Après moi le Déluge : Chapitre 2

A

Pour rappel le chapitre 1 se trouve ici.

Sous les bombes

 

Les portes en verre de la banque Byblos s’ouvrent sous un ciel sans nuage, déversant une poignée de clients sur la rue Amine Loutfi Hafez. La chaleur étouffante se mêle aux vents brûlants de l’Orient. Une silhouette élancée et moderne se fige sous l’enseigne mauve qui défie la fournaise syrienne. Derrière de larges montures solaires, un visage tendu fixe la mosquée de Tawhid et son dôme colossal. L’éclat du temple se détache à la surface d’un océan aux teintes sépia composé de constructions délabrées, au cœur d’une ville esquintée par des intérêts qui nous dépassent. Ma mère scrute les pointes blanches dressées vers le soleil puis réajuste de ses mains encore tremblantes ce voile qui est de rigueur afin de couvrir ses mèches brunes. À l’heure qu’il est, j’ignore ce qu’elle vient de faire, je n’ai pas conscience de ce qu’elle a derrière la tête. J’ignore qu’elle quitte l’établissement avec son sac à main serré sous le coude pour fouler le trottoir d’un pas vif en dépit des quarante degrés qui écrasent Alep en cette fin de journée.[br][br]

Je l’imagine jeter un œil sur sa montre, se rendant compte qu’il est tard. Sans doute trop tard. Elle accélère le pas pour rentrer à la maison, foulant les pavés sales et abîmés, entre les étals bon marché et les devantures condamnées. Ce n’est pas prudent de se promener avec autant d’argent. 1,5 million de livres syriennes – soit l’équivalent de 6000 € –, c’est pourtant ce qu’on lui a demandé. Dans les ruelles à l’entrée du quartier, il y a de l’agitation, c’est toujours comme ça dans l’enceinte d’Al Ourouba. Sauf qu’aujourd’hui, les discussions montent d’un ton rapidement, il y a de l’angoisse dans les échanges, des hommes s’interpellent à haute voix, d’autres trottinent pour se mettre à l’abri. On évoque Allah plus que de raison, on craint, on prie. Peut-être que ma mère aurait dû presser le pas davantage ? Peut-être qu’elle aurait dû courir ? Peut-être que ça n’aurait rien changé, et que ce qui doit arriver arrive quoi qu’on fasse ?[br][br]

Je ne sais pas encore qu’elle vient me chercher. La tête plongée dans des livres usés, je n’ai aucune idée de ce qui m’attend. À l’extérieur, il y a ce vieux monsieur qui se poste à l’ombre d’une tour pour fixer le ciel en marmonnant dans sa barbe, mais maman ne l’entend pas. Dans sa tête tout est prêt, elle vient d’avoir son contact, elle a fait ce qu’il y avait à faire. En bas de notre immeuble, quelques jeunes scrutent le ciel, mais il n’y a rien pour l’instant. Ma mère lève la tête pour les imiter et distingue les colonnes de fumée noire s’élevant au-dessus des zones rebelles à l’horizon. Paysage désolé par la haine, ça fait des mois que ça dure… On s’y est habitué. Rien d’inquiétant, mais ce n’est pas une raison pour traîner.

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Les lunettes de soleil regagnent leur étui, maman traverse la coursive à la hâte pour rejoindre notre appartement au premier étage. Elle croise notre voisine de palier qui se tient au frais, assise sur les marches. Mahima passe ses journées dans la cage d’escalier, en attendant que les températures retombent et que l’air soit plus clément. Toutes deux échangent un simple signe de la tête pour se saluer, ma mère poursuit son chemin en dissimulant maladroitement son anxiété. Elle n’est sûre de rien, mais il paraît qu’aujourd’hui ça doit bouger. Alors qu’elle tente de mettre la clé dans la serrure, elle n’a pas le temps d’ouvrir. Bachir se tient derrière la porte, l’attendant de pied ferme. Elle retire son voile et libère ses cheveux, lui délivrant un sourire amical tout en posant une main chaleureuse sur son épaule. Il est bien plus qu’un ami de la famille. Il fait partie de ces personnes qu’on ne peut qu’aimer. 1,90 m de gentillesse et de bienveillance. Il est notre protecteur, il est notre pilier. C’est un oncle, presque un père à mes yeux. Elle a toute confiance en lui, c’est cet homme qui me tient compagnie pendant que maman vide ses comptes en banque.

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— Merci d’avoir veillé sur elle.
— Inutile de me remercier… C’est comme ma fille !
— Que Dieu te préserve… Elle va bien ?
— Elle est à côté.

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J’entends le bruit de ses pas qui approche. Je vois ma mère débarquer dans le salon plongé dans la pénombre. Les volets sont presque fermés pour conserver une fraîcheur toute relative. J’entrevois une gêne fugace avant de deviner son air affolé et anxieux sur son visage. Je la sens tracassée mais elle ne veut pas m’inquiéter. Lorsque son regard se pose sur moi, j’ai tout de même droit à un sourire éclatant qui, l’espace d’un instant, me fait croire que je n’ai rien à craindre. Puis elle disparaît dans la chambre à coucher. Moi, Zeina, je ne me doute de rien, et sûrement pas de ce que me réserve la vie dans un avenir très proche. Du haut de mes 15 ans, je me contente de parcourir les pages fanées d’un vieux dictionnaire médical. Un exemplaire rongé par le temps que je ne me lasse pas de consulter. Étudier dans mon coin, je n’ai rien de mieux à faire puisque je n’ai plus le droit d’aller en cours et que ce n’est pas près de changer. C’est dommage parce que j’adore apprendre. Il paraît que je suis douée, que j’ai de grandes facilités comme on dit. Alors, je dévore les trésors cachés entre les lignes et me nourris de savoir, c’est comme ça que je passe mes journées. Je regarderais bien la télévision de temps à autre, mais ils ont coupé l’électricité depuis que la guerre fait rage.

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Dans la pièce d’à côté, le bruit d’une fermeture Éclair rompt le silence. Puis il y a la respiration de ma mère qui s’accélère alors qu’elle jette nos effets personnels dans un grand sac jaune. J’abandonne mon ouvrage pour passer la tête par la porte et découvrir ce qu’elle fabrique. Bachir insiste sur la décision qu’elle vient de prendre.

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— Nour ? Tu es sûre de ce que tu fais ?

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En guise de réponse, il n’obtient qu’un regard noir et déterminé, soutenu par l’urgence. Pour boucler le sac posé sur le matelas, elle redouble d’efforts, écrasant le tout avec le genou pour compacter nos affaires.

[br][br] — Maman ? Qu’est-ce qu’il se passe ?

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Ma mère se fige et retient ses mots. Son œil croise le visage de Bachir avant qu’il ne baisse la tête. Pas de soutien sur le coup. Essoufflée, elle vient vers moi, plaque ses mains sur ses joues avant de les laisser glisser vers le menton, pour déformer le bas de son visage en attendant de mettre des mots sur la vérité. Une vérité qui fait peur. Elle déglutit, puis observe mon oncle une dernière fois avant de me souffler :

[br][br] — Zeina, ma chérie… On… On va devoir partir.
— Partir ? Partir où ? Pourquoi ?
— Je t’expliquerai en route. Il ne faut pas traîner.
— Mais maman ?
— Tiens-toi prête, j’ai presque terminé.

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Bachir s’appuie contre le mur en croisant les bras, il ne cautionne pas l’idée. Ma mère se remet aussitôt à la tâche, elle veut en finir avec notre paquetage. Je ne comprends pas. Je ne comprends rien. Je ressens seulement l’anxiété et je voudrais qu’elle m’explique, je peux tout entendre.

[br][br] — Et on revient quand, maman ?

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Après avoir déposé le sac jaune au pied du lit, elle éponge son front du revers de la main avant de sceller notre destin dans un soupir :

[br][br] — On ne reviendra jamais.

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Je lève les yeux en direction de Bachir qui témoigne de son mécontentement. Dépité, il secoue la tête et fronce les sourcils. Moi aussi, j’ai bien envie de les froncer. Je n’ai pas envie de partir d’ici, de quitter ma chambre, mes livres, mes amis. Ma vie. Je ne peux pas m’en aller sur un coup de tête, je ne peux pas renoncer à tout ce qui m’entoure… Qu’est-ce qu’il se passe dehors ?

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Des éclats de voix s’élèvent dans la rue. J’entends des gens affolés. Je m’approche de la fenêtre, une foule compacte se met à courir en direction du nord. Les gens hurlent et se bousculent. Au loin, on entend le bruit d’un moteur à réaction. Un avion déchire le ciel au-dessus de la ville. Un SU‑35 S, un chasseur russe, venu déposer deux bombes sur notre quartier.

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Le souffle de la déflagration projette mon corps désarticulé à travers l’appartement. Comme une poupée cassée que l’on aurait balancée rageusement dix mètres plus loin. Les fenêtres éclatent dans une explosion qui ravage tout. La pierre craque, les murs se fendent, le béton cède et se disloque avec force. Lorsque j’ouvre les yeux, je ne parviens plus à bouger, traumatisée à jamais. Je n’entends plus rien. Autour de moi, les ténèbres. Un nuage de poussière vient d’engloutir toute ma vie. Ma mère est allongée au sol, inerte. Le corps de Bachir est immobilisé sous une cloison arrachée par la puissance de la détonation. Puis le son revient lentement, je perçois au loin, très loin, les sirènes depuis la rue et la symphonie atroce des rescapés qui hurlent.

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Ma mère reprend conscience, puis rampe difficilement vers moi. Premier réflexe de survie : fondre dans ses bras. Les gémissements de Bachir nous replongent dans l’urgence, il faut quitter l’endroit. Mes ongles plantés dans les gravats, je m’acharne, je fais ce que je peux pour aider, j’enlève les débris tant bien que mal. Ma mère s’évertue à pousser et tirer, tant et si bien qu’elle parvient à le dégager.

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Le pauvre Bachir parvient à s’extirper, je crois que sa jambe est touchée. Traces de sang et tissu déchiré au milieu des décombres. Il se tient également le ventre, enfin il me semble. Tout est confus. Tout est poussière. Tout est détruit. Je revois juste ma mère traverser les vestiges de l’appartement, totalement désorientée, à la recherche de son sac à main, alors que les cris de colère gagnent la rue que les Syriens devront déblayer. Des tirs de kalachnikov retentissent dans le quartier. Des rafales aussi fortes que la haine qui nous anime à présent. On maudit les russes. On maudit le régime. Parce que nous… on n’a rien demandé.

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Un horrible craquement précède des éboulements menaçants. Bachir est en train de crier qu’il nous faut sortir sans attendre. La façade est sur le point de s’effondrer. Il attrape ma mère de force et me tire par le bras, avec une poigne décuplée par la peur d’y rester. Elle a tout juste le temps de prendre le sac jaune et son sac à main. Et moi, j’ai tout juste le temps de regarder une dernière fois le désastre. Mon œil se pose sur nos vies pulvérisées au centre d’un salon bombardé, comme pour ne jamais oublier que mon passé est devenu un tas de ruines en moins d’une seconde.

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Lorsque l’on quitte l’appartement, notre balcon cède en partie et s’arrache de l’immeuble, déclenchant une nouvelle vague d’atrocité. Sous les pieds de notre sauveur, le sol tremble et c’est tout le bâtiment qui menace de sombrer. Paniquée à l’idée de mourir ensevelie, je m’accroche à l’instinct de survie, je me cramponne à mon oncle et me laisse guider par sa respiration. On dévale les escaliers aussi vite que possible et je reverrai toujours cette image… Celle de Mahima et de sa bouche ouverte, tombée raide sous les éboulis, le corps transpercé par les structures métalliques de la cage d’escalier.

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Des blocs de béton bloquent le passage. Au prix d’un effort surhumain, Bachir nous sort de l’immeuble. On traverse la rue dévastée dans un brouillard de particules en suspension, au milieu des blessés, au cœur d’une horreur qu’il est difficile de raconter. De la poussière plane au-dessus d’innocents torturés par la perte d’un être cher. Juste en face, le bâtiment s’est affaissé, des monticules de briques et de parpaings laissent entrevoir le pied d’un enfant et la peluche d’un bébé. Les mères bouleversées se brisent la voix dans un appel à l’aide désemparé. Dans cet enfer règnent l’incompréhension, l’injustice d’un conflit, et tout ce qui va rester, ce sont des centaines de cœurs qui saignent. Des gravats, des corps déchiquetés, des destins rayés par dizaine. Une accumulation de sang, de larmes, de rage et de douleur enfle dans le chaos le plus total. On a déchiré des tas centaines de vies et j’assiste à ça… J’y suis, je suis là. Paniquée de la tête au pied, envahie par des larmes indomptables, j’ai du mal à respirer. Un nouvel immeuble s’effondre partiellement durant notre fuite, soulevant une nouvelle brume opaque qui plonge la rue dans le noir et nous aveugle les premières secondes. On suffoque, privés de repères. C’est en boitillant que Bachir nous ramène chez lui presque à tâtons, quelques rues plus loin. Lorsqu’il passe la porte et me dépose sur les dalles de pierre fissurées qui recouvrent la cuisine, il s’écroule en larmes et à bout de force.

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Ma mère se jette alors sur moi pour me prendre dans les bras, histoire de réaliser que nous avons survécu au pire et que nous sommes à l’abri pour un temps. C’est une étreinte qui vient m’apaiser, comme une petite lueur dans l’obscurité, le temps que notre homme fort se ressaisisse et retrouve ses esprits. Assise par terre, chez celui qui vient de nous sauver la vie, maman saisit le bras de Bachir et lui avoue finalement :

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— C’est pour ça que j’ai décidé de partir…
— Comment peuvent-ils nous attaquer comme ça ?
— Nous ne sommes plus en sécurité nulle part. Je suis prête à donner tout ce que j’ai. Il n’y a que la mort ici.
— Mais… Nour… Tu crois que fuir est une solution… ?
— Bachir, écoute-moi ! J’ai payé ta place. Viens avec nous…
— Je… Je ne sais pas si je peux faire ça…
— Ça se passe demain matin. Je veux te sortir de là… Accompagne-nous… Je t’en prie.[br][br]

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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8 années il y a

Wouaw! J’achèterai le livre dès sa sortie!!! Vraiment remarquable. Contente de voir que tu décolles. J’ai toujours su que tu allais voler… et voler TRES HAUT!

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