Faida – Chapitre 22

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Le Poids des Derniers Mots

Giulia

Le port de Positano s’étend devant moi, figé dans une immobilité presque irréelle. Habituellement, cet endroit déborde de vie. Des cris, des rires, des couleurs. Mais aujourd’hui, tout est différent. Comme si une chape de plomb avait avalé le moindre son. Les bateaux, suspendus entre deux mondes, effleurent à peine la surface de l’eau. On dirait des âmes en peine, hésitant entre la mer et le ciel. Même les mouettes, si bruyantes d’ordinaire, planent en silence, leurs ailes tranchant l’air avec une précision chirurgicale. Leurs cris se sont tus, étouffés dans l’aube glaciale.

La lumière dorée qui baignait autrefois le port s’est dissoute dans une brume fine, éteignant peu à peu les couleurs. Tout est devenu gris, chaque pavé englouti par une teinte morne. Le port n’est plus qu’une nécropole silencieuse. Devant moi, La Speranza. Une douleur sourde envahit chaque fibre de mon corps.

Le vent marin, autrefois doux et réconfortant, semble s’être éteint. L’air pèse, saturé de sel et de souvenirs. Ce souffle, qui jadis m’apaisait, m’a abandonnée, me laissant seule avec le silence. La Speranza, autrefois fierté de la famille, se dresse devant moi, usée, fatiguée. Le temps a tout dévoré. Ses planches robustes sont marquées des tempêtes passées, comme des cicatrices jamais refermées. Les cordages, qui étaient tendus, sont à présent des nœuds de souvenirs emmêlés. Les voiles, jadis tendues avec fierté, se balancent mollement, à l’image de mon cœur, fracassé.

Je m’avance vers la frégate, mes pieds lourds résonnant sur les planches du quai. Chaque pas amplifie le vide en moi. Le quai gémit, les vieilles planches protestent contre le temps qui les ronge. Ma main frôle le bois, et une froideur mordante s’insinue dans mes doigts. Une fissure dans la coque attire mon regard, une plaie béante, présage d’un naufrage inévitable, comme une âme qui s’efface.

Mes mains tremblent en extirpant mon téléphone de ma poche. Le poids familier de l’appareil est insupportable. Comme un lien désespéré avec un monde qui n’a plus rien à offrir. Je capture des images du navire, tentant de figer l’irréparable, de retenir l’écho d’un rêve qui s’efface. Chaque photo résonne dans l’air comme une cloche funèbre, marquant l’adieu que je n’ai jamais su lui dire. À chaque cliché, c’est comme si une part de lui disparaissait, se dissolvait dans la brume, emportée par les vagues.

Le bruit des vagues, autrefois apaisant, est devenu une rumeur oppressante, un grondement qui cogne dans mes oreilles, presque assourdissant. Les mouettes, messagères de vie, se sont transformées en harpies, leurs cris perçant le ciel, déchirant l’air comme autant de souvenirs que je ne saurais jamais combler. Je prends une dernière photo, le téléphone glisse de mes mains, mais je reste accrochée à ce dernier lien, incapable de le laisser s’effondrer.

Mon regard se perd au loin, là où la mer rejoint l’horizon. Là où j’ai failli me noyer. Les souvenirs déferlent, les vagues glacées me tirant vers le fond, le désespoir m’enveloppant. Et puis il y avait Gianni, ses bras tendus, son visage ravagé par la peur, brisant la haine qui nous avait séparés. Un tourbillon d’émotions me frappe, laissant derrière lui un goût amer.

Une vibration familière interrompt brutalement mes pensées. Je sursaute, mon cœur s’emballe. Le nom de ma mère s’affiche sur l’écran. Un frisson me parcourt. Tremblante, j’appuie sur l’écran.

— Allô, Maman ?

Ma voix est à peine un souffle, un murmure étouffé par l’angoisse. Le silence au bout du fil ne dure qu’un instant, mais il me semble interminable.

— Giulia, il faut que tu viennes à l’hôpital tout de suite. Ton grand-père… ça ne va pas bien.

Sa voix tremble, vacille, et chaque mot semble déferler comme une vague qui s’écrase brutalement contre un mur. Une onde qui m’emporte, qui me renverse. Tout bascule. Le sol disparaît sous mes pieds. Le téléphone, trop lourd à présent, menace de glisser de mes doigts. Autour de moi, le monde s’effondre. Flou. Dissous. Quelque chose se brise en moi. Je me tourne, sans réfléchir, vers la sortie du port et je cours. Le claquement de mes pas résonne comme des coups de canon dans ma tête. Chaque pas me rappelle que je dois y être. Je dois le voir. Avant qu’il ne soit trop tard.

L’hôpital m’avale. Un silence lourd, presque palpable, me serre la gorge, seulement brisé par le bourdonnement sourd des machines. Les murs blancs, durs, baignés d’une lumière blafarde, se referment autour de moi. Une prison froide, étouffante. Chaque couloir se resserre un peu plus à chaque pas, comme un étau glacé. L’odeur de désinfectant agresse mes narines, brûle ma gorge, tandis que la lumière crue, clinique, renforce cette atmosphère irrespirable. Un contraste brutal avec la chaleur du jour dehors. Ici, l’air est stérile. L’espoir, écrasé, anéanti par cette ambiance mortifère.

Quand j’entre dans la chambre, le choc me cloue sur place. Ce n’est plus lui. Une silhouette fragile, presque effacée, gît sur le lit. Un corps rétréci, comme si la vie l’avait déjà déserté, ne laissant qu’une ombre, un écho. Ses traits, autrefois pleins de force et d’assurance, sont devenus une toile blanche, effacée par les jours. Son torse, sous le drap, se soulève à peine. Chaque souffle est une bataille silencieuse. Une lutte épuisée contre la mort qui rôde. Le bip des machines rythme cette fin imminente, chaque instant, chaque souffle retenu, comme un compte à rebours.

Je m’avance. Lentement. Chaque pas pèse une tonne, comme si mon corps refusait l’inévitable. La peur me noue les tripes, mais l’amour me pousse en avant. Son visage, creusé par la fatigue, porte encore les traces de sa vie passée. Des rides profondes, gravées par les combats qu’il a menés, par les tempêtes traversées. J’approche du lit et sa main repose là, immobile, froide. Je la prends. Elle est translucide, presque évanescente sous cette lumière trop crue. Une main qui autrefois guidait avec autorité, qui tenait tout, et qui aujourd’hui, prête à céder, repose sans force. Je serre. Je tente de retenir. De raviver la force d’autrefois.

— Giulia… T’es là, ma petite…

Sa voix, faible et tremblante, m’atteint en plein cœur. Un dernier éclat de tendresse, un dernier fil qui nous relie. Je hoche la tête, incapable de parler, de peur que ma voix ne se brise.

— Oui, grand-père. Je suis là… J’ai pris les photos du navire, comme promis. Il a subi des dégâts, mais il est toujours là.

Je tente de sourire, mais mes lèvres tremblent sous le poids de la tristesse. Un faible sourire éclaire son visage, une lueur d’espoir dans ses yeux fatigués.

— Merci, Giulia… Mais il y a une promesse… que tu dois me faire. La Speranza… ne la laisse à personne. Ce navire… c’est notre héritage. Personne d’autre ne doit y toucher. Promets-le-moi…

Sa voix, faible, vacille, mais elle porte encore cette tendresse qui me réchauffe, même au milieu de cet effondrement. Ces mots, comme une ancre, me maintiennent à la surface, m’empêchent de sombrer.

— Je te le promets, grand-père. Personne d’autre ne touchera à La Speranza. Je la protégerai. Je m’en montrerai digne.

Un calme étrange envahit la pièce, comme si ces dernières paroles avaient délesté son âme. Son visage se détend. Une paix nouvelle éclaire ses traits, une sérénité absente depuis si longtemps. Il est prêt. Prêt à partir. Et ça me dévaste. Le temps semble se figer, chaque seconde s’étire en une éternité glacée. Je sens sa main qui se relâche dans la mienne, et dans un éclat de clarté déchirante, je comprends. Il est parti.

L’air devient subitement lourd, pesant. Comme si le monde tout entier venait de perdre quelque chose de vital. Ce qui faisait battre la vie s’est éteint, laissant un vide, immense. Un silence assourdissant s’installe. Avec lui, c’est tout un pan d’amour, de paix, qui s’en est allé. Un gouffre béant s’ouvre en moi. Quand ceux qu’on aime partent, ils emportent un morceau de nous, mais laissent une force inattendue.

Je me penche, dépose un dernier baiser sur sa main, froide. Un adieu que je ne suis pas prête à accepter. Mes larmes, chaudes, amères, coulent sur sa peau sans vie. Je reste ainsi, longtemps, incapable de bouger, submergée par le poids de son absence. Cet homme était mon guide, mon pilier. Le trait d’union avec mon père. Et maintenant, ce vide me terrifie. Mais, quelque part, au creux de cette douleur, je sens poindre une nouvelle détermination. Je vais honorer sa mémoire. Réaliser son rêve. Peu importe le prix.

En quittant la chambre, les derniers rayons du soleil percent doucement à travers la fenêtre, illuminant son visage désormais apaisé. Un adieu silencieux. Le monde semble se suspendre, juste un instant, rendant hommage à cet homme qui a emporté une partie de moi avec lui.

Mais au milieu de cette peine insoutenable, une force grandit en moi. Je lui ai promis. Et je tiendrai ma promesse. Parce que la vraie force ne naît pas de ce que nous avons perdu, mais de ce que nous avons juré de protéger. La Speranza vivra. Coûte que coûte.

Si cette histoire te plaît, partage-la avec ceux que tu aimes ! Ensemble, faisons voyager ce roman.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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Julie Martin
27 jours il y a

Pour mon nonino à moi 😘🤍

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