La Mémoire Perdue
Giulia
Ici et maintenant…
« Qui êtes-vous ? » Ces trois syllabes résonnent comme une condamnation, me coupant littéralement le souffle. Le choc de ses mots est violent, un coup de poing en plein ventre. Je suffoque. L’air se dérobe sous mes pieds, tout l’hôpital vacille autour de moi. Le monde se réduit à une douleur sourde, brûlante, insupportable. Mes doigts lâchent sa main, glaciale, comme si ce contact m’était devenu impossible. Le gouffre qui me menaçait depuis des heures s’ouvre enfin sous mes pieds, me happant dans une chute vertigineuse. Une chute sans fin.
Les larmes coulent, incontrôlables, muettes. Je reste plantée là, figée, face à cet homme que je ne reconnais plus. Gianni, cet étranger, enfermé dans un corps que je croyais connaître par cœur. Ce visage, autrefois familier, n’est plus qu’un masque figé, une énigme vide. Il ne reste plus rien de l’homme que j’ai aimé, seulement ce vide qui me dévore.
Je recule, mes jambes tremblent sous le poids du choc, frappant brutalement la chaise derrière moi. Le bruit résonne, mais je ne l’entends presque pas. La douleur est trop forte, elle occupe tout l’espace, tout mon être. Je voudrais fuir, courir loin d’ici, mais mes pieds sont comme ancrés dans ce sol glacial, piégés dans cette réalité dévastatrice. Il ne sait plus qui je suis. Je ne suis plus qu’un visage flou, une silhouette indistincte parmi tant d’autres.
Une ombre. Une ombre effacée par l’oubli.
Ses mots, “Qui êtes-vous ?”, sont des lames qui me déchirent. Autrefois, sa voix me donnait des ailes. Aujourd’hui, elle me réduit en miettes. Je suis clouée sur le seuil de cette chambre, incapable de franchir l’abîme entre nous.
Autour de moi, tout est froid, blanc, hostile. Les murs de l’hôpital me rejettent, et Gianni… il est là, mais si loin. Son regard, autrefois si vibrant, est maintenant vide, il ne me voit même plus. Le vouvoiement qu’il utilise creuse un fossé encore plus profond entre nous. Le silence, à peine troublé par le bip régulier du moniteur, résonne comme une sentence irrévocable.
Je m’approche, malgré la douleur qui pèse sur mes épaules, chaque pas plus lourd que le précédent. Tout semble fini. Pourtant, je m’accroche. Juste un dernier pas. Peut-être le dernier. Je prends une inspiration, l’air saturé de chagrin. Puis je tente un dernier appel. Un appel désespéré.
— Gianni, c’est moi, Giulia… Giulia Esposito… Comment peux-tu ne pas te souvenir de moi ?
Ma voix, jadis pleine de vie, n’est plus qu’un souffle, fragile et brisé. Un dernier espoir qui s’éteint. Il détourne les yeux, fixant le plafond avec ce regard vide, fuyant désespérément le lien que je tente de recréer. Ce simple geste me transperce, comme une lame qui tranche l’ultime fil de mon espoir. Sa main, froide et insensible, n’est plus que celle d’un inconnu sous mes doigts.
Je m’accroche, pourtant, désespérée de raviver quelque chose :
— Tu te souviens de notre balade en Vespa à Atrani ? On discutait des moteurs, le vent dans mes cheveux, l’odeur de sel et de citronniers…
Un instant, je crois voir un léger froncement de sourcils, une ombre d’émotion passer sur son visage. Mais peut-être n’est-ce qu’un réflexe, une illusion. Il soupire, et la confusion revient balayer toute trace d’éclat. L’obscurité regagne du terrain.
Chaque mot que je prononce est une bataille perdue d’avance, un dernier cri lancé contre une réalité impitoyable :
— Et ce matin sur la terrasse à Positano… Le petit-déjeuner, la douche…
Son regard fuit encore, se ferme à mes souvenirs, s’obstinant à ne pas revivre ce que nous avons partagé. Une vague de désespoir me submerge, prête à m’engloutir. Les larmes brûlent, mais je continue, m’accrochant comme on s’agrippe au bord du précipice, refusant de lâcher prise.
— Gianni, tu m’as sauvée cette nuit-là… quand mon bateau a chaviré…
Même ce souvenir, ce moment où nos vies étaient liées si intimement, ne provoque qu’un bref éclat dans ses yeux, vite éteint. Je serre sa main plus fort, comme si je pouvais y insuffler la chaleur qui me reste, mais ses doigts restent inertes, figés comme une pierre tombale.
— On a traversé tellement de choses ensemble… C’est pour ça que tu m’as offert ce bracelet.
Je lui montre le bijou à mon poignet, orné de petites bouées. Je tente, encore, de rallumer une flamme dans ses yeux. Mais il ne me reconnaît pas. Ses yeux, froids, sont ceux d’une statue, un homme figé dans un présent où je n’existe plus.
— Désolé. Ça ne me dit rien…
Ses mots me tuent. Les miens s’étranglent dans ma gorge, trop lourds à porter, mais je les force à sortir, car il n’y a plus d’autre issue :
— Peut-être que… c’est mieux ainsi.
Chaque syllabe est un coup de couteau, une blessure que je m’inflige à moi-même. En les prononçant, je renonce enfin à ce que nous avons été. Douloureusement, j’ôte ce bracelet qui représente tant à mes yeux. Mon regard se pose une dernière fois sur son visage, ce visage autrefois si familier, devenu étranger. Peut-être qu’en se détournant de moi, Gianni se libère enfin d’un fardeau que je ne pouvais plus porter pour lui.
Peut-être que Gianni serait plus heureux sans le poids de notre passé, sans les souvenirs de notre relation compliquée, sans la menace constante de la faida qui pèse sur nous. Il pourrait enfin respirer, vivre sans la peur, sans la douleur. Peut-être qu’en s’effaçant de sa mémoire, je lui offre un nouveau départ, une chance de vivre en paix, loin de la violence et des tensions qui ont marqué notre relation. Le cadeau ultime, celui de l’oubli. Et sur la table de chevet, je lui laisse un seul souvenir de mon passage, de notre histoire : le bracelet et le tintement de ses petites bouées. Je me lève lentement, mes jambes tremblantes sous le poids de l’émotion, chaque mouvement un effort titanesque, comme si mon corps refusait de me laisser partir.
— Peut-être que tu seras plus heureux sans te souvenir de moi et de tout ce que notre relation a entraîné.
Les mots sont acérés, chaque syllabe me déchirant un peu plus, mais je sais que c’est peut-être le seul moyen pour lui de retrouver la paix. Fuir avant que le poids de mon amour ne me brise entièrement. Chaque pas vers la porte de la chambre est une lutte contre l’effondrement total, une lutte pour rester debout alors que tout en moi crie de revenir en arrière.
Alors que j’atteins la porte, je me tourne une dernière fois vers Gianni, cherchant désespérément une lueur, un signe, quelque chose pour m’accrocher.
Un coup de pouce du ciel. Un murmure du destin.
Pitié.
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