Gelassenheit[1] ne dit pas « je m’en fiche », ça dit « je retire mon poing pour voir enfin la trame ».

Ici, lâcher c’est donc retirer la main de l’issue pour laisser agir quelque chose de plus grand que soi. Ce qui veut dire que tu renonces pas à agir, tu renonces à posséder l’issue. La nuance est précieuse.

Fais ce qui est juste, puis laisse la réalité te répondre. Si ton intention est droite, sans fuite, ni posture… si tu offres le résultat, que tu fais ta part, en acceptant que le reste ne t’appartient pas… et si tu discernes les fruits (plus de paix ferme, plus de clarté, plus de courage)… alors tu es probablement sur la bonne voie.

Et si tu es sur la bonne voie, il n’y a plus de crispation, plus de mensonge à soi, plus de peur d’être vu. C’est ainsi que la liberté dépasse l’ego : tu passes de « mes projets » à « ma disponibilité au réel ». A partir de là, tout s’aligne comme si la trame te répondait. Et elle te répond parce que tu as cessé de bloquer le passage et de vouloir tout contrôler.

Au bout du compte, toutes ces traditions expriment l’idée que la cathédrale la plus sournoise, c’est de croire que tu es encore enfermé dans le bâtiment. Or, il nous faut prendre davantage de hauteur et nous rendre compte que la liberté ultime n’est pas forcément de « payer moins cher ».

On tire alors sur un fil d’or attaquant une logique qui nous « bloque » encore un peu. C’est l’idée que, pour être en paix, tu dois toujours faire quelque chose comme prouver, rattraper, mériter, compenser, « payer » ou « négocier » ton droit d’exister ou d’être respecté.

Tant que tu crois à cette dette existentielle, même en cherchant à baisser le prix de ton « non » tu restes, d’une manière ou d’une autre, achetable.  La bascule, c’est de se déprendre de l’idée même d’une quelconque dette.

Tu ne dois pas acheter ni négocier ta dignité, elle est première. Tu ne dois pas acheter l’amour, il se reçoit et se donne, point barre. Tu ne dois pas acheter la vérité, elle se dit, elle ne se monnaie pas.

A ce stade de la pelote, on est capable de réaliser que le vrai prisonnier n’est pas celui qui subit les murs érigés par la matrice, mais celui qui croit qu’il est encore enfermé. Plus facile à écrire qu’à incarner, je l’admets. Mais je vais développer.

Selon Aung San Suu Kyi, « La seule vraie prison, c’est la peur, et la seule vraie liberté, c’est la liberté vis-à-vis de la peur. » Une citation qui complète la merveilleuse pensée de Viktor Frankl :

« Tout peut être retiré à l’homme sauf une chose : la dernière des libertés humaines — choisir son attitude face aux circonstances. »

Reste alors à regarder en face la menace qui concentre toutes les autresla mort. Oui, la mort sous ses quatre visages : biologique, sociale, économique, narrative. On l’a abordé un peu plus tôt dans d’autres chapitres, c’est l’impôt ultime que le pouvoir agite pour enfermer nos consciences. Pour que notre « NON » cesse définitivement d’être négociable, il faut maintenant désarmer cet impôt.

Avec l’ombre de la mort, on augmente la peur, on achète ton silence. Le but de cette marche c’est de transformer la peur racine.

Ici, la clef c’est d’être capable de regarder ta mort jusqu’à ce qu’elle cesse d’être un croc-mythé. Tant qu’on l’évite du regard, la grande faucheuse se faufile partout… dans ton besoin de durer, d’être vu, de « sauver la face ». La peur prospère sur ce déni. Le système aussi. Il te dit : « Fais ce que je te dis, sinon tu perdras… un revenu, une place, une image, la santé, etc. » Cette menace ne marche que si tu crois encore qu’en prolongeant, tu te sauves. Et du coup, tu te vends pour grappiller du temps.

Quand tu acceptes ta finitude, il se passe quelque chose de très simple et de très radical : tu changes de dieu.

Le temps n’est plus une monnaie à accumuler, c’est un milieu à honorer. Vivre cesse d’être « survivre plus longtemps » et devient « exister de la manière la plus juste tant que je suis vivant ». À partir de là, la peur perd son carburant… elle peut t’arracher des commodités, mais pas te pousser à trahir l’essentiel. On peut réduire ta durée, mais pas acheter ta parole.

Je te demande de jouer franc-jeu avec toi-même. Imagine que tu meures ce soir ou ce week-end. On te l’annonce, tu connais l’heure de ton grand départ.

Tout de suite, des choses tombent. Tu n’iras plus à cette réunion où tu t’effaces. Tu ne mettras plus un « oui » par politesse sur un « non » clair. Tu ne livreras pas ce travail dont tu as honte. Tu ne passeras pas une heure de plus à scroller pour ne rien sentir.

Tu ne joueras plus le rôle qui te ronge pour protéger une image vide. Tu cesseras de ménager la susceptibilité de ceux qui préfèrent le confort au vrai. Ça s’efface comme de la buée.

Et si tu es condamné à mourir ce soir ou dans quelques jours, d’autres choses vont monter, nettes et respirables.

Tu vas avoir certainement besoin de prendre ton téléphone, d’appeler pour dire « je t’aime », « pardon » « merci » ou même « j’arrive ».

Tu voudras poser une limite propre là où tu te trahissais. Tu écrira une vérité utile à la bonne personne, sans venin. Tu souhaiteras transmettre un mot de passe, un cahier de recettes, un tour de main, un petit outil. Tu voudras peut-être redonner un livre, rendre un service promis, ou fermer une boucle ouverte depuis trop longtemps.

Tu aimerais sans doute laisser quelque chose de simple qui pourrait aider comme un mot, un plan, un code lisible.

A l’approche de la grande faucheuse, tu regardes aussi la Nature autrement. Une plante à repiquer, un arbre à soigner, un voisin à dépanner. Tu passes en revue ta clause de vie : « Je ne ferai pas ce qui me fait honte. Je dirai une vérité utile. Je poserai une limite sans haine. Je laisserai une trace qui aide. »

Tu vois qu’au contact de la mort, on a besoin de couper le gras. Ce qui nous conduit à vivre comme si notre dernière journée était courte : le futile décroît, l’essentiel se montre. Et, mine de rien, ta liberté reprend de la place dans cet espace crée par ta finitude.

Comment on accepte sa finitude ?

Tu peux dire calmement « je vais mourir » et laisser cette phrase descendre dans ton corps. Jusqu’au bout, sans distraction, ni écran. L’acceptation ne ressemble pas à une opinion, c’est un contact répété avec un fait.

Ensuite, tu fais la différence car accepter n’est pas se résigner. Se résigner, c’est renoncer à la Vie. Accepter d’être mortel, c’est arrêter de marchander avec l’inévitable pour mieux orienter ce qui reste à vivre. Ça te permet de revoir l’ordre des priorités, comme on vient de l’évoquer un peu plus haut.

Quand tu sais que tu vas mourir, tu simplifies. Moins de deals, plus de liens. Moins de posture, plus de conscience. La mort prise au sérieux remet les choses à leur place, c’est le fameux memento mori. Qu’est-ce qui vaut encore mon temps, ma voix, mon visage ? Et quelles sont les choses qui ne le méritent plus ? Tu allèges comme si tu allais mourir ce week-end.

Regarder la mort ne te rend pas suicidaire, ça ôte l’idolâtrie. La durée redevient un bien précieux mais secondaire, au service de ce qui a vraiment de la valeur. Je te parle de la vérité exprimée, de l’amour donné, de la dignité entretenue. Alors les chantages du Nouvel Ordre Mondial s’effondrent.

« Tu seras mal vu. » — Peut-être. « Tu perdras. » — Peut-être. Mais, au moins, je ne me perds pas.

Et c’est précisément cette bascule qui rend le « NON » non négociable. Sans aucune bravade, simplement parce que tu as retrouvé ton ordre intérieur.

Ce qu’il y a de magnifique dans le fait d’embrasser sa propre fin, c’est que ça redéfinit notre rapport au confort. Quand la mort nous fait peur, on a tendance à acheter de la durée en accumulant du confort pour se protéger, s’anesthésier ou se distraire.

Le confort devient un vulgaire pare-chocs existentiel qu’on empile pour ne pas sentir la finitude. Plus la mort est refoulée, plus on réclame du moelleux. Et plus on devient prêt à céder sur l’essentiel pour prolonger l’agréable.

À l’inverse, quand tu as regardé ta mort et que tu acceptes ta finitude, le confort change de statut.

Il redevient un moyen (de récupérer, de soigner, de créer), pas une fin. Alors, on sait encaisser un inconfort juste sans se vendre – que ce soit le fait de dire la vérité, de poser une limite ou de perdre un avantage.

Tu vois… On croit souvent que la mort est l’ennemie de la liberté. C’est strictement l’inverse : l’oubli de la mort rend docile. Celui qui se pense illimité accepte toutes les compromissions pour prolonger son illusion. Celui qui se sait sur le départ porte une attention particulière à chaque geste, chaque parole, chaque regard, chaque décision pour laisser en héritage une trace positive de son passage.

Au final, il s’agit d’un oui lucide à notre condition : tu es mortel, donc chacun de tes choix pèse. Tu ne gagneras pas la partie en additionnant — tu la gagneras en misant sur la fidelité à toi-même et à cette chose qui te dépasse. Et cette fidélité, justement, n’est plus extorquable quand la mort a été accueillie. L’ultimatum perd son aura, la menace se réduit à ce qu’elle est : un vulgaire coût. On peut payer un coût, on ne paie plus une rançon.

Regarder la mort, c’est aussi lâcher l’ego qui veut tout posséder : l’image, les œuvres et même les gens. On passe de « ma vie, mon capital » à « la vie, en dépôt ». Du coup, le geste se simplifie puisque tu peux dire la vérité ici, aimer cette personne-là, refuser ce que tu ne peux pas assumer. Le stoïcisme l’exprime ainsi « Si ce n’est pas juste, ne le fais pas ; si ce n’est pas vrai, ne le dis pas. » On arrête de jouer au plus malin avec le destin. On reste fidèle à plus grand que soi. Et cette fidélité, ça rend libre.

Voilà où ça mène : à une liberté sans mise aux enchères. Non pas parce que tu serais invulnérable, mais parce que tu as cessé de troquer l’invulnérable contre l’utile. Le système pourra toujours compter, couper, punir, il ne pourra plus te définir. Tu resteras « fini », donc précieux. Menacé, donc attentif. Mortel, donc incorruptible au centre.

Une seule question s’ouvre alors, décisive pour la suite : Si la mort ne t’achète plus, qu’est-ce qui guide ta vie ?

Quand tu acceptes ta finitude et que tu te rends loyal à plus grand que toi, le système change de stature. Il cesse d’être un dieu. Ce n’est plus l’instance qui donne ou retire ta valeur, juste une grosse machine avec ses logiques d’efficacité, de contrôle et de chiffres. On ne l’adore plus, on ne le déteste pas non plus : on le voit.

Tu deviens inachetable. S’il menace de couper, eh bien qu’il coupe. S’il exige un masque, tu déclines. Tu peux perdre de l’aisance sans te perdre toi. La peur baisse drastiquement parce que tu n’essaies plus d’acheter ta durée avec ta dignité.

Maintenant, allons au bout de l’idée…

Quand « quelque chose te dépasse » devient ton moteur, la liberté change d’échelle… et ça nécessite de tirer délicatement sur ce fil de laine.

Dès que tu agis au nom de la Dignité humaine, de la Nature, de la Vérité, ton centre se déplace car ton seul intérêt cesse d’être la référence.

La menace du système n’a plus la bonne monnaie. Elle peut encore t’ôter du temps, de l’aisance, des opportunités, mais elle ne peut plus acheter ton comportement et ce que tu en fais. C’est pour ça que la transcendance, qu’elle soit personnelle ou commune, hisse la liberté à un stade supérieur.

La transcendance se nourrit de tes valeurs cardinales. Ces dernières sont le cap abstrait et universel, tes valeurs disent ce qui compte en toute circonstance. Ta transcendance est l’adresse de ce cap, c’est concret et situé. Tu sais au nom de qui ou au nom de quoi, ici et maintenant, tu vas agir et tenir bon.

En bref, ta transcendance incarne tes valeurs et sélectionne un bénéficiaire. C’est parce qu’elle est adressée qu’elle enflamme ton cœur et qu’elle te rend plus libre.

Il y a deux types de transcendance, la première est personnelle. C’est ce qui te dépasse et te met en mouvement ici et maintenant, avec un bénéficiaire ou une cause identifiable. Ce n’est pas seulement « tes valeurs » (abstraites), tu agis « au nom de… » quelque chose ou de quelqu’un. C’est ce qui te permet d’aller au-delà sans fuir.

Tu peux soulever des montagnes pour un visage, que ce soit celui d’un enfant, d’un parent âgé, d’un élève ou d’un patient. A ce moment-là, tu tiens parce que quelqu’un compte sur toi.

Ce peut être pour une œuvre comme soigner, enseigner, réparer, créer du vrai, du beau ou de l’utile. Là, tu sers une exigence qui te dépasse (qualité, soin, rigueur).

Tu peux te dépasser pour un lieu, qu’il s’agisse d’un quartier, d’une vallée, d’un atelier, d’une école. Dans ce cas, tu protèges et améliores un milieu de vie.

Tu peux défendre une lignée ou une postérité, que ce soit le fait d’honorer ce que tu as reçu ou de transmettre mieux que tu n’as reçu. Alors, tu agis au long cours, même si toi tu n’en profites pas.

Tu peux te transcender pour une vérité, ce qui revient à chercher, à dire, à clarifier (via le journalisme, la recherche, ou le témoignage). Dans ce cas, tu préfères le vrai au confortable.

Ce pourrait être au nom d’un commun telle qu’une coopérative, un outil libre, une entraide. Ici, tu crées du partage durable, pas de la rente.

Si tu tires délicatement sur le fil, tu vois qu’il y a une différence subtile mais réelle avec tes valeurs cardinales.

Tu peux partager la valeur « Justice » avec des millions de personnes… alors que ta transcendance personnelle, c’est : « Je me lève pour cette classe de 5e B, dans ce collège, cette année. » Les deux se rejoignent quand tes gestes concrets incarnent tes valeurs.

Quoi qu’il en soit… quand tu dis : « Je le fais au nom de ___ », la peur perd méchamment du terrain. Le prix du NON devient simplement un coût que tu assumes. Ta liberté est à portée de main. Le geste s’épure : moins de calcul, moins d’hésitation.

Plus haut encore, se trouve la transcendance commune. C’est agir pour ce qui survit à ta personne, par exemple : les enfants des autres, la beauté d’un lieu, la santé d’une rivière et de ses sources, la justice due aux inconnus. Ici, l’axe bascule vraiment, tu n’es plus le centre de ton monde, tu es le serviteur d’un bien commun.

Il en découle deux effets concrets. Le premier c’est une résilience accrue. Car des alliés apparaissent puisque ce bien est partageable, le coût se mutualise et le chantage perd le face-à-face.

Le second effet est la justesse des moyens. Parce que tu sers quelque chose d’universel, tu ne peux plus te permettre n’importe quel moyen. Ça cadre ton pouvoir et t’empêche de déraper.

Voici quelques pistes de transcendances communes accompagnées d’engagements qui pourraient embraser ton âme.

La Dignité des vulnérables

Au nom de la dignité humaine, je protège ceux qui n’ont pas voix au chapitre (les enfants, les personnes âgées, les précaires). Je m’engage à ne jamais mentir sur leurs besoins et à tenir ma parole avec eux. Sans vendre la vérité au confort des forts.

La Vérité publique (coucou, je suis ici !)

Au nom de la vérité, je combats la manipulation (intox, novlangue, opacité). Je m’engage à vérifier, sourcer, rectifier. Sans vendre ma parole pour de l’audience ou un poste.

Le Soin du vivant

Au nom du vivant, je défends l’eau, les sols, la biodiversité d’ici. Je m’engage à des choix concrets (alimentation, territoire, pratiques) et à transmettre ces savoirs. Sans vendre le long terme pour un gain rapide.

La Justice des invisibles

Au nom de la justice, je veille aux travailleurs invisibles (sous-traitants, saisonniers). Je m’engage à des relations équitables et à refuser les marchés qui piétinent leur dignité. Sans vendre ma conscience à la marge.

L’Hospitalité minimale

Au nom de l’hospitalité, je maintiens une porte ouverte (repas, lit, écoute) pour une personne en détresse par mois. Sans vendre la sécurité de mes proches, mais sans fermer mon cœur.

L’École de la seconde chance

Au nom de l’avenir commun, je soutiens l’éducation d’enfants qui n’ont pas les codes. Je m’engage à du mentorat réel (1h/semaine) et à défendre leur dignité dans les institutions. Sans vendre l’exigence.

Les Communs numériques / savoirs libres

Au nom des communs, je partage ce que je sais (méthodes, code, données utiles) sous licence ouverte. Je m’engage à documenter, à citer, à coopérer. Sans vendre l’accès contre une rente.

La Beauté partageable

Au nom de la beauté, je crée et restaure des lieux et des œuvres qui élèvent (bibliothèque, jardin, atelier). Je m’engage à offrir gratuitement une part de ce travail. Sans vendre mon âme pour plaire.

La Paix sociale locale

Au nom de la paix, je pratique la médiation plutôt que l’excommunication. Je m’engage à chercher la réparation avant la punition. Sans vendre la vérité des faits.

Le Temps juste

Au nom du temps vécu, je refuse l’aliénation totale des horaires. Je m’engage à protéger des plages communes (repas, repos, culture) dans mon équipe, mon quartier. Sans vendre ces temps contre des KPI.

L’Humain devant la machine (Je suis là, aussi !)

Au nom de l’humanité vivante, je refuse que l’algo, la finance ou l’IA décident de la valeur d’une vie. Je m’engage à garder l’humain devant la machine :  exiger un recours humain pour toute décision qui touche à la dignité, choisir des outils réversibles, dire non aux notations et aux sanctions automatiques sans finalité juste. Sans vendre ma parole, mes données ni ma présence.

*

Placer ces causes « au-dessus » de toute chose dans ta vie transforme la psychologie du risque. Tu acceptes de perdre « pour toi » afin de préserver tout ça « pour nous ». Le TTC, le coût total de ton consentement, devient quasi nul parce que tu n’achètes plus ta tranquillité, tu honores un engagement.

Pour savoir si ça t’enflamme, regarde si tu peux dire non sans haine pour protéger ta cause. Est-ce que tu acceptes de perdre un confort pour servir ce but ? Est-ce que tu trouves des alliés naturellement ? Si oui, le bien est partageable.

Tu vois, avec un peu de recul… on réalise que tout ça vient toucher en nous une corde profondément humaine, celle de la foi.

Appelle-la confiance ou consécration — peu importe le mot :  c’est l’accord intérieur par lequel tu te lies à plus grand que toi. Ce « plus grand que toi » peut être la dignité, la vérité, la Nature, l’Amour, la Source… ou Dieu.

L’effet de la foi sur la liberté est décisif, elle change le bénéficiaire. Tu n’agis plus « pour toi » (là où la peur négocie), mais au nom de quelque chose de plus grand que toi.

Alors la menace ne possède plus aucun moyen de pression. Elle peut t’ôter du confortable, mais pas t’obliger à trahir l’essentiel. C’est pourquoi la foi, à ce niveau, désarme la peur et anéanti le TTC : ton coût de sortie n’existe plus. Il n’y a aucun effort, ce n’est même plus un sujet.

La foi est si puissante qu’elle peut te faire basculer en croisade. En effet, la transcendance libère du chantage, mais elle peut créer un certain fanatisme si tu oublies que ta cause te dépasse ; tu n’en es pas propriétaire, seulement le dépositaire. Préfère les moyens qui peuvent être corrigés si on se trompe. Décide d’agir d’une manière que tu accepterais si elle était dirigée contre toi.

Ceci étant posé, j’aimerais que tu gardes en tête qu’au bout de ce chemin, éclairé par la foi qui t’anime, le système perd sa stature de divinité et retrouve sa vraie nature : celle d’une stupide machine.

Reste à présent l’essentiel… sceller ce qui vient de s’éveiller en toi pour que ton élan survive aux jours ordinaires.

Tu sais désormais au nom de qui ou de quoi tu te dresse, il s’agit d’en faire autre chose qu’une belle idée. C’est à travers ce que tu vas incarner que la liberté changera de texture et deviendra une habitude. Parce que tu ne te vendras plus en chemin. Et cette clarté, tu en feras une manière de vivre. On a tous les deux un dernier fil doré à tirer, j’aimerais dézoomer une toute dernière fois et t’offrir, dans le dernier chapitre, un regard d’ensemble qui vaut le coup d’œil…


[1] Se prononce « gue-LASS-ne-haït »après coup (« c’était évident ! ») — concept popularisé par Nassim Nicholas Taleb.


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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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