Faida – Chapitre 39

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Les Flammes du Passé

giulia

L’air saturé de fumée s’infiltre dans mes poumons, colle à ma peau comme une seconde couche. Une force invisible empêche pourtant les flammes de tout ravager. Une colonne de fumée noire s’élève au-dessus du chantier, tremblante comme une bête blessée, hésitant entre fuir ou mordre. Elle s’étire vers le ciel dans un ballet sinistre, annonciateur d’une destruction encore en gestation. Les flammes, écarlates et avides, dévorent les flancs du navire, s’acharnant à grignoter La Speranza. Le bois craque, résiste, mais chaque craquement, chaque corde tendue, c’est le feu qui teste, jauge, puis s’éclipse, frustré. L’ombre du brasier s’étend comme des mâchoires affamées, prêtes à tout dévorer — le bois, nos espoirs, nos secrets. Ce que le feu touche, il ne le rend jamais intact.

Je reste figée, statufiée par un rapport au feu trop douloureux. Mes jambes ne répondent plus, mais mes yeux restent rivés sur cette scène infernale. C’est plus qu’un incendie, c’est mon âme qu’il attaque. Chaque craquement m’arrache un peu plus de ce que je croyais solide. À l’intérieur, je m’effondre, comme une vieille bâtisse balayée par un vent trop fort. L’air brûle, lourd de cendres. Chaque étincelle taille dans ce qu’il reste de mes défenses, face à lui, face à Gianni.

Il est là, Gianni. Comme ce jour où il s’est jeté dans les vagues monstrueuses pour me sauver, sans faillir. La mer déchaînée n’avait pas réussi à le briser, et aujourd’hui, face aux flammes, cette même résolution brille dans son regard. On est arrivés ensemble, courant à perdre haleine, et il se montre aussi déterminé que lorsqu’il a plongé dans la tempête pour moi. Pas un mot échangé. Il se jette dans cette bataille, comme s’il embrassait le chaos, y trouvant une force que d’autres ne pourraient comprendre. Certains hommes domptent le chaos en l’embrassant. Gianni retire sa veste d’un geste vif, dépouillé de tout doute. Tout vacille autour de nous, mais lui ne tremble pas.

Les ouvriers et les marins s’agitent à nos côtés, formes indistinctes dans la fumée. Ils luttent, non pour éteindre le feu entièrement, mais pour le contenir, sauver ce qui peut l’être. Leurs silhouettes vacillantes résonnent avec mon chaos intérieur. Les clous chauffés à blanc éclatent dans un crépitement sinistre, comme des os brisés.

Gianni hurle, sa voix fend l’air.

— Giulia, on doit agir, maintenant !

Son regard croise le mien. Il ne me laisse pas le choix. Bouger. Faire face. Ensemble, nous devons nous battre.

Il prend les commandes, sa voix claire réinstalle un semblant d’ordre dans le chaos. Les ouvriers se ressaisissent sous sa direction. Il me tend une couverture mouillée.

— Va à l’avant, étouffe les flammes.

Je prends la couverture sans réfléchir, je m’élance. L’organisation est chaotique mais efficace. Aux côtés des ouvriers, je me bats contre les flammes, le corps tendu, la chaleur écrasante. Chaque geste est un affrontement. La chaleur est suffocante, mais on gagne du terrain. Les flammes reculent, luttent encore, mais elles faiblissent. Le bois noircit mais ne s’effondre pas. La Speranza résiste. Ce qui résiste à la destruction révèle sa vraie nature.

Gianni ne relâche rien, organise, dirige, maîtrise. Sous la fumée oppressante et l’urgence, quelque chose entre nous commence à se fissurer. Même dans ce chaos, il est une force, et je ne peux m’empêcher de l’admirer, brièvement, avant que l’urgence ne me ramène à la réalité.

Son humour jaillit, une étincelle nerveuse, des éclats de sarcasme comme un bouclier. L’ironie, sa dernière arme contre l’effondrement.

— T’aurais pas laissé traîner un de tes précieux outils antiques quelque part, par hasard ?

Son ton, teinté d’humour nerveux, me pique, et je réplique malgré l’urgence.

— Ou c’est peut-être ta précieuse tablette tactile qui a décidé de s’autodétruire ?

Gianni s’arrête une fraction de seconde, l’ombre d’un doute passe sur son visage, mais il se reprend.

— Non, il y a plus de chance que ce soient tes vieilles lampes à huile qui aient causé ça !

— Rien n’était allumé quand Luigi est parti cette nuit.

Les sirènes des pompiers résonnent au loin, promesse d’un répit. Leur son perçant fend l’air étouffant, et un soulagement palpable traverse le groupe d’ouvriers autour de moi. Mais dans ce moment de victoire, alors que le pire semble évité, je sens que quelque chose de plus profond s’est joué entre Gianni et moi, quelque chose que ce feu n’a pas consumé.

Les pompiers se déploient, l’un d’eux s’approche, impressionné par l’organisation de Gianni et les efforts fournis avant leur arrivée.

— Vous avez bien géré. Vous avez limité les dégâts, on prend le relai.

Je suis épuisée, chaque respiration me brûle, mais ses mots frappent comme une vague d’émotion. Je me tourne vers Gianni, qui, malgré l’effort visible, reste solide, inébranlable. La vraie force ne cherche jamais à être vue.

Dans ce chaos maîtrisé, il y a entre nous une étrange harmonie, quelque chose d’indéfinissable. Il me tend une bouteille d’eau, distribuée par les marins. Buvant une gorgée qui éteint la panique initiale, je l’observe avec sa chemise abîmée, couverte de suie, sa peau marquée par l’effort, son regard verrouillé sur les pompiers. Je le fixe, encore haletante, puis je romps le silence.

— J’avais raison…

Il se tourne vers moi, intrigué, une lueur de curiosité dans les yeux. Ses sourcils se froncent légèrement, mais une lueur amusée commence à poindre.

— Raison sur quoi ?

Un sourire léger, mais triomphant, effleure mes lèvres.

— Tu devrais éviter de venir ici en costume trois pièces…

 

Gianni

Elle a raison. L’élégance n’a aucune valeur sans la maîtrise du moment. Mes yeux parcourent ma chemise, témoin muet de ce que cette journée nous a infligé. Les plis froissés, les taches de suie et de cendre racontent la dure histoire que nous venons de traverser. Ce costume, autrefois symbole de la stature que je tenais à maintenir, n’est plus qu’un vestige. Un sourire m’échappe, presque malgré moi. Il reste quelque chose à sauver. Tout n’est pas perdu. Accepter les traces des événements, reconstruire. Voilà ce qu’il reste à faire.

Un petit rire nerveux me franchit, tentant de dissiper la tension. Giulia me regarde, son sourire fragile mais présent. Ce sourire, à la frontière de l’espoir et de la lassitude, m’émeut plus que je ne l’aurais imaginé.

Autour de nous, les pompiers poursuivent leur travail, imperturbables malgré l’état du navire. La Speranza a souffert, c’est indéniable, mais elle tient bon. Un pompier monte à bord, le visage masqué par la suie, son casque reflétant les dernières braises. Ce n’est plus un décor de destruction, mais la fin d’une épreuve que nous avons traversée ensemble. Les cicatrices resteront, mais elles ne dicteront pas la suite.

Je m’assieds sur le quai, près de Giulia. Le béton glacé sous mes vêtements trempés mord au-delà de la peau, atteignant cet endroit où se rencontrent la fatigue et la solitude. Nous frissonnons, mais ce n’est plus la peur qui nous secoue. Un calme étrange s’installe, lourd mais porteur d’une paix nouvelle, comme un fardeau qu’on accepte enfin. Les mots me viennent, mais aucun ne semble approprié. Alors, nous nous taisons, et ce silence est chargé de tout ce que nous n’osons pas encore exprimer.

Elle fixe le bateau, mais dans ses yeux, ce n’est pas seulement la Speranza qu’elle regarde. C’est tout ce que nous avons failli perdre, tout ce qu’il reste à sauver. Ce regard, je l’ai déjà vu, ce jour où elle a affronté la tempête. Giulia porte en elle des luttes invisibles, que ce soit contre le feu ou l’eau. Et moi, je suis là, à ses côtés, souvent impuissant, mais résolu à ne pas abandonner. Comme ce jour où je l’ai tirée des flots, aujourd’hui encore, elle tient bon. La brise glaciale n’efface pas l’odeur de brûlé qui persiste sur nos peaux, souvenir entêté.

Tentant de détendre l’atmosphère, je lance :

— Heureusement que le navire n’a pas trop souffert. Il compte tellement pour toi… pour nous.

Mais je ne parle pas uniquement de bois et de voiles. Ce bateau, c’est son histoire, nos batailles. Giulia baisse la tête, son sourire s’efface, étouffé par des pensées trop lourdes.

Le silence s’épaissit. Les pompiers s’acharnent sur leur tâche, mais ici, sur le quai, une autre bataille se joue, plus intime. Giulia détourne les yeux vers la mer, submergée par une tristesse inexorable. Elle vacille sous le poids de souvenirs qu’elle refuse d’affronter. Ses yeux brillent de larmes retenues avec une détermination déchirante. Les larmes qu’on retient sont toujours les plus lourdes. J’aimerais la prendre dans mes bras, mais je reste figé, conscient que ce geste pourrait tout briser.

D’un geste maladroit, je lui tends ma veste trempée :

— Si tu veux… pour essuyer tes larmes.

Elle hésite, puis d’un revers de main rapide, elle les efface avec la même ténacité farouche qui la caractérise. Celle qui lui a permis de résister à la tempête, et qui, aujourd’hui encore, la pousse à tout garder pour elle.

— Merci, Gianni.

Elle soupire, sans accorder un regard à la veste. Je prends une grande inspiration, cherchant mes mots, mais aucun ne semble adéquat.

— On est arrivé à temps. La Speranza est encore là.

Elle acquiesce, mais son esprit est ailleurs, perdu dans d’autres flammes.
— Ce ne sont pas les dégâts…

Son regard se perd dans l’horizon lorsqu’elle continue :

— Ce sont les flammes… Elles me rappellent une autre nuit. J’ai déjà vécu ça.

Ses mots me frappent comme une vague glaciale. Ce soir, ce n’étaient pas que du bois et des voiles qui brûlaient. C’étaient aussi des souvenirs, des blessures jamais refermées. Elle porte un traumatisme plus profond que je ne l’avais imaginé.

— Tu veux m’en parler ?

Ma question est un murmure hésitant, comme si un mot de trop pouvait tout faire voler en éclats. Elle me regarde brièvement, ses yeux noyés de larmes qu’elle retient avec une volonté bouleversante, puis secoue la tête. Ce refus silencieux me glace. Une porte se ferme, celle d’une douleur qu’elle n’est pas prête à ouvrir. Elle essuie une dernière larme, puis change de sujet, comme si c’était la seule façon d’avancer.

— On en parlera peut-être un jour… Mais pas maintenant, Gianni.

Je n’insiste pas. Le moment viendra, ou peut-être jamais. Un pompier s’approche, fatigué, le visage marqué par l’effort. Son casque brille des derniers reflets des braises.

— Le mât principal est gravement endommagé. Il faudra le remplacer. Mais le navire peut être réparé.

Ses mots sont techniques, mais son regard trahit autre chose. Il hésite, puis son visage se durcit.

— Mon équipe pense que c’était un accident. Mais… il y a un détail qui ne colle pas. Rien de tangible, juste une intuition.

Giulia se retourne brusquement, ses yeux remplis d’inquiétude.

— Vous pensez qu’il y aurait autre chose ?

Le pompier hoche la tête, son expression grave.

— Je ne peux rien affirmer… Mais dans mon métier, ce genre d’intuition n’est jamais dû au hasard. Avez-vous reçu des menaces récemment ?

Si cette histoire te plaît, partage-la avec ceux que tu aimes ! Ensemble, faisons voyager ce roman.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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