L’Écho des Choix
gianni
JJe tiens la carte de visite que Massimo m’a laissée, et pourtant, elle semble peser des tonnes. Chaque lettre dorée gravée dans ce petit bout de papier porte un poids que je ne veux pas porter. Sous la lumière pâle du bureau, les lettres vibrent presque, au rythme de mes hésitations. Elles promettent une issue, un chemin plus facile pour ma famille, un avenir où les sacrifices seraient moindres, où ma valeur ne serait plus questionnée. Mais accepter cette offre, c’est trahir Giulia. C’est trahir La Speranza.
L’image de Giulia envahit mes pensées, son visage s’illumine quand elle parle du bateau. Pour elle, La Speranza n’est pas un simple tas de bois flottant, c’est un symbole, un rêve, une histoire de famille ancrée dans chaque corde usée, chaque planche marquée par le sel et le vent. Comment pourrais-je tout anéantir pour de l’argent ? Rien que l’idée me laisse un goût amer, métallique, comme si cette trahison me consumait déjà de l’intérieur.
Puis le visage de mon père me revient. Ses traits fatigués, usés par les intrigues et les combats qu’il a dû mener pour maintenir notre famille à flot. Sa toux, ses mains abîmées par trop de responsabilités. Il a tout donné, même sa santé, pour nous. Comment pourrais-je le laisser souffrir davantage ? Le décevoir me serre la poitrine, un nœud que je ne peux défaire. Cette carte, cette proposition, pourrait tout arranger… mais à quel prix ?
Je vacille entre ces deux mondes. Mon père, et Giulia. L’un est une obligation, l’autre, un choix. Mes doigts se crispent autour de la carte de Massimo, brûlant ma paume. Quelle que soit ma décision, quelqu’un en paiera le prix. Et je ne sortirai pas indemne.
C’est un combat intérieur. Entre la loyauté à ma famille et la sincérité de mon cœur. Entre l’homme que je suis et celui que je pourrais devenir.
Peut-être est-ce le moment de briser ces chaînes invisibles, de tracer ma propre voie, loin des attentes de mon père, loin de celles de tous les autres. L’idée de tout perdre me frôle avec une étrange douceur, une liberté qui me donne le vertige. Suis-je capable de tout recommencer sans leur approbation ? Ou bien est-ce la peur qui me fait douter ?
Soudain, mon téléphone à clapet vibre, m’arrachant à mes pensées. Le nom de Giulia s’affiche. Sa voix douce emplit l’air, chaleureuse, réconfortante.
— Gianni, tu es en route pour le chantier ?
Un silence. Mes doigts tremblent légèrement, écho de la tempête qui gronde en moi. Sans même m’en rendre compte, je suis déjà en train de faire un choix.
— Pas encore…
Le silence qui suit mon murmure est lourd, chargé de tout ce que je ne dis pas. Je prends une profonde inspiration, prêt à franchir une ligne que je ne pourrai plus effacer.
— Giulia… Je voulais te dire quelque chose.
— Oui ?
Sa voix est pleine de confiance, et ça me fait mal. Mes yeux retombent sur la carte de Massimo, les lettres dorées scintillant dangereusement, une menace silencieuse. Abandonner une option, c’est toujours accepter des conséquences.
— Ce projet, La Speranza… J’y tiens de plus en plus.
Ma voix est plus grave que je ne le pensais. Un silence. Puis, sa réponse arrive, légère, emplie de soulagement, comme une bouffée d’air marin.
— Gianni… Merci. Ça compte tellement pour moi. Mais tu es sûr que tout va bien ?
Le visage de Massimo s’impose dans mon esprit, son sourire acéré, son ombre pesant sur mes choix. Il m’avait assuré que c’était pour le bien de la famille, que je ne faisais que suivre la voie tracée par des générations avant moi. Mais je réalise maintenant que tout était déjà embrouillé, bien avant que je ne prenne conscience de ce dilemme.
— Oui, t’inquiète pas… On se retrouve au chantier pour en discuter. On va faire de ce bateau quelque chose d’inoubliable. Ensemble.
— Ensemble.
Ce mot résonne en moi comme une cloche claire dans le chaos de mes pensées. J’ai pris ma décision. Mais alors que sa voix s’éloigne, le doute revient, plus fort. J’ai l’impression d’avoir évité un piège, mais à quel prix ? La carte de Massimo, toujours entre mes doigts, est le rappel d’un choix qui laissera une cicatrice.
Je fixe la carte une dernière fois. Les lettres dorées perdent leur éclat. Je laisse échapper un souffle longuement retenu et dépose doucement la carte sur le bureau, comme un poids dont je me déleste. Elle n’a plus sa place dans ma vie.
Mais au fond de moi, je sais que le combat ne fait que commencer. Mon père l’apprendra. Et Massimo… il ne laissera pas les choses en rester là.
Giulia
Je ne pouvais pas ignorer ce pressentiment, ce malaise qui planait entre Gianni et moi depuis notre dernier appel. Le vent, d’habitude si apaisant, semblait aujourd’hui aggraver mes doutes. Quand je le vois enfin sur le pont du navire, chaque pas qu’il fait semble étirer le temps, comme si même la brise s’était figée. Gianni, habituellement si sûr de lui, avance avec une lenteur qui me fait frissonner. Son regard accroche le mien, et je sens qu’il porte un fardeau invisible, quelque chose que je ne comprends pas encore.
Je tente de briser le silence lourd qui s’est installé entre nous, espérant retrouver cette légèreté, cette complicité que nous avions.
— Tu as ressorti ton costume trois pièces pour l’occasion ?
Il essaie de rire, mais le son est faux, mécanique. Son visage est tendu, et son sourire ne touche pas ses yeux. Mon cœur se serre. Sans réfléchir, je tends la main pour effleurer la bosse sur son front.
— Comment va ta bosse ?
Je veux le réconforter, dissiper ce poids qui l’écrase, mais il reste fermé, ses traits marqués par une lutte intérieure que je ne devine pas. Une vague de culpabilité me submerge.
— Je suis désolée de t’avoir poussé par-dessus bord. Ce n’était pas censé se passer comme ça…
Gianni secoue la tête, un sourire timide apparaissant enfin sur ses lèvres, mais l’inquiétude reste ancrée dans ses yeux.
— Ce n’est pas grave…
— J’ai paniqué sur le moment. Tout ça parce qu’Ezio a raconté à ma mère que je me comportais bizarrement ces derniers temps.
Je souris à cette idée, tentant de dissiper la tension, mais le regret pèse lourd dans ma poitrine. Gianni lève les yeux vers moi, une lueur d’inquiétude traversant son regard.
— Ça t’a causé des problèmes ?
Touchée par sa sincérité, je secoue doucement la tête, incapable de trouver les mots. Je prends ses doigts dans les miens, vérifiant rapidement que personne ne nous observe. Une fois rassurée, je m’assieds sur une caisse de La Speranza, cherchant un moment de calme entre nous avant de plonger mes yeux dans les siens.
— De quoi voulais-tu me parler ?
Il inspire profondément, comme s’il se préparait à franchir une frontière invisible. Je sens que ce qu’il va dire changera tout.
— Giulia, on m’a proposé de trahir ton projet.
Ses mots tombent comme une lame. Je sens mes doigts se crisper autour des siens, un frisson glacé me traverse. Tahir mon projet. Le mot résonne en moi comme un coup de tonnerre.
— Quoi ? Trahir comment ?
Mes mains lâchent les siennes, et une colère brute, incontrôlable, monte en moi. Comment ont-ils pu remettre en question tout ce que j’ai construit ?
— Qui ? Qui t’a proposé ça ?
Ma voix tremble, vibrante de colère et de peur. Gianni, habituellement si direct, baisse les yeux, cherchant à adoucir le choc.
— Ce n’est pas important, Giulia…
— Au contraire. Qu’est-ce qu’on t’a dit ?
— Qu’ils pensent que tu ne pourrais pas y arriver seule… que je ferais mieux de changer de camp, de saisir l’opportunité…
Ce n’est plus seulement la trahison qui me blesse, c’est ce doute qu’ils essaient de semer en moi. L’idée que je ne sois pas capable réveille une peur ancienne, celle de perdre pied, de voir mon rêve couler. Une douleur sourde monte, ravivant des insécurités enfouies depuis longtemps.
Je fixe Gianni. Ses yeux, habituellement perçants, semblent fuyants aujourd’hui, pleins d’hésitation. Mais derrière cette hésitation, je perçois une intensité, un regard qui me traverse comme s’il voyait au-delà de mes peurs. Il paraît fragilisé, vidé de cette confiance qu’il arbore d’habitude.
Je serre ses mains plus fort, cherchant à comprendre, à m’accrocher.
— Et tu les as crus ? Tu crois que je ne pourrais pas y arriver ?
Je ne peux pas cacher le tremblement dans ma voix. Ce ne sont pas les actes qui brisent, mais les doutes qu’ils sèment. La trahison me terrifie, mais ce doute sur mes capacités me blesse plus profondément encore.
Gianni relève les yeux, cette fois plus assuré. Son regard plonge dans le mien avec une sincérité désarmante.
— Non. Non, Giulia. Je crois en toi.
Il pousse un soupir, comme on dépose les armes après une longue bataille.
— Et je ne pouvais pas te trahir. Je ne pouvais pas te faire ça…
Il n’y a plus de place pour le doute dans sa voix. Ses mots apaisent, forcent la colère à se dissiper, même si elle reste en veille. Un frisson me parcourt quand sa main frôle la mienne, et je la retire instinctivement, encore méfiante, comme si je craignais de le laisser s’approcher trop près. La méfiance se dresse toujours, un rempart autour de mon cœur.
Mais même en reculant, je ne peux détacher mon regard du sien. Ses yeux sont ancrés aux miens, remplis de cette vérité brute qui fissure peu à peu les murs que j’ai érigés. Son visage, d’ordinaire impassible, révèle enfin une vulnérabilité qui le rend humain, plus proche.
Une émotion plus profonde que la colère monte en moi. Peut-être que, cette fois, la trahison n’aura pas le dernier mot.
— Merci, Gianni.
Ma voix est à peine un murmure, mais elle porte tout le poids de ma gratitude. Je pose ma main sur la sienne, cherchant à exprimer ce que les mots ne peuvent formuler. Le contact est immédiat, sa chaleur me traverse, apaisant les doutes qui obscurcissaient mon esprit. Ce simple geste dissipe les ombres qui pesaient sur nous.
Nos doigts s’entrelacent, créant un lien fragile mais suffisant pour éloigner mes peurs, ne serait-ce que pour un instant. Ce contact déclenche en moi une vague d’émotions, menaçant de briser les murs que j’ai construits. Quelque chose monte en moi, une force qui me pousse à lui tendre une perche.
— Tu veux venir avec moi ?
Son regard s’illumine de surprise tandis que je me lève, un sentiment d’urgence me poussant déjà vers la sortie. Gianni m’observe, perplexe, ses yeux bleus écarquillés.
— Où ça ?
Ses épaules se tendent à l’idée de ne pas connaître la destination, et je souris, un sourire qui cache bien plus que de simples mots.
— Là où je vais quand j’ai besoin de réponses…
Je plonge mon regard dans le sien et, avec une douceur empreinte de sincérité, je murmure :
— Un endroit que je n’ai jamais partagé avec personne.
Une part de moi sait que c’est le bon moment. Que c’est avec lui que je dois y aller. J’effleure sa joue, laissant mes mots en suspens, un sourire taquin aux lèvres.
— J’espère juste que tu n’as pas peur de salir ta cravate.
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