Chapitre 3
Lazar
Dans l’élégante enceinte du palais des sports, il n’y a que moi, la musique et la glace. Sous les hauts plafonds, les baffles hurlent le tempo de mon programme libre en solo, au rythme de figures que j’ai exécutées des milliers de fois. Les basses de « Youngblood », poussent ma glisse plus haut, plus fort et plus vite, calquée sur les partitions de 5 Seconds Of Summer. L’air fouette mon visage, changement de carres, je bascule en arrière, prise de vitesse, d’assurance, sursaut d’énergie. Première rotation sur le talon, le centre de gravité rivé à la surface, j’amorce mon retournement, bras tendus. Impulsion, je m’arrache du sol. Gerbe glacée. [simple_tooltip content=’Saut de carre avec une impulsion du pied gauche.’]Quadruple Salchow[/simple_tooltip][1]. Réception parfaite. Je commence tout juste à être chaud…
Appui sur la jambe gauche, je pique et décolle d’un mouvement d’épaule. Suspendu au-dessus de la grande blanche, demi-flip en grand écart, tout s’accélère. À nouveau en arrière, je repique, triple [simple_tooltip content=’Saut piqué inventé par Aloïs Lutz en 1913. Facilement repérable, il nécessite une longue préparation de dos.’]Lutz[/simple_tooltip][2] que je double dès la réception. Nous ne sommes qu’une poignée à passer cet enchaînement dans le monde et je compte bien fouler la première marche du podium avec ma technique. Un grand sourire, de l’or autour du cou et un doigt d’honneur dans le cœur. Ça fera les pieds à pas mal de monde.
Dernières mesures, claquement de doigts en cadence, je fends l’air et boucle sur un flying camel qui annonce ma dernière pirouette, resserrant mes jambes et mes bras en croix, je tourne sur moi-même de plus en plus vite, jusqu’à ce que tout autour deviennent flou et sourd. Je me stoppe brutalement, statufié dans la position finale sur la dernière note. J’ai tout donné, même si ma petite voix perfectionniste pense qu’il me faudrait caser quelque part quelque chose de plus acrobatique, un salto arrière par exemple. Le silence revient dans mes envies de back-flip, il ne reste que mon souffle épuisé et les applaudissements monotones d’une silhouette postée derrière la rambarde. Dans sa doudoune rouge, Pyotr, le sélectionneur, me fait signe de sortir et m’indique de le rejoindre dans les vestiaires.
Le centre Sovetov s’éveille tandis que je replace mes protège-lames et avance vers le couloir, croisant les premières patineuses qui vont s’échauffer et me sourient en me déshabillant des yeux. La blonde au chignon à paillettes se fait plus insistante que les autres et soutient son regard. Un 5,2 bien mérité pour sa cambrure sous son petit haut corail, mais pour sa chute de reins, ça dépasse pas le 2,5. Dommage.
Sur mon système de note discutable mais plus fort que moi, je pousse la porte du vestiaire et retrouve le boss dans la chaleur étouffante et le bruit des douches. Quelques jeunes aux dents longues se préparent, dont un qui lace ses patins, prêt à rejoindre les filles. Alors que Pyotr semble tourner autour du pot, que les espoirs russes me saluent, je déchausse, et il se lance enfin.
— Je suis ravi de voir que tu reprends sérieusement et que tu n’as rien perdu ou presque.
— J’ai continué de m’entraîner à Katanya, du côté de chez moi.
Je suis presque né sur la glace, j’ai grandi avec, et ce n’est pas une foutue punition aussi injuste soit-elle qui va m’empêcher de glisser, d’être moi-même. Pyotr opine du bonnet tandis que je renchéris :
— Tu ne pensais quand même pas que j’allais me tourner les pouces, en attendant que la fédé veuille bien ouvrir les yeux et revenir sur mon cas ?
Il sourit à peine, mais suffisamment pour que je m’aperçoive que ce n’est pas sincère ou que ça cache quelque chose. Pyotr s’éclaircit la voix et reprend.
— À ce propos… J’ai une mauvaise nouvelle.
Je cesse d’éponger mon visage, et me fige à l’écoute de cette seule phrase.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— La fédération ne veut plus de toi pour le simple messieurs.
Le jeune sur son banc enfonce sa tête entre ses épaules puis esquisse un rictus alors que j’ai le palpitant qui vient de s’arrêter purement et simplement.
— Tu me fais marcher ? On m’avait dit six mois de sanction !
Coup de gueule pour moi, coup de chaud pour le sélectionneur qui ouvre son manteau et se décompose en se rapprochant de moi. Et je distingue derrière son air buriné et sévère une certaine tristesse.
— Et c’est vrai… Tu n’es plus suspendu, mais là-haut, ils ont officiellement décidé que tu étais trop vieux.
— Trop vieux ? C’est une blague ?
Les voix de la fédération sont impénétrables, j’étais sur le point d’essuyer mes patins, je suis incapable de continuer. Dans un murmure, j’ai droit à : « Ils t’écartent, c’est terminé. » Ce coach qui me connaît tant baisse les yeux, désolé mais pas autant que moi.
— Pyotr ? C’est du délire !
— La fédération préfère présenter la jeune génération… Pavel, qui est juste ici, prendra ta place en solo pour le championnat des quatre continents.
Je déglutis et j’ai l’impression d’avaler mes lames alors que ma carrière se désagrège sous mes yeux. Je suis en train de tout perdre. Je me prépare depuis trop longtemps, mon esprit n’arrive même pas à le concevoir. Détrôné par un jeune virtuose aussi pâle que blond, j’accuse le coup alors que le fameux Pavel ne peut s’empêcher de sourire entre insolence et fierté.
— Ça te fait rire ?
Celui-ci se décompose, crispé sur le banc des accusés.
— Pardon, c’est nerveux. Je vous respecte beaucoup, vous… vous êtes mon modèle.
Il a belle gueule ton modèle… On vient de le laisser au bord de la route.
— Eh bien, trouve-toi un autre modèle et arrête de sourire. Tu as entendu, je suis trop vieux.
Trop vieux, putain de mensonge ! Le petit prodige enfile ses gants et préfère se taire pour ne pas jeter de l’huile sur le feu. Il est hors de question que je me montre faible, ou qu’une foutue larme m’échappe dans ce vestiaire. Trop vieux, ils me mettent hors course… J’arrive pas à le digérer !
Un jour la fédération déroule le tapis rouge à l’élu, mais ça ne dure qu’un temps, ma date de péremption est arrivée. Place au jeune prodige blond, à ce Pavel au sourire extralarge, j’ai les boules comme jamais. J’enserre mes protège-lames, puis je me rue vers la porte, lui bloque le passage, alors que Pyotr me demande de garder mon calme. Son petit poulain devient plus blanc que blanc à mon contact. Je plante mon regard dans le sien, il murmure ne pas vouloir de problème et je soupire.
— Tiens. Prends-les.
Scrutant les protège-lames que je lui tends, le jeune espoir roule des billes effarées. Alors, je m’explique.
— Roman Navka me les a donnés lorsque j’ai pris la relève. J’avais ton âge… C’est ton tour aujourd’hui.
— Roman Navka ?
— En personne.
— C’est mon idole ! Avec vous bien sûr…
— C’était la mienne aussi. Il y a quelques années, j’étais à ta place. Et il m’a confié ses protège-lames en me disant que ça allait me porter chance. Alors, prends-les. Bonne chance.
Il s’en empare, fébrile, en répétant des « merci » qui ne m’empêchent pas de ressentir un violent pincement au cœur, une douleur qui écrase mes élans fair-play et me pousse à prendre mes affaires pour rentrer chez moi. J’ai encore ma fierté. Pyotr me saisit par le bras en me disant qu’il n’en a pas terminé. Je le fusille du regard, vexé de ne pas avoir été soutenu, j’abandonne le vestiaire. Après des années de bons et loyaux services, toutes les coupes ramenées pour notre nation… Et dire que j’ai consacré ma vie à accumuler les titres, être sacré champion… Tout ça vient de m’être arraché sur une simple décision, une magouille obscure ou une stratégie qui me dépasse. Qu’ils aillent se faire foutre ! Je ne vais pas me laisser faire, ils vont m’entendre ! Pourtant, avant que je ne claque la porte, le boss me retient une dernière fois.
— Lazar, ne le prends pas comme ça ! On doit encore discuter toi et moi.
— On n’a plus rien à se dire.
[1] Saut de carre avec une impulsion du pied gauche.
[2] Saut piqué inventé par Aloïs Lutz en 1913. Facilement repérable, il nécessite une longue préparation de dos.
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