Les Ombres de La Speranza
Giulia
Le cœur en miettes, je traverse à grandes enjambées les couloirs du C.H.U., chaque porte m’approchant de l’inévitable. Les murs délavés, sans vie, se resserrent à chaque pas, et les néons blafards, vacillants, semblent refléter mes propres doutes. La lumière tamisée de la chambre flotte comme un voile de tension, imprégnant l’air d’une lourdeur presque palpable. À l’intérieur, le silence n’est brisé que par le ronronnement régulier des machines, un écho oppressant d’une vie suspendue. Le bip constant du moniteur cardiaque rythme chaque seconde qui file, me rappelant que le temps, ici, s’écoule différemment.
De l’autre côté de la porte, la vie continue : éclats de voix, rires, pleurs qui traversent les murs. Mais ici, dans cette chambre, tout semble figé, enlisé dans une attente insoutenable. L’atmosphère est saturée de peur, de résignation, comme si l’espoir avait été interdit d’entrée.
Il est là, mon grand-père. Allongé, si petit sous les draps blancs, trop vastes pour lui. Giovanni, jadis un roc, n’est plus qu’une silhouette effacée, une ombre de lui-même. Ses cheveux, autrefois noirs et denses, sont maintenant une fine poussière argentée. Voir ceux qu’on aime se transformer ainsi, c’est comme regarder un phare s’éteindre en pleine tempête.
Je m’assieds à ses côtés, mes doigts tremblants glissant doucement sur les siens. Sa peau, fine comme du papier, laisse apparaître des veines bleuâtres, fragiles mais tenaces, un dernier lien avec la vie. L’odeur stérile du désinfectant contraste cruellement avec celle de l’eau de Cologne qu’il portait autrefois, un souvenir lointain de ses jours de force.
Malgré la faiblesse qui l’étreint, il serre ma main un bref instant, un écho de l’homme qui veillait sur moi. Son visage, marqué par les rides du temps, raconte des histoires, des chapitres que nous avons partagés, des souvenirs qui me réchauffent et me brisent à la fois. Mon cœur s’emballe. Je me bats pour sourire, pour ne pas céder à la panique qui grandit en moi. Combien de temps encore avant que tout ne s’effondre ?
Ma voix se casse, fragile, presque suppliée.
— Comment t’es-tu fait cette chute, nonnino ?
Il tourne lentement la tête, son regard flottant comme une barque à la dérive, vacillant entre la fatigue et une lueur lointaine, celle des secrets enfouis. Ses pensées semblent voguer encore sur des eaux troubles, hantées par des années passées en mer. Il hésite, comme s’il devait rassembler des morceaux de mémoire éparpillés, puis ses lèvres s’entrouvrent.
— Oh, mia stellina… C’était… Sur La Speranza… je protégeais quelque chose… Je crois…
Mes pensées s’embrouillent. Son navire. Celui auquel il tient plus qu’à tout. Ses yeux, sombres comme la nuit, se fixent au loin, perdus dans un passé que je ne comprends pas totalement.
— Protéger quoi, nonno ?
Je m’accroche à chaque mot, mais papi Esposito détourne le regard, une ombre passe sur son visage. Son souffle devient plus court, ses mains tremblent un peu. Puis, dans un murmure à peine audible, il lâche :
— Ton père… Il savait, stellina. Oh que oui, mia bambina… Il savait.
Mon estomac se tord, comme si tout ce que je pensais connaître venait de basculer. Mon père. Ses secrets. Toujours eux. Ces mots n’ont aucun sens. Peut-être que c’est l’âge, la chute, la douleur qui embrouillent son esprit. Je me force à ravaler ma peur, à chasser cette idée. Ce ne peut pas être vrai. Mais quelque chose flotte dans l’air entre nous, et je sens que le fil qui nous relie au passé est sur le point de se rompre.
Je reste silencieuse, incapable de formuler mes pensées. Les machines continuent de rythmer cette conversation muette, marquant chaque seconde qui passe. Je serre un peu plus fort la main de mon grand-père, cherchant un point d’ancrage dans cette tempête de doutes.
— C’était quoi, grand-père ? Qu’est-ce que papa savait ?
Il ferme les yeux, comme pour fuir la question. Son visage est marqué par la douleur, non seulement celle physique, mais celle des souvenirs. Une ride profonde barre son front, signe d’une lutte intérieure intense. Quand il ouvre les paupières à nouveau, son regard est voilé, presque absent. Puis, doucement, il murmure :
— La faida… elle a vraiment pris un autre tourant là-bas… sur la Speranza…
La faida. Ce mot, chargé de tout le poids des conflits ancestraux, fait remonter en moi une vague de souvenirs amers, d’histoires chuchotées au coin du feu, de légendes tissées dans l’épaisse toile des rancunes. Des histoires de vengeance, de haine entre familles, de sang versé pour des raisons oubliées. Et maintenant, cette malédiction semble vouloir m’engloutir à mon tour. Certains héritages sont des trésors ; d’autres sont des malédictions qui collent à chaque génération.
— J’espère que le bateau n’a rien, ma petite étoile. La tempête était féroce… vraiment féroce. Dis… Ma petite Giulia, tu veux bien…
Suspendue à son silence, je déglutis difficilement, luttant contre le tourbillon de pensées qui m’assaillent. Mon père. La faida. Ce bateau. Les délires de papi. Tout ça s’entremêle dans un nœud que je ne parviens pas à défaire. Une peur sourde me saisit, une espèce de mauvais pressentiment. Je prends une profonde inspiration, essayant de garder le contrôle.
— Oui ? Quoi ? Qu’est-ce que je dois faire, grand-père ?
Ma voix est à peine un souffle, une supplique. Je suis perdue, et lui seul semble avoir les réponses, même si elles sont enfouies sous des couches de douleur, de confusion et de secrets. Ses yeux se posent enfin sur moi, brillants d’une intensité nouvelle, mais chargés d’une fatigue incommensurable.
— Giulia… promets-moi de protéger le navire. Quoi qu’il arrive… ne laisse pas le passé détruire tout ce que nous avons construit avec la Speranza.
Son souffle est haché, chaque mot semble lui coûter une énergie qu’il n’a plus. Je sens le poids de sa demande s’abattre sur mes épaules, écrasant. Je hoche la tête, incapable de prononcer un mot, la gorge trop serrée.
— Je te le promets, grand-père. Je prendrai soin du navire.
— Je… Je voudrais le voir. Être sûr qu’il est en un seul morceau. Il n’a pas disparu au moins ?
— Je l’ai vu au loin, il y a quelques heures.
Papi Giovanni tente de se redresser, au péril d’une nouvelle douleur, le visage inquiet.
— Comment ça « au loin » ?
— C’est moi qui étais loin. La Speranza était au port, ne t’inquiète pas.
Caressant le dos de sa main, je le rassure d’un doux murmure.
— J’irai le prendre en photo pour que tu puisses avoir l’esprit tranquille, d’accord ?
Ses traits se détendent légèrement, comme si cette promesse l’avait apaisé. Mais une nouvelle ombre traverse son visage, un reflet de regret ou de peur. Il ouvre la bouche, mais aucun son ne sort. Je me penche un peu plus près, mes yeux fixés sur ses lèvres, essayant de capter ses derniers mots.
— …il faut que tu saches, Giulia… la vérité sur…
Penchée en avant, aussi intriguée qu’inquiète, j’attends la suite, mais rien ne vient après son soupir. Ses yeux noirs s’attachent à mon cou et la stupeur éclaire son visage.
— Où est ton médaillon ?
— Je… Il s’est détaché de la chaîne avec la tempête.
— Il est perdu ?
— Non, le pendentif est avec moi. J’ai eu beaucoup de chance. Mais moi aussi, j’ai eu une nuit compliquée, nonnino…
Je redresse la tête, surprise par l’intensité soudaine de sa voix, même si elle reste faible. Son ton a changé, comme si un nouvel éclair de lucidité venait de le traverser. Il continue, ses mots tremblants, mais chargés de sens :
— Les infirmières en ont parlé. On dit que le petit Gianni Rossi t’a sauvée des vagues. C’est quoi cette histoire ?
Le nom de Gianni résonne comme une gifle, déclenchant en moi un tumulte incontrôlable. Je me sens exposée, mes joues s’enflamment, mes mains deviennent moites. Comment expliquer ce qui s’est passé alors que je ne parviens même pas à l’accepter ?
Je prends une inspiration, cherchant mes mots, mais ils se dérobent sous l’intensité de mes émotions. Pourquoi est-ce si difficile d’admettre qu’il m’a sauvée ? Peut-être parce que ça signifierait accepter une dette envers un Rossi, une dette que je ne suis pas prête à reconnaître.
— Il m’a aidée, c’est vrai… Mais ce n’était rien de vraiment héroïque, je… j’aurais pu m’en sortir seule.
Les mots sortent trop vite, comme une défense automatique, mais même à mes propres oreilles, ils sonnent faux. Mentir aux autres est facile, mais c’est devant soi-même que les vérités refusent de disparaître. Je sens la chaleur monter dans ma poitrine, un mélange de honte et de fierté mal placée. Giovanni me fixe en silence, ses yeux scrutant les miens, cherchant la vérité au-delà des apparences.
Un silence pesant s’installe, mais il hoche lentement la tête, même si une ride de doute barre son front.
— Un Rossi… risquant sa vie pour une Esposito… c’est… c’est…
Et puis, plus rien. Ses paupières se ferment lentement, son souffle devient de plus en plus régulier, plongeant dans un sommeil agité. Je reste là, figée, mon cœur battant à tout rompre. Je m’appuie contre le dossier de la chaise, le regard fixé sur la fenêtre où les lumières de la ville clignotent faiblement. Gianni. Le navire. La faida. Mon père. Tout ça pèse sur moi comme une chape de plomb, un héritage que je n’ai jamais demandé, mais que je dois maintenant porter.
Une partie de moi meurt d’envie de tout laisser derrière, de fuir cette malédiction. Mais une autre, plus profonde, sait que je n’ai pas le choix. C’est à moi de protéger ce qui reste de ma famille. Doucement, j’embrasse le front de papi Giovanni avant de sceller ma promesse. Il y a des fardeaux qu’on ne choisit pas, mais qu’on porte comme un devoir sacré.
— Repose-toi nonno, je garde un œil sur ton cher bateau.
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