Les Poids de l’Héritage
gianni
Mes vêtements trempés s’écrasent lourdement sur le sol, formant une flaque sur le parquet. Même sous l’eau chaude, je ne peux chasser le souvenir des lèvres de Giulia. Son baiser, intense et troublant, continue de résonner en moi. Mais la réalité me rattrape vite lorsque je m’affale sur le lit, enroulé dans une serviette, encore stupéfait d’avoir été projeté par-dessus bord. Mon téléphone, posé sur la table de chevet, est hors service. Il n’a pas survécu à ma chute entre les quais. L’écran est fissuré, brisé de part en part. Je soupire, résigné à devoir trouver une solution rapidement.
Je fouille dans mes affaires à la recherche d’un vieux téléphone de secours, le genre qu’on garde pour des urgences. En vidant un tiroir, je finis par dénicher un vieux téléphone à clapet, mais sans chargeur. Agacé, je continue à fouiller le bazar autour de moi.
Le bruit de la tondeuse vibre à travers les baies vitrées lorsque la porte de ma chambre s’ouvre brusquement. Ma mère entre, son regard implacable glissant du sol trempé à moi.
— Pourquoi y a-t-il de l’eau partout ? Ton père a essayé de te joindre.
Je grogne, fouillant encore plus frénétiquement.
— Mon téléphone est foutu.
Elle plisse les yeux, me scrutant avec insistance, comme si elle devinait ce que je cache.
— Tout ça a un rapport avec ton escapade matinale, je suppose ?
Je lève les yeux brièvement, l’agacement perçant dans ma voix.
— Rien de grave. Je gère.
Elle ne répond pas tout de suite, mais son regard pèse lourdement. Puis, d’un ton froid et autoritaire :
— Ton oncle Massimo arrive d’un instant à l’autre. On verra si tu gères…
Mon cœur se serre. Une vague de tension monte. Je hoche la tête, silencieux, alors qu’elle quitte la pièce. La panique commence à s’installer. Je fouille plus vite, désespéré, jusqu’à ce que je trouve enfin un vieux chargeur. Je le branche et attends que le téléphone se rallume, m’habillant nerveusement, mes doigts tremblants en ajustant ma cravate. Le simple fait de savoir que Massimo arrive me met en alerte.
Le vieux téléphone s’allume lentement, et des messages apparaissent aussitôt. Le nom de Giulia éclaire l’écran. Un sourire furtif étire mes lèvres en lisant ses mots :
« Tout va bien ? Désolée pour ce matin. Je n’ai jamais voulu te mettre dans cette situation. »
Je tape une réponse rapide, essayant d’alléger l’atmosphère avec une pointe d’ironie.
« Pour avoir goûté tes lèvres, j’étais prêt à me cacher dans un tas de sardines, à nager dans le port et à ruiner mon téléphone. »
Elle répond presque aussitôt :
« J’ai flingué ton téléphone ? J’ai si honte. On se retrouve au chantier ? »
Je souris à l’idée de la revoir, mais un bruit de moteur brise l’instant. Mon cœur rate un battement. Je m’approche de la fenêtre, déjà préoccupé. En bas, une grande berline noire glisse sur le gravier de la propriété, silencieuse et imposante. Le chauffeur, en costume impeccable, sort du véhicule et ouvre la porte arrière avec une précision militaire.
Je reste figé un instant, mes mains tremblent légèrement en ajustant mon col de chemise. La cravate, que je noue d’ordinaire sans difficulté, me paraît soudain insaisissable. Je me dépêche de la serrer correctement, jetant des regards furtifs vers la fenêtre. Massimo descend lentement de la voiture. Sa silhouette, grande et imposante, domine immédiatement l’espace. Il ajuste ses gants en cuir noir, chaque geste calculé, contrôlant déjà la situation.
Je finis de nouer la cravate, un peu trop serrée. Je défais un bouton de ma chemise pour respirer plus librement, essuyant nerveusement une trace imaginaire sur mes chaussures. C’est ridicule, mais l’idée que Massimo inspecte ma garçonnière me met mal à l’aise. Cet endroit, mon refuge, est loin des standards impeccables auxquels il est habitué.
Dehors, le frère de mon père avance avec une lenteur mesurée, chaque pas témoignant de la maîtrise d’un homme habitué à tout dominer. Ses traits sévères, marqués par une cicatrice sur l’arcade, renforcent l’aura de menace qu’il dégage. Ses yeux sombres et perçants scrutent la cour, évaluant chaque détail.
Je tente de respirer lentement, mais l’air semble lourd. Sa présence rappelle le poids des décisions à venir. Massimo n’est pas là pour une simple visite. Si son ombre plane ici, c’est qu’un danger imminent se prépare.
Je jette un coup d’œil rapide autour de moi, m’assurant que tout est en ordre. Le vieux canapé couvert de plaids usés, les piles de livres et papiers éparpillés… Tout semble soudainement déplacé, inapproprié face à l’arrivée imminente de mon oncle. Il n’aura même pas besoin de parler pour me faire comprendre que ce désordre reflète le chaos de ma vie.
Devant le patio, la portière claque, il s’avance vers l’entrée. Son costume sombre, parfaitement taillé, respire le luxe. Même ses mèches grisonnantes dans ses cheveux noirs, tirés en arrière avec précision, renforcent son contrôle absolu.
Je termine à la hâte de ranger quelques affaires, balançant un coussin sur le canapé avant de me redresser, le regard fixé sur la fenêtre. Je ne peux détacher mes yeux de lui. Massimo est l’ombre qui plane sur toute la famille, un homme dont la présence impose à la fois respect et crainte. Chaque geste est réfléchi, mesuré, comme si tout n’était qu’un jeu dont il maîtrisait les règles mieux que quiconque.
Ma gorge se serre. Le temps semble s’étirer à l’infini alors qu’il approche de l’entrée, son pas sûr et silencieux. L’appréhension grandit en moi. S’il est ici, c’est que le danger est proche.
Mes doigts tremblants tapent une réponse rapide à Giulia :
« Pas tout de suite, j’ai quelque chose à régler… »
*
Le salon est saturé d’un silence épais, celui qui s’insinue dans chaque respiration et alourdit l’atmosphère. Seul le cliquetis de la porcelaine, quand ma mère sert une tasse de café à Massimo, trouble cette quiétude trompeuse. Son sourire chaleureux effleure à peine la tension sous-jacente. Massimo s’installe calmement dans le fauteuil imposant au centre de la pièce, ses doigts glissant lentement sur le cuir vieilli, comme s’il s’imprégnait de l’histoire qu’il renferme.
— Ce fauteuil a vu passer tant de générations…
Il retire ses gants lentement puis poursuit d’une voix basse et mesurée.
— Il était là quand ton grand-père discutait des affaires de la famille. Fascinant, non ? Ces vieux objets ont une mémoire.
Ses mots flottent, lourds de sous-entendus. Ses doigts caressent le cuir avec une lenteur presque cérémoniale. Massimo ne parle jamais au hasard. Chaque mot est pesé, calculé.
Je croise les mains devant moi, cherchant à afficher une posture de contrôle, mon sourire figé.
— Je sais que tu as toujours eu cette passion pour les vieilles choses. Comme tes voitures. Ta Ferrari 250 GT Berlinetta, une œuvre d’art. Probablement la plus belle que j’aie jamais vue.
Massimo lève un sourcil, amusé par ma tentative de détourner la conversation. Il soupire, un sourire nostalgique aux lèvres.
— Ah, la 250 GT… Une beauté mécanique. Chaque détail a une histoire. C’est ce qui me plaît.
Il boit une gorgée de son expresso, prenant son temps. Mon oncle ne s’attarde jamais sur ce genre de sujets sans raison. Il est ici pour une raison précise.
Son regard tombe sur la tasse qu’il tient, et il la soulève doucement.
— Tu savais que cette tasse appartenait à ta grand-mère ? De la porcelaine fine. Fragile, mais précieuse. Comme tout ce qui a de la valeur, il faut savoir la manier avec soin.
Les mots sont calculés, les silences mesurés. La tension monte d’un cran, envahissant l’espace entre nous. Il prépare le terrain, c’est évident, mais je reste impassible.
— En parlant de soins, j’ai laissé à ton assistante, Claudia, des contrats prometteurs avec deux apporteurs d’affaires pour la construction d’une clinique privée.
— Les Rossi en seraient actionnaires ?
— Quelle question… J’aurais cru te trouver à Naples, occupé avec des projets plus… importants. Gianni, qu’est-ce que tu fais en ce moment ?
Je me redresse légèrement, mal à l’aise.
— Rien de particulier. Je m’occupe d’affaires familiales ici.
Massimo ne bronche pas, mais son regard devient plus perçant, son sourire imperceptiblement plus large.
— Vraiment ? Ça n’aurait pas de lien avec cette bosse sur ton front ?
Sa question tombe comme une lame. Mon corps se raidit, mais je m’efforce de rester impassible.
— C’est plutôt en lien avec le fait que papa a décidé de confier certaines responsabilités à Tommaso.
— J’en ai entendu parler. Que penses-tu de Tommaso à la tête du projet hôtelier ?
Son regard acéré cherche à percer mes défenses. Je sens le piège. Massimo ne pose jamais de questions innocentes. Je prends une respiration discrète, pesant mes mots.
— Mon avis importe peu, oncle. Et je doute que ma réponse te plaise.
Son sourire s’élargit légèrement, complice, comme s’il savourait ce duel. Il repose sa tasse dans un léger tintement.
— Tu as raison. Tommaso est un idiot. Il n’a pas ta sensibilité, encore moins ton intelligence.
Ses mots prononcés avec amusement me surprennent. Ce n’est pas son genre de me flatter, encore moins de dénigrer son propre fils. Une part de moi rejette cette reconnaissance, mais l’autre, celle qui cherche l’approbation depuis des années, se sent piquée de fierté. Pourtant, je reste méfiant. Avec Massimo, rien n’est gratuit.
— Mon père ne serait peut-être pas d’accord avec toi.
Le visage de Massimo se durcit légèrement, une ombre passe sur son sourire. Il ajuste d’un geste maîtrisé les manches de son costume, révélant son contrôle absolu.
— Ton père… Mon pauvre frère… Il a toujours été aveugle à ce genre de choses. Et maintenant, avec sa santé qui décline… il ne voit plus rien, au sens propre comme au figuré.
Sa voix devient plus grave, ses mots résonnant lourdement dans l’air. Je sens la conversation glisser vers des terrains plus personnels, plus dangereux.
— Il ne réalise pas que toi, tu es le véritable atout de cette famille. Pas Tommaso. Toi seul peux tenir la barre des Rossi.
Je sens le poids de ses paroles s’abattre sur mes épaules, une pression sourde qui pousse à réagir. Mais je garde le silence, laissant ses mots résonner.
— Mon frère ne comprend pas l’importance d’avoir quelqu’un de compétent à la tête de la famille. Toi, Gianni, tu as les épaules pour ça. Pas Tommaso. Lui, c’est un exécutant.
Il se penche légèrement, ses yeux accrochés aux miens, cherchant une réaction. Le piège se referme lentement. Je connais trop bien Massimo pour ignorer ce qu’il prépare. L’idée d’être l’héritier légitime me brûle la poitrine, entre désir et répulsion.
— C’est toi qui devrais diriger, Gianni. Pas lui.
Son sourire réapparaît, fin et calculateur, laissant un silence pesant. Mon cœur bat plus fort, mais je refuse de céder à l’envie de répondre.
— C’est un mal pour un bien. Je suis occupé en ce moment.
Excès d’orgueil, je sens que j’ai parlé trop vite. Massimo est un maître dans l’art de décoder les non-dits.
— Occupé ? J’ai entendu parler de ce projet. Un vieux navire, c’est bien ça ? La Speranza, si je ne m’abuse.
Son ton est doux, presque bienveillant, mais une lueur dans ses yeux trahit un intérêt plus profond. Rien ne lui échappe. Je prends une inspiration.
— Oui, La Speranza. Un vieux bateau familial. Il reste encore beaucoup de travail à faire.
Massimo repose sa tasse, puis ajuste ses gants en cuir avec soin. Chaque geste est théâtral, mesuré. Il ne se précipite jamais.
— J’ai toujours aimé ces vieux bateaux, les coques usées par le temps. Comme ces objets ici, ils défient les époques. Ils racontent des histoires. La Speranza ne fait pas exception.
Je serre les poings sous la table. Son intérêt n’est pas innocent. Je revois les documents que j’ai découverts à bord, les notes mystérieuses de Giuseppe Falcone. Massimo sait probablement quelque chose.
— J’ai fait des découvertes intéressantes en travaillant dessus. Des documents… des archives maritimes.
Son visage reste impassible, mais une légère crispation trahit une tension. Une infime faille dans laquelle je m’engouffre.
— Un lien avec l’histoire de la famille, peut-être ?
Il me fixe, son sourire à peine perceptible.
— Un lien, Gianni ? Non. Rien d’aussi grandiose. Juste un souvenir sentimental, c’est tout.
Ses mots sont trop lisses, trop retenus. Il cache quelque chose. Puis, sans prévenir, il frappe.
— En fait, Gianni, je veux racheter cette frégate.
Le choc est immédiat. Ses mots me frappent de plein fouet. La colère monte, mais je la refoule.
— Je suis tombé amoureux de ce bateau. Je veux le restaurer, en faire une pièce maîtresse. Pour cela, il faudra convaincre Giulia… et l’éloigner du projet.
Ma gorge se serre. Giulia. Il veut l’évincer. Ce navire représente tant pour elle… pour nous. Mais Massimo continue, imperturbable, sa voix douce contraste avec la brutalité de ses intentions.
— La Speranza peut devenir plus qu’un simple bateau. Il pourrait solidifier notre position à Positano. Et avec l’état de ton père, Gianni… il faut agir vite.
Il sait où frapper. La santé de mon père, les finances fragilisées de la famille… il maîtrise tout. Massimo pose une carte de visite devant moi. L’hôtel Palazzo Murat.
— J’ai pris mes quartiers dans la suite 42. J’ai fait privatiser le penthouse.
Il effleure le vernis sur la carte noir et or. Son index tapote le logo du palace puis il s’installe de nouveau au fond de son siège. Son silence cache une offre non verbalisée, mais impossible à ignorer.
— Pense-y, Gianni. Il est temps de faire ce qu’il faut pour la famille.
Je serre les dents, mes yeux fixés sur cette carte qui semble brûler mes doigts. Giulia, La Speranza, mes choix… tout s’entremêle dans un tourbillon de culpabilité et de doute.
— Je vais y réfléchir.
Mon murmure est lourd de tension. Massimo se lève, avec une grâce chorégraphiée, ajustant ses manches une dernière fois. Il pose une main ferme sur mon épaule, un geste chargé de sous-entendus.
— Tu es assez intelligent pour comprendre que cette opportunité ne se représentera pas.
Mon silence est loin de lui suffire, il me transperce d’un regard glaçant d’autorité.
— Je suis ici pour dix jours. Tu sais où me trouver.
J’essaie de conserver une espèce de poker face sans être certain d’avoir un as dans ma manche. Sans réaction de ma part, il s’empare de ses gants, sort, puis se fige un instant sur le pas de la porte.
— Et tu me feras le plaisir de te rendre jusqu’à Naples, pour rencontrer mes apporteurs d’affaires et signer ce qu’il y a à signer. Chiaro ?
— Je m’en charge, tout est sous contrôle.
D’un signe de la tête, il met un terme à sa visite, me laissant seul avec mes pensées. Le salon est désormais vide, mais l’air plus lourd que jamais. La carte de visite du Palazzo Murat pèse dans ma main. Je me sens sale. Coincé. Et le silence me dévore.
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