Faida – Chapitre 11

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Nos Secrets Salés

Giulia


La tempête déferle dehors, chaque rafale frappe la cabane avec la violence d’un coup de poing, comme si un géant invisible essayait de tout faire céder. Les murs vibrent, prêts à se disloquer sous les assauts, les fenêtres tremblent, gémissent sous la pression, et le bois craque de partout, tel un bateau sur le point de sombrer. À l’intérieur, pourtant, le chaos est plus silencieux, plus insidieux. L’air est lourd, saturé de non-dits, de vérités que personne n’ose prononcer, comme du poison qui attend de se répandre. Chaque bourrasque fait gronder le toit, mais ce bruit-là est presque dérisoire comparé à la tension oppressante qui pèse entre nous.

Le silence entre Gianni et moi est trop épais, trop lourd. L’air en est saturé, comme si les mots refusaient de sortir, étouffés par ce que nous n’avons jamais su dire. La pluie tambourine le toit avec une régularité hypnotique, forçant presque la vérité à sortir, mais je reste figée, immobile, incapable de parler. Mes pensées se bousculent dans ma tête, aussi violentes que les rafales dehors, mais aucun mot ne passe mes lèvres.

Je m’accroche à ce que je peux. Mes cheveux trempés collent à mon front comme des algues froides, le froid s’infiltre sous mes vêtements, mordant ma peau avec la netteté d’un couteau glacé. Mes doigts trouvent mon bracelet, celui que mon père m’a offert. Chaque torsade de cuir me rappelle ce qu’il m’a appris, ce que j’ai perdu. Mais même ce souvenir, aussi ancré soit-il, ne me protège pas de la tempête intérieure qui gronde. Le poids des souvenirs me pèse, presque autant que cette tension insupportable entre Gianni et moi.

Je le sens, son regard. Il me fixe, essayant de lire ce que je ne dis pas. Son regard est intense, comme une lame cherchant à percer mes défenses. Avant, j’aurais pris ça comme une attaque, une provocation de plus dans cette guerre silencieuse qu’on se livre depuis toujours. Mais cette fois, c’est différent. Je vois une hésitation dans ses yeux, une fragilité à peine masquée, un intérêt qui me désarme.

Je me terre derrière cette distance, m’accrochant à l’image de l’arrogant Rossi, cet homme que j’ai toujours détesté. Mais je sens que ça ne tient plus. Quelque chose a changé, quelque chose d’invisible mais bien réel. Peut-être qu’il commence à voir en moi ce que je n’ai jamais voulu voir en lui : une humanité. Et cette idée me trouble autant qu’elle me fascine.

Son regard continue de peser sur moi, lourd, azur, brûlant, presque insistant. Ce qui avant m’aurait agacée m’inquiète désormais d’une manière nouvelle. Ces yeux bleus, autrefois si froids, semblent avoir changé. Ou peut-être est-ce moi qui change la façon dont je les vois. Ce qui me perturbe, c’est cette lueur, cette tentative de voir au-delà de mes silences, de me voir, moi.

Il finit par rompre le silence en premier. Sa voix tranche l’air, aussi froide qu’un éclat de verre, mais avec une profondeur étonnante, une blessure mal cachée.

— Alors, qu’est-ce qui t’a pris de jouer les sirènes en pleine tempête ? Un pêcheur devrait connaître les caprices de la mer, non ?

Je relève la tête, prête à répliquer. La colère monte, un frisson d’orgueil parcourt ma peau. S’il veut me provoquer, très bien, je ne me laisserai pas faire.

— Les factures se payent pas toutes seules, Gianni. La pêche, c’est tout ce qu’il me reste. J’ai pas le luxe d’attendre le beau temps pour bosser.

Son sourire s’efface, et son regard se durcit. Une tension traverse son visage, quelque chose qu’il refuse d’accepter. Il secoue la tête, désapprobateur.

— Tu ne peux pas risquer ta vie pour de l’argent. Aucune somme ne vaut ça.

Je serre les dents, sentant une fureur froide monter en moi. Une fureur contenue, mais ardente. Il n’a jamais eu à se battre pour survivre, jamais eu à choisir entre payer une facture ou réparer un bateau.

— Facile à dire quand on a grandi avec une cuillère en argent dans la bouche. Vous, les Rossi, vous n’avez jamais eu à trancher entre le luxe et la survie.

Je le vois se crisper. Une fissure dans son masque. Touché. Il se tait, mais son silence en dit long. J’ai frappé juste, et quelque part, je ressens un mélange étrange de satisfaction et de regret. Peut-être ai-je été trop loin, ou peut-être ai-je seulement dit ce qu’il n’a jamais voulu entendre.

Je respire profondément, l’air est trop lourd, comme si je respirais sous l’eau. Et sans même y réfléchir, la vérité finit par sortir.

— Ce n’était pas juste pour l’argent… J’avais des choses à me prouver.

Ces mots, à peine lâchés, semblent peser dans l’air. Gianni les capte immédiatement. Je le vois dans son regard. Il comprend, sans que j’aie à tout expliquer. Comme si, lui aussi, connaissait ce besoin. Ce besoin viscéral de prouver quelque chose.

— Se prouver quoi ?

Sa voix est plus douce, presque hésitante. Une fragilité perce dans le ton de sa question.

Je détourne les yeux. Mon cœur bat trop fort, la vérité est là, prête à jaillir, mais trop amère pour être dite tout haut.

— Que je ne suis pas ce que les gens pensent. Que je ne suis pas coincée dans cette vie à survivre, jour après jour. Que je peux être plus que ça.

Le silence qui s’installe entre nous est différent. Il n’est plus aussi oppressant. Il est plein de sens. Je sens son regard s’infiltrer sous mes défenses, mais cette fois, je ne le repousse pas. Je me laisse voir, vulnérable, prête à affronter ce qu’il a à dire. Parce qu’au fond, je commence à comprendre qu’il porte lui aussi ses propres cicatrices.

Il laisse passer un moment, puis murmure, presque pour lui-même :

— On fait des choix qu’on n’aurait jamais cru possibles. Pas juste pour l’argent. Pour prouver qu’on est capables.

Je comprends qu’il ne parle pas seulement de moi. Ses mots sont simples, mais ils résonnent comme une vérité enfouie. Il ne dit pas tout, mais je sens ce qui se cache en dessous. Je le regarde, essayant de deviner ce qu’il tait. Ce n’est plus le Rossi arrogant qui se tient devant moi. C’est quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui, comme moi, traîne un fardeau invisible.

Je le fixe un instant, puis murmure :

— Comme plonger en pleine mer déchaînée pour sauver une vie… T’étais le seul à venir.

Il cligne des yeux, surpris. Il ne s’attendait pas à ce que je dise ça. Son regard vacille, une ombre traverse ses yeux. Pour la première fois, il se montre vulnérable. Humain.

— Je sais ce que c’est, quand personne se soucie de toi. Quand tu pourrais disparaître et que le monde continuerait sans s’arrêter.

Ses mots me frappent en plein cœur. Ils résonnent en moi comme une confession douloureuse, arrachée à lui malgré lui. Il ne me répond pas juste pour répondre. Il m’offre une part de lui-même. Et pour la première fois, je le vois vraiment. Pas comme un adversaire. Pas comme un Rossi. Mais comme quelqu’un qui lutte aussi pour exister dans un monde qui ne fait de place à personne.

Je reste silencieuse, touchée par cette sincérité inattendue. Ce qui est né entre nous à cet instant est fragile, mais puissant. Le Rossi arrogant a disparu. À sa place, il y a un homme, vulnérable comme moi.

— On fait tous des trucs qu’on n’aurait jamais imaginé, Gianni. Juste pour exister. Pour qu’on nous voie enfin.

Il me regarde, ses yeux brûlants d’une intensité nouvelle. Il ne dit rien, mais je lis dans ce regard une compréhension profonde. Il me dit sans un mot : Je te vois. Et moi, je commence à comprendre qui il est, derrière ses silences et sa fierté.

Gianni

Chaque mot qu’elle prononce, chaque geste, ébranle tout ce que je pensais savoir. Giulia, sous cette lumière vacillante, n’est plus juste l’héritière d’une famille ennemie. Ici, au milieu de cette tempête qui hurle, elle devient une femme marquée par ses propres batailles, ses propres cicatrices. Et ces blessures résonnent en moi, échos de mes propres douleurs. Soudain, je réalise à quel point les histoires qu’on nous raconte nous enferment, nous figent dans des rôles qu’on ne remet jamais en question. J’y suis resté piégé, aveuglé par ces vieilles rancunes. Mais ce soir, tout s’écroule. L’image que j’avais d’elle s’effondre, comme les fondations mêmes de ma vie.

Elle tremble, et ce n’est pas seulement à cause du froid. Ses mains, hésitantes, dévoilent une lutte bien plus intense que celle contre les éléments. Elle s’accroche à son calme comme on s’accroche à une corde en pleine tempête. Je le vois bien, ce n’est pas la pluie ou le vent qu’elle combat, mais quelque chose de beaucoup plus profond.

Une douleur vive me rappelle soudain l’entaille sur mon poignet, souvenir du cordage trempé en tirant Giulia hors de l’eau. L’adrénaline m’avait protégé jusqu’ici, mais maintenant, chaque battement de cœur fait pulser cette douleur, implacable.

Elle remarque la coupure sur mon poignet. Ses sourcils se froncent, mêlant irritation et inquiétude, puis elle esquisse un sourire moqueur.

— Alors, les Rossi saignent ? J’étais persuadée que vous étiez des reptiliens.

Je laisse échapper un rire bref, plus par réflexe que par amusement, un masque pour cacher ma vulnérabilité.

— Décevant, hein ? J’ai toujours cru que j’étais une sorte de cyborg… mais visiblement, je suis aussi fragile que tout le monde.

Sans un mot, elle déchire un morceau de sa chemise. Son geste est rapide, mais dans cette action, il y a une douceur inattendue. Elle s’agenouille devant moi, ses doigts glacés effleurant mon poignet pour enrouler le tissu autour de la coupure. Son toucher est léger, presque tendre, en contraste frappant avec la violence de la tempête autour de nous.

— Tu sais… Des coupures comme ça, c’est le quotidien pour un pêcheur…

Elle examine la blessure avec une précision presque clinique.

— Laisse-moi voir.

Sa voix est posée, trop posée. Derrière ce calme se cachent des années d’indépendance forcée. Elle parle comme quelqu’un qui a appris à tout affronter seule, qui ne s’attend jamais à recevoir de l’aide. Ses gestes sont ceux d’une personne qui a accepté la douleur comme une compagne de route. Ça me touche, cette résilience silencieuse.

— On dirait que tu fais ça depuis toujours…

Elle hausse les épaules, comme si ça n’avait aucune importance, puis serre le nœud du bandage avec l’efficacité de quelqu’un qui ne connaît que l’autonomie.

— Sur un bateau, t’as pas le temps d’attendre qu’on vienne te soigner. Si t’as mal, tu continues.

Sa voix est empreinte d’une tranquillité trompeuse, qui dissimule une force inébranlable, comme si elle avait appris à naviguer au milieu du chaos.

Je ris doucement, un rire qui vient de la compréhension, pas de l’humour.

— Du coup même les Esposito peuvent avoir mal ? Vous jouez juste des durs à cuire qui ne ressentent rien ?

Elle lève les yeux vers moi, surprise par la légèreté de ma remarque. Un sourire, mince comme une brise, effleure ses lèvres.

— On a nos secrets. Il faut bien ça pour impressionner les Rossi.

Je ris à nouveau, mais cette fois, il y a dans ce rire une reconnaissance mutuelle. On commence à voir au-delà des masques. Giulia poursuit dans un murmure.

— Peut-être qu’on joue les gros bras pour cacher ce qui nous blesse vraiment…

Ses mains restent un moment sur mon poignet, ses paroles résonnant en moi. Il y a une profondeur dans cet instant, une reconnaissance que chacun de nous porte des blessures invisibles.

— Et pour avoir l’air redoutable, il vaut mieux cacher ses blessures, non ? Si personne ne les voit, elles n’existent pas.

Je respire doucement, et avant de réfléchir, je lâche :

— Même cachée, certaines blessures ne guérissent jamais vraiment.

Elle se fige. Ses yeux, plus doux tout à coup, me regardent avec une attention nouvelle, presque fragile.

— On apprend juste à vivre avec. Il y a celles qui laissent des cicatrices… et celles qui restent à l’intérieur.

Le silence qui suit n’est plus oppressant. Il est chargé de compréhension. Je baisse les yeux vers mon poignet bandé. Ce n’est pas le bandage qui compte. C’est la vérité dans ses mots. On porte tous des blessures que personne ne viendra soigner.

Je laisse ma main frôler la sienne, un contact léger, intentionnel. Ce geste est un pont, une façon de parler sans avoir à dire quoi que ce soit.

— Merci, vraiment.

Elle sourit, cette fois sans sarcasme. Un sourire fragile, mais sincère, un sourire qui dissipe la tempête, au moins pour un instant. Certaines cicatrices rapprochent plus que des mots.

— Garde-le pour toi. On sait jamais, je pourrais finir par t’apprécier.
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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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Julie
7 jours il y a

Ces fameuses cicatrices, fenêtres sur l âme elle même à qui sait allumer la lumière pour voir au travers la vérité toute nue… qui nous sommes vraiment

N'hésite pas à m'aider dès maintenant à construire le monde de demain : me soutenir ❤️

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