L’oppression n’est pas une loi de la nature : encore faut-il la reconnaître pour s’en libérer.
Noam Chomsky
Merci du fond du cœur car tu as survécu au chapitre 6. Dieu sait à quel point il est dense, lourd, épuisant. A l’image du monde des hommes, finalement. Mais ce très long chapitre a eu le mérite de t’aider à déblayer ta pensée et à t’offrir une grille de lecture que peu de travaux proposent à ce jour.
Tu as le recul nécessaire maintenant pour voir que les élites t’offrent une cathédrale climatisée où chaque pas déclenche une indulgence automatique. C’est beau, c’est propre, c’est sucré, et c’est très efficace. Mais on n’y respire que sous condition. Et la liberté sous condition c’est tout simplement une permission.
Et une permission… ça se retire.
Dès que l’accès aux besoins vitaux (se déplacer, payer, travailler, s’exprimer) est conditionné de façon générale, opaque, durable, et sans vraie sortie, on bascule de la protection à la domination.
D’ailleurs, maintenant que notre pelote a bien diminué, on s’aperçoit que tous les grands dossiers du monde (crises, politiques, transitions) convergent vers le centre de l’OS « Centria » : le contrôle globalisé de l’humain et de la Nature, sous prétexte de résilience, de paix, d’égalité ou de durabilité.
On se rend compte également que ces dossiers dialoguent entre eux. Aucun n’évolue seul. Une crise migratoire provoque une crise identitaire, qui déclenche une loi sécuritaire, qui prépare la voie à la numérisation de l’identité, qui ouvre vers le contrôle bancaire et climatique, etc.
Avec toute cette laine déroulée, tu constates, en effet, que tout se tient et s’alimente. Une secousse financière, provoquée par l’inflation, le chômage, les faillites, chauffe la rue et sert de justificatif à l’« ordre public » déployé en mode XXL. En conséquence, on serre le cash, on met des contrôles partout qui alimentent les statistiques pour mieux nous tracer.
La crise énergie-climat se déverse dans nos trajets et sous nos toits. On subit des pénuries, des prix fous, puis un rationnement, le déploiement de compteurs « intelligents », les ZFE, sans parler des tarifs dynamiques.
La guerre offre un boulevard au sécuritaire numérique. On voit fleurir les directives NIS et consorts, on assiste à la surveillance des réseaux, ainsi que l’ombre de la police de l’info au nom de l’anti-ingérence.
Les migrations deviennent le passeport de la biométrie intégrale. C’est le prétexte pour obtenir des bases compatibles à grande échelle, une identité forte exigée pour passer une frontière… puis pour toucher ses droits.
Les cyberattaques tombent à pic pour recentraliser banque et la distribution sur le triptyque cloud-identité-cyber et nous pousser sur des rails numériques « fiables ».
Et au milieu, on a le liant, le numérique comme plateforme unique pour l’identité, le paiement, l’accès, le scoring, les infrastructures critiques, qui ferme la boucle et imprime la chronologie.
Toi et moi, on y voit bien plus clair à présent. Une crise, c’est tout simplement le cheval de Troie parfait. Grâce à elle, ce qui était impensable hier devient soudain « nécessaire ». La fenêtre d’Overton s’élargit et on s’y engouffre joyeusement.
L’exception s’installe, on proroge, puis on grave les choses dans le marbre. Le provisoire devient alors le droit commun. L’argent coule en « urgence » pour acheter des solutions clés en main, sans débat. L’accès se monnaye, « si tu veux entrer, montre patte blanche » les applis, les ID, les moyens de paiement sont imposés.
L’urgence choisit un standard unique et te verrouille dedans. Les registres de santé, d’identité, de paiement, de mobilité fusionnent en douce. Jusqu’à former un dossier total.
La gouvernance se recentre en task-forces et centres opérationnels qui décident pour tous. Et le récit vise à coller tout ça ensemble. On te parle de résilience, de sécurité, de climat — une seule musique pour synchroniser la suite.
Je te tends encore un peu de laine pour que tu puisses détricoter en douceur et voir toute la toile tissée dans sa globalité. Tu remarqueras que, depuis la première page, nous nous hissons toujours plus haut pour voir toujours plus loin.
Je te propose donc à travers ce chapitre d’explorer l’anatomie du piège dans lequel on se trouve. Et pour ôter les premières boucles de ce nœud, il est important de comprendre l’assemblage de tous les rouages en coulisses.
Voici comment tourne le système d’exploitation « Centria », décrit dans le chapitre précédent, quand tu soulèves le capot.
D’abord, il y a le cadre règlementaire qui fixe l’obligation et la direction. À Paris, le Parlement vote, le gouvernement décrète, les autorités (type CNIL, ARCOM[1]) précisent. À Bruxelles, la Commission propose, le Parlement et le Conseil tranchent, les agences publient des guides.
Au-dessus, les grands normalisateurs mondiaux posent les standards. Ce qui tombe au bout, ce sont des règlements, des lois, des décrets, des référentiels. Pour suivre le fil, regarde le Journal officiel, le Journal de l’UE et les consultations publiques.
Ensuite, tu as la couche technique qui fait vivre tout ça. L’État commande, les intégrateurs et éditeurs conçoivent et branchent, les spécialistes de l’identité et du paiement fournissent les briques, le cloud et les opérateurs télécom hébergent, les exploitants d’infrastructures critiques font tourner 24/7. À l’arrivée, ça donne naissance à des plateformes d’identité et de paiement, des API, des applis, des centres de sécurité, des certificats de conformité.
Au troisième étage, on a la mesure. Les instituts et observatoires produisent les chiffres qui déclenchent ou justifient l’action, que ce soit pour l’économie, la santé, le climat, le cyber, les frontières… L’UE et les organisations internationales complètent. Ça sort en tableaux de bord, alertes, ensembles open-data.
Au quatrième étage, tu as l’acceptabilité. On fabrique le récit pour que l’obligation paraisse raisonnable. Le secteur public cadre la com « pédagogique », les agences, médias, plateformes et cabinets d’influence huilent la narration, les « fact-checkers » sécurisent le périmètre. On voit passer campagnes, éléments de langage, labels, chartes.
Le cinquième étage, c’est celui du carburant. Qui paie ? C’est là qu’on trouve les budgets nationaux, les programmes européens, les banques publiques, les prêts et subventions, parfois des partenariats public-privé et du capital privé.
Au sixième étage, on trouve la direction d’orchestre. En France, Matignon et les cellules de crise synchronisent avec les ministères et les préfets. Côté européen, c’est le Conseil, la Commission et les comités qui alignent les États. A l’international, le G7/G20 et les agences spécialisées donnent le tempo pour nous pondre des feuilles de route, des plans de crise, des décisions d’exécution ou des comptes rendus d’avancement.
Au-dessus, tu as la mezzanine des contre-pouvoirs. Les juridictions qui peuvent « officiellement » censurer, les autorités de contrôle et de concurrence qui peuvent « officiellement » sanctionner. Ici, la transparence (accès aux documents, rapports) et la société civile sont censés mettre la pression.
Si tu suis ces sept étages, tu observes la pelote se tricoter en temps réel. On voit qui pose la règle, qui construit, qui compte, qui vend l’histoire, qui finance, qui coordonne… et qui peut encore tenter de freiner.
C’est donc avec une organisation verticale parfaitement maîtrisée que les élites, nos « architectes », bâtissent l’édifice, pierre après pierre. Et tout ce petit monde agit de concert, un peu comme dans une ruche.
D’abord on pense. Via des boîtes à idées, des normalisateurs, des centres d’expertise et quelques cabinets stars qui accouchent de cadres, livres blancs et specs.
Ensuite on parie. Des exécutifs, des ministères, des fédés industrielles, des assureurs et des fondations mettent du poids politique et financier pour pousser ces cadres devant tout le monde. Reste à voir comment l’opinion publique réagit. C’est ici qu’on prend la température.
Puis on valide. Les parlements, les régulateurs et les juges transforment l’idée en obligation opposable, avec un tapis de « soft law » pour huiler la mécanique.
Vient ensuite l’oxygène. On débloque des budgets nationaux, des programmes européens, des prêts, des subventions, du capital privé.
On construit et on opère. Via des intégrateurs, fournisseurs d’identité et de paiements, les clouds, les opérateurs télécom, les exploitants d’infrastructures critiques, les courtiers de données. Ça fabrique des plateformes, des API, des journaux de traces, et ça tourne 24/7 sous des labels de conformité.
Enfin on mesure. A l’aide de stats publiques, d’agences européennes et internationales, d’auditeurs et d’instituts d’études qui produisent tableaux de bord, des « risk assessments » et KPI justifiant l’étape d’après.
Tu vois que tout ce système d’exploitation semble s’emboiter parfaitement pour t’offrir un monde pensé de A à Z. Est-ce un monde désirable ? La question mérite d’être posée.
Après tout, les strates des personnes les plus influentes, les plus diplômées, éduquées, cultivées, intelligentes de la planète s’accordent à travailler dans la même direction. Il y a sans doute une raison.
Vu du poste de commandement, et si on devait s’auto-persuader qu’il s’agit de la bonne direction… ce « plan » coche de vrais besoins. Le discours revient à dire qu’il faut coordonner vite en cas de crise, réduire la fraude et les angles morts, optimiser l’énergie, le transport, la santé, délivrer des aides en heures, protéger des réseaux attaqués.
Le hic, c’est que les besoins et les dangers ne viennent pas de nulle part. Ils ne tombent du ciel, non plus. Tu vois, les personnes les plus influentes, les plus diplômées, éduquées, cultivées, intelligentes de la planète… sont juges et parties.
Et ce n’est pas une figure de style. L’histoire documente des moments où le pouvoir ne se contente pas d’exploiter une crise — il la fabrique, l’amplifie, ou tord le récit pour ouvrir la porte. Le Golfe du Tonkin a été mal présenté pour justifier l’escalade au Vietnam. Des plans comme « Northwoods » proposaient des faux prétextes pour déclencher une guerre contre Cuba. Ce ne sont pas des soupçons, là, je te parle d’archives déclassifiées.
Iran, en 1953, la CIA reconnaît son rôle dans le coup d’État contre Mossadegh (Operation Ajax) — un renversement décisif pour l’ordre pétrolier de l’époque.
Idem pour le Koweït, en 1990–91. Le récit des « bébés arrachés des couveuses », relayé au Congrès et dans les médias, s’avère bidon après enquête de HRW et journalistes. On sait maintenant que la séquence avait été montée avec une grande agence de Relation Presse.
Même logique côté « armes de persuasion massive », l’Irak 2003 s’est bâti sur des évaluations de renseignement défaillantes et un cadrage politique qui a court-circuité les garde-fous. C’est écrit noir sur blanc dans le rapport Chilcot.
En finance, la crise de 2008 n’est pas « un accident tombé du ciel ». La commission d’enquête américaine (FCIC) conclut à des échecs massifs des régulateurs et des acteurs dominants, puis le sauvetage a renforcé les plus gros. La tempête a été, de fait, profitable à ceux qui occupaient déjà la tour de contrôle.
Les exemples ne manquent pas. La science politique a même un nom pour ce mécanisme, on appelle ça « crisis exploitation » ou l’art d’exploiter la moindre crise. On prépare le cadre, on définit l’histoire, on pousse la mesure pendant le choc, puis on verrouille quand l’émotion retombe. Bref, il s’agit de provoquer quand on peut, amplifier quand on doit, exploiter toujours et dans tous les cas.
Avec nos élites, tu vois bien qu’on ne peut pas partir du bénéfice du doute, il faut plutôt partir de la charge de la preuve. Contrairement à ce qu’ils prétendent, on est très loin de la gestion du risque : on est dans l’ingénierie du prétexte.
Donc, le haut du panier travaille bel et bien main dans la main. Parce que pour les « architectes », ce monde leur est très désirable, car par la porte ou par la fenêtre, il rend le pouvoir liquide.
Tel qu’il est conçu, ce monde promet officiellement de la fluidité et de la sécurité, mais il l’obtient toujours en échange d’une liberté sous conditions. Tu es d’accord avec moi pour dire qu’une cage dorée reste une cage.
Et dans cette cage, la crise ouvre l’exception, l’exception devient la règle, les registres fusionnent, et l’accès à la vie courante se filtre. Quand Identité, Argent et Réseaux s’alignent, le pouvoir se concentre, l’arbitraire devient facile, l’erreur devient totale.
Au fond, la société qu’ils proposent n’est même plus un monde : c’est un mode d’emploi pour dompter et écraser toute la Vie.
Mais il est temps pour toi et moi de dérouler un peu plus de laine, afin de prendre davantage de hauteur et dézoomer encore un peu. Dans le prochain chapitre, je te propose de tirer sur le fil qui dévoile l’identité des architectes cachés derrière la cathédrale…
[1] Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique
