Faida – Chapitre 32

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Sous le Bois, les Cicatrices

Gianni

« Toi et moi. » Ces mots flottent encore, lourds, suspendus, comme une bombe silencieuse. Faussement innocents. Vraiment dangereux. Ils traversent l’air, s’ancrent entre nous, remuent tout en moi. Pourquoi j’ai lâché ça ? C’est une vague d’émotions qui s’abat, impossible à calmer. Je baisse les yeux, cherchant à m’accrocher à quelque chose, mes mains s’enroulent autour d’une corde usée, rugueuse. Giulia reste silencieuse. Ce silence pèse, chargé de tout ce qu’elle ne dit pas, de tout ce qu’elle tait. Sa présence, électrique, résonne, mais déjà elle s’éloigne, s’efface. Un fossé invisible se creuse. Et je reste là, figé.

Elle se détourne. Je la regarde partir, ses gestes fluides, précis, comme si chaque mouvement était en harmonie avec ce vieux navire. Même dans cette lumière vacillante, elle brille, d’une lueur que je ne saisis pas. Les ombres dansent autour, projetées par la lampe à huile, transformant le navire en un théâtre mouvant. L’air est lourd, saturé de sel et de bois humide. Un parfum plus ancien s’ajoute, presque suffocant. Le sien. Il s’infiltre dans l’air marin et me désarme.

Elle appartient à cet endroit. Le rythme de ses pas, le grincement du bois sous ses pieds, tout semble faire écho à une vérité que je tente d’oublier. Elle est là, proche, mais à des mondes de moi. Et cette proximité me ronge.

Je soupire, me souvenant des quelques piques échangées juste avant que je laisse tomber ma tablette. Giulia me lance un rabot avec ce sourire narquois, comme un défi. « Pas de gadgets ici. » Je souris, malgré moi, puis je me prête au jeu. Elle a raison. Elle me montre comment poncer le bois à la main, prenant ma main dans la sienne pour m’expliquer le geste. Le grincement du rabot contre le bois se mêle à présent aux vagues. Mes bras fatigués continuent, portés par une étrange obstination. Ses doigts se posent doucement sur les miens, ses mouvements précis guident les miens avec fermeté et douceur. Elle m’explique la pression à exercer, la manière de suivre le grain du bois pour le rendre lisse, sans l’abîmer. L’odeur âcre du bois et l’humidité de l’air saturent l’espace, lourds, oppressants. Ses yeux sont concentrés, fixés sur la planche, mais je sens chaque frôlement, chaque effleurement entre nos mains. Ses doigts s’attardent parfois sur les miens, comme pour s’assurer que je reproduis le bon geste, et à chaque contact, une décharge traverse mon corps.

Un souvenir refait surface. Cette nuit dans la cabane, pendant la tempête. Le froid mordant, nos corps rapprochés, non par choix, mais par nécessité. La couverture. Une boîte d’allumette. C’était simple alors. Juste survivre à la nuit. Un sourire amer traverse mes lèvres à l’évocation de ce que cette « chose » entre nous était à ce moment-là.

Je la regarde, cherchant mes mots, mais aussi mon registre, ne sachant plus sur quel pied danser avec elle. Depuis ce fameux « Toi et moi », quelque chose d’étrange plane au-dessus de ce bateau. Quelque chose qui me pousse au bord du précipice. Quelque chose qui déclenche tous les voyants rouges en moi. Instinctivement, je reviens dans ma zone de confort, incapable de rester silencieux plus longtemps.

— T’es vraiment dans ton élément ici…

— Merci, c’est vrai que c’est un peu comme chez moi…

Elle reste très premier degré, sa candeur me fait sourire. Je ne peux pas m’en empêcher.

— Les vieilles planches, l’humidité… ça te va bien. J’espère juste que tu es meilleure en ponçage qu’en natation.

Soit ça passe, soit ça casse. Je la vois lever un sourcil, son sourire en coin décide de me narguer. Ses yeux pétillent, et je sais que je vais en prendre pour mon grade.

— Franchement, à te voir avec ce rabot, j’ai presque pitié du bois. Tu devrais peut-être te concentrer sur ta carrière de clown.

Je ne peux pas laisser passer ça, pas sans répliquer.

— Eh, au moins je diversifie mes talents. Toi, en natation, t’as l’air d’être constante… toujours vers le fond. Tu es sûre que si le bateau venait à couler, tu essaierais de nager cette fois ?

Son regard s’assombrit un instant, juste assez pour que je sache que j’ai touché une corde sensible. Elle ne dit rien, mais je vois ses doigts glisser sur le maillet à côté d’elle, et l’instant d’après, il vole dans ma direction. Reflexe. Je me décale juste à temps, et le maillet s’écrase contre la paroi.

Je ris, incapable de m’en empêcher.

— Pour le lancer de marteau, on repassera aussi. Pas très précis, Esposito.

Elle me fixe avec un sourire, mais cette fois, il est dangereux. Je sens que ça ne va pas en rester là. D’un geste vif, elle attrape la première chose qui lui passe sous la main – une clé à molette – et me la balance encore.

— Wow ! C’est sérieux là !

Reflexe encore. Je me baisse juste à temps, et l’outil frappe la paroi avec un bruit sourd. Mais quelque chose cloche, le son est creux.

Nos regards se croisent.

— T’as entendu ça ?

Plus intriguée que jamais, elle se place en alerte. Je m’approche, tapote à mon tour. Ce son… il y a quelque chose là-dessous.

On commence à soulever les planches avec précaution, comme si ce vieux navire cachait des secrets qu’il ne fallait pas réveiller trop vite. Nos mains se frôlent, et chaque contact enflamme ce courant électrique qui circule entre nous. La poussière s’élève en volutes dorées, dansant dans la lumière tremblante. Une odeur ancienne monte du bois, celle d’un passé qu’on ne comprend pas encore. Et là, sous nos doigts, un compartiment secret apparaît.

Nos regards se percutent de nouveau, plus intenses cette fois. Ce qu’on vient de découvrir dépasse la simple curiosité.

À l’intérieur, des documents soigneusement rangés, jaunis par le temps. L’air devient plus lourd, comme si le navire lui-même retenait son souffle. Je prends un des papiers, mes doigts légèrement tremblants. Giulia fait de même, ses yeux parcourant les lignes serrées de texte, cherchant un sens dans ce puzzle d’époque. Un bordereau attire mon attention. C’est une liste de marchandises, des termes codés, ambigus, des poids et des destinations qui ne disent rien, mais suggèrent beaucoup. Puis, entre deux lignes griffonnées, une mention attire mon regard.

Je plisse les yeux, déchiffrant :

— Regarde ici…

« Transfert de cargaison depuis La Aurora vers La Speranza. Opération nocturne. Juin 1986. Consignes : couler la cargaison en pleine mer, loin des côtes. Pas de questions. Gestion confiée aux Rossi. »

Mon souffle se coupe. La Aurora… Ce nom résonne en moi comme un souvenir sombre, une ombre du passé que je pensais enterrée. Ma sœur l’évoquait souvent…

Giulia lit la même ligne, et je vois son visage se durcir. Elle comprend immédiatement. Nos regards se croisent à nouveau, mais cette fois, il y a quelque chose de plus lourd dans l’air. Plus dangereux.

— Décidément… Là où il y a un profit, il y a un Rossi…

Son ton me surprend, sec, tranchant. Sa voix est plus dure que je ne l’aurais cru. La colère monte en moi aussi, mais je la contiens, ma gorge se serre. Je ne peux pas laisser passer ça sans répondre.

— Tu sais, Giulia, je n’ai rien à voir avec ça. Ce que ma famille a fait, c’est leur histoire. Je ne vais pas payer pour leurs erreurs.

Elle s’adoucit légèrement, sa main se pose sur mon bras, cherchant à apaiser la tension. La chaleur de sa main traverse ma peau, et ça atténue un peu l’injustice que je sens bouillir.

— Je suis désolée, Gianni. Je voulais pas te blesser.

Je l’observe, un sourire amer aux lèvres, mais je sens sa sincérité, la chaleur dans sa voix navrée. Si ce n’est pas à moi de payer, alors pourquoi devrais-je m’infliger ce sentiment poisseux ? Je décide de m’en détacher. Après tout ce que j’ai enduré, il me faut plus qu’une phrase maladroite pour m’égratigner.

— Fais gaffe, Esposito, je suis comme un clou rouillé… plus tu frappes, plus je m’enfonce…

Si cette histoire te plaît, partage-la avec ceux que tu aimes ! Ensemble, faisons voyager ce roman.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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[…] novembre 2024 F par Matthieu Biasotto 7 novembre 2024 Commenter Faida – Chapitre 32 Retour en haut Faida – Chapitre […]

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