Harper Chapitre 2

H

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MAINTENANT…

Assis sous le perron, à l’abri d’un soleil écrasant, je fais face à l’immensité de l’horizon. Le turquoise qui s’offre à moi est sidérant. Je m’abreuve de multiples nuances de paradis sous un ciel aussi libre que moi. Jamais je n’aurais imaginé être perpétuellement ému par les eaux chaudes du golfe du Mexique. Le scintillement à la surface se veut hypnotique, mille paillettes ondulent pour s’accrocher à ma rétine. Je suis bercé, simplement fasciné. À cet instant précis, je me sens traversé pour la première fois de ma vie par un sentiment étrange. Un mouvement en contradiction totale avec mon parcours chaotique. Je me laisse envahir par la satisfaction d’avoir presque réussi. En dépit de mes actes les plus lâches et les plus immoraux, je caresse un semblant de paix. Les pieds posés sur un lambris bouffé par les caprices du temps, je ne me lasse pas de contempler la mer. Je m’émerveille de l’écume portée par les vagues qui vont et viennent sans relâche dans une douceur immuable qui me dépasse. En plongeant ma main dans la glacière à la recherche d’une nouvelle Corona bien fraîche, je me dis que je pourrais vivre ici jusqu’à la fin des temps. Je pourrais m’installer ici définitivement… si les circonstances étaient différentes.[br][br]

J’aimerais vraiment ne pas avoir à quitter cette beauté sauvage. Les plages authentiques de Puerto Del Cuyo sont des miracles restés intacts. Ici tout est calme. Tout est simple. Il n’y a rien, mais ça me va bien. Les gens sont accueillants, confiants et serviables même si j’ai encore du mal à m’exprimer. Me voilà donc dans un petit village de pêcheurs à l’extrémité de la péninsule du Yucatán et à la frontière du Quintana Roo, perdu dans la réserve naturelle qui m’entoure. Ma nouvelle existence se veut simple, mon quotidien consiste à manger du poisson et boire de la bière tout en songeant à ce que je ferai plus tard, une fois que tout sera définitivement réglé. {Que vais-je faire ?} Je n’en sais rien. Apprendre à pêcher, pourquoi pas ? Me mettre à la peinture ou à la photo, ça me plairait bien…[br][br]

Avant de pouvoir envisager le futur, il me reste un dernier virage à négocier. J’ai une ultime étape à franchir, et rien ne garantit que cette histoire se termine bien. J’aime à penser que mon ancienne vie ne puisse jamais me rattraper – une fois que j’en aurai terminé. La vérité, c’est que ça ne dépend pas de moi. Pas complètement. {Ne stresse pas, reste concentré. Sois calme. Déterminé.} Le clapotis de l’eau me rappelle que le Yucatán dévoile son charme brut loin des tumultes de Cancún. Oui, à des kilomètres de ses seins siliconés et des monokinis que l’on fait rouler sur les cuisses à la moindre érection. Je voulais fuir ces complexes hôteliers bâtis à la chaîne. Les fameux hôtels Resort cinq étoiles où la viande touristique s’agglutine autour des piscines pharaoniques et se fait dorer la couenne recto-verso sur des bains de soleil en sirotant des cocktails hors de prix. Je voulais moins de bruit, moins de béton. Moins de tentations, car je critique mais j’aurais tendance à jouer les touristes. Je voulais un endroit « vrai » pour me retirer en attendant la délivrance. Je l’ai trouvé.[br][br]

Le vent interrompt mes pensées, faisant claquer les feuilles de majestueux palmiers par rafales. Son souffle couvre un instant la musique crachée par un vieux transistor sur la terrasse. « No soy una de esas » est la phrase qui revient. Un refrain accompagné de cuivres, identique à ces mélodies jouées par les mariachis. Les sonorités latines me sont assez peu familières, il faudra que je m’y fasse. Je ne saisis pas toutes les subtilités des paroles, mon espagnol est à la dérive. Je m’y mettrai dès que j’aurai la certitude d’être affranchi.[br][br]

Une nouvelle bourrasque chaude soulève la poussière et le sable blanc qui bordent la côte. J’inspire profondément l’air iodé, mon regard quitte l’horizon pour s’arrêter sur le petit bateau amarré sagement à proximité d’une des cabañas que j’occupe. Après avoir passé du temps dans la rue, cette cabane en bois dont la peinture bleu ciel est écaillée me convient amplement. Les volets rouges sont rongés par le sel, la toiture est fanée par la rudesse du soleil mexicain, mais il n’y a aucune comparaison possible avec mes nuits sur les trottoirs fissurés de Détroit. Au moins, j’ai un toit. Je loue le cabanon pour trois fois rien. J’ai fait l’acquisition de ce modeste bateau pour une bouchée de pain. Et pourtant cette barque à moteur, ballotée gentiment au gré des vagues, m’est précieuse. Elle est ma porte de sortie, ni plus ni moins. Si tout se met à foirer, si je perds pied dans la dernière bataille, j’aurai toujours cette option : monter à bord et fuir par la mer, une fois de plus. {N’y pense pas !} Les cris des enfants chahutant à l’ombre d’une vieille baraque s’élèvent dans le ciel pour me ramener à la réalité. Ils courent et font du vélo autour des pylônes électriques vétustes qui bordent le front de mer. Certains mômes tambourinent contre l’un des nombreux containers estampillés Coca-Cola à moitié enterrés dans le sable. Deux chiens errants répliquent en aboyant avant de s’allonger à l’ombre d’un palmier. Le vacarme s’interrompt, les gosses passent à autre chose et le silence reprend ses droits. Je savoure une large gorgée de mousse avant que la bouteille ne rejoigne les autres sur la table en fer forgé.[br][br]

Sur le métal, juste à côté des cadavres de bière, le téléphone mobile se met à vibrer contre le verre humide de la Corona entamée. L’heure de vérité approche. Il va me falloir faire face. J’ouvre le clapet de l’appareil prépayé, un message m’annonce son arrivée imminente. L’envie de boire vient de me passer. Je me tiens prêt. Je tourne la tête en direction de la porte d’entrée, sous le perron. Je scrute les sacs de voyage qui m’attendent là. Mes affaires sont prêtes, je pourrais toujours battre en retraite et épouser le plan B. À l’idée de fuir cet endroit, j’ai un pincement au cœur nourri de regrets. Mais parfois, on n’a pas vraiment le choix. Dans ma poitrine palpite l’excitation de toucher au but, dans mon ventre un nœud se forme à l’idée de devoir rendre des comptes. Au loin, le moteur d’une voiture se fait entendre. Un 4×4 précède un nuage de fumée qui se dirige lentement vers moi. Le véhicule progresse lentement sur la route ravagée par le courroux du dernier cyclone. Je sens la pression monter d’un cran. J’éteins la radio. Je quitte ma chaise et avance dans sa direction.[br][br]

Le soleil m’accable, je reste droit dans mes bottes. Je distingue une forme plus précisément. C’est un Ford Explorer noir d’après ce que je peux voir. Un des modèles sur lesquels j’ai travaillé. Je me souviens, lorsque j’avais ma place au sein de la chaîne de montage avant que les trois géants de l’automobile ne trébuchent lamentablement. Je participais au montage des garnitures à l’avant. Sur les portières, le tableau de bord et le plafonnier. Un métier sans intérêt, un job pénible et répétitif qui de toute évidence sera totalement remplacé par des machines un jour ou l’autre. Mais cet emploi permettait de payer les factures. En voyant ce SUV, je réalise que ma chute sociale est vertigineuse. Un vendredi, j’ai reçu un courrier par la Fedex, m’expliquant que tout allait s’arrêter. Cette lettre impersonnelle annonçait que je n’aurais plus le privilège de prendre la navette à 5 h du matin avec mes camarades pour m’user sur la ligne de production. Je n’ai pas compris. Je n’ai pas saisi la gravité de la situation. Ma couverture médicale a disparu avec mon salaire. Je n’ai pas vraiment eu le temps de réagir.[br][br]

Pourtant, je n’ai pas manqué d’optimisme les premiers temps. Mais lorsqu’on passe dix ans sur une chaîne de montage à occuper un poste spécifique, le CV n’affiche qu’une pauvre ligne. Le secteur tout entier s’est désintégré. Détroit est devenu ce qu’elle est. Il n’y avait plus aucun endroit où postuler. Les cerveaux de General Motors, Ford et Chrysler n’ont pas vu venir la vague européenne, ils ont sous-estimé le tsunami commercial japonais. Des mecs qu’on paye des fortunes n’ont pas réussi à anticiper. Les grands stratèges de l’industrie automobile américaine n’ont pas su voir que le monde entier était capable de faire mieux que les États-Unis dans ce domaine. Il n’y a qu’à comparer une Buick et une Audi pour comprendre le malaise. Fiat prend le contrôle de Chrysler. La petite 500 venue de Rome a dévoré tout cru l’ex-géant américain. C’est ça la réalité. Bref, j’ai pris l’eau comme des milliers d’autres. Très vite, la banque a grincé des dents. Les problèmes se sont multipliés et les options se sont nettement réduites. La situation s’est tendue jusqu’à m’éclater en pleine figure. Et comme un souci n’arrive jamais seul… J’ai accumulé les problèmes. Schéma classique. Très vite, je me suis noyé. Puis j’ai touché le fond. Si profond que je me retrouve ici, face à ce modèle de Ford, dans un pays qui n’est pas ma patrie et dans une vie qui n’est pas tout à fait la mienne.[br][br]

La poussière retombe lentement sur la peinture métallisée du monstre à l’arrêt. Le moteur est coupé. Je reste interdit. Je n’entends plus la mer. Je n’entends plus les enfants. Juste les battements de mon cœur qui souhaite sortir de ma poitrine. Mon destin est en train de se jouer. Là, juste devant moi. Le pare-brise reflète la rue et le ciel, je ne vois pas clairement son visage. Au bout d’une seconde qui me semble interminable, elle ouvre la portière. Les festivités peuvent débuter. Avant même de poser un pied à terre, sa première phrase claque dans l’air comme un coup de tonnerre :

— Vous avez l’air en forme pour un fantôme, Monsieur Harper.[br][br][br][br]

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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