Sous les Filets du Passé
giulia
On avance dans les ruelles étroites de Positano, où chaque pavé semble murmurer des histoires enfouies, des récits que je n’ai jamais osé partager. L’air du soir, imprégné du parfum salé de la mer et des citronniers en fleurs, devrait apaiser, mais aujourd’hui, il réveille en moi une nostalgie amère. Les fantômes du passé semblent nous observer, silencieux, comme s’ils attendaient le moment où je serais prête à les affronter.
Je jette un coup d’œil à Gianni. Ses traits, d’ordinaire tendus, paraissent adoucis sous la lumière du crépuscule. Ses cheveux noirs, épais et légèrement en bataille, encadrent son visage, tandis que ses yeux bleus, d’ordinaire si perçants, semblent presque apaisés. À cet instant, je comprends que la paix ne réside pas dans l’absence de conflit, mais dans la présence de quelqu’un qui partage ton fardeau.
Lui, en costume impeccable, et moi, dans ma chemise imprégnée de l’odeur de la mer. Deux mondes qui se frôlent sans jamais vraiment se rencontrer, comme des courants opposés, mais ici, aux abords de ce vieux box marqué par le sel, je ressens une étrange harmonie. Il y a quelque chose d’incongru, presque rebelle, à voir un Rossi ici, dans cet espace sacré des pêcheurs. Et pourtant, c’est précisément ce qui rend ce moment unique.
On s’arrête devant la porte usée du box. La peinture bleue s’écaille, révélant le bois brut en dessous, témoin silencieux des années passées. Je sens le regard de Gianni sur moi, attentif, presque protecteur. Il dégage cette assurance tranquille, même dans le doute. Je pose ma main sur la poignée, sentant le bois rugueux sous mes doigts, ancrée dans la réalité de ce que je m’apprête à affronter. Lorsque j’ouvre la porte, l’odeur familière du sel et du poisson m’enveloppe, comme un souvenir ancien qui refait surface. Instinctivement, je serre la main de Gianni un peu plus fort, cherchant en lui une force que je pensais avoir perdue.
À l’intérieur, la lumière tamisée filtre à travers les volets fermés. Les filets suspendus bougent doucement, projetant des ombres mouvantes sur les murs, comme des vagues silencieuses. L’atmosphère est presque sacrée, empreinte d’un respect que même Gianni semble ressentir.
On avance vers une vieille table en chêne, usée par le temps, recouverte d’outils marqués par des années de travail. L’odeur du bois vieilli réveille des souvenirs que je n’ai jamais partagés avec personne. Prenant une profonde inspiration, je me tourne vers Gianni. Son regard capte chaque détail, absorbant l’histoire contenue dans ces murs. Même dans son costume, ses gestes sont mesurés, respectueux, comme s’il comprenait la gravité du lieu.
— Il y a eu des moments où on a failli tout perdre.
Je laisse les souvenirs refaire surface.
— J’étais petite, mais je me souviens des discussions entre mes parents, des regards inquiets. Pendant la crise des années 90, les quotas sur le merlu et le thon rouge ont presque détruit notre entreprise. Mon père réparait des barques, donnait des cours de navigation pour survivre.
Je marque une pause, en prenant soin d’ancrer chaque mot.
— Des promoteurs venaient régulièrement proposer de racheter ce box. Beaucoup de pêcheurs ont fini par vendre aux Rossi.
Gianni serre la mâchoire, une ombre de culpabilité passe sur son visage. Le malaise est palpable, mais tout ça dépasse nos histoires personnelles.
Il commence à parler, mais je pose ma main sur son bras, lui adressant un sourire apaisant. Il baisse les yeux, comme pour fuir le poids d’une culpabilité qui ne lui appartient pas.
— Ce n’est pas toi, Gianni. Tu n’y es pour rien. C’était bien au-delà de nous deux.
Le silence qui s’installe est chargé de réconfort. Gianni relève les yeux, absorbant chaque mot, chaque souvenir que je partage.
Je contemple les objets accrochés aux murs, des souvenirs d’une vie marquée par la lutte et la résilience.
— On a vraiment failli tout perdre. Et puis un jour, la vie m’a arraché mon père. Un incendie sur son embarcation… il n’en est rien resté.
Un nœud se forme dans ma gorge, mais je prends une profonde inspiration et continue.
— Ce box, c’est tout ce qu’il a laissé. Il réparait des barques ici, après des nuits en mer. Il n’a jamais abandonné.
Gianni s’approche. Il tend la main pour effleurer une vieille épuisette accrochée au mur, son geste empreint de respect, presque tendre, malgré sa carrure imposante. Ses doigts frôlent le bois usé, une nouvelle compréhension semble naître en lui.
— Et malgré tout, il a tenu bon. Comme toi.
Ses mots résonnent profondément. Gianni voit au-delà des apparences, au-delà de mes blessures. Une larme roule doucement sur ma joue, mais je ne la cache pas. Je me dirige vers un coin du box, désignant quelques objets soigneusement rangés.
— Mes premières épuisettes, les coquillages que je décorais, mes vieilles bottes usées. Ce box est imprégné de toute mon enfance, de tout ce que je suis.
Gianni observe une photo du bout des doigts, un sourire léger effleurant ses lèvres habituellement graves.
— Vous aviez l’air heureux, toi et ton père.
Je hoche la tête, émue.
— On l’était. C’est ici que j’ai grandi. Chaque objet me rappelle l’endurance et la force qu’il m’a transmises.
Son regard, intense et plein de compréhension, plonge dans le mien. Il n’a pas besoin de parler pour que je sache qu’il comprend. Il comprend l’importance de cet endroit, de ce qu’il représente pour moi.
Il s’approche doucement, posant une main ferme mais douce sur mon épaule. La chaleur de sa présence, la rugosité de ses doigts contre ma peau, me rassurent.
— Ce que mon père a fait avec ce box, c’est ce que j’aimerais faire avec La Speranza. Pour que son histoire ne s’arrête pas.
Gianni reste silencieux un moment, ses yeux remplis d’une empathie profonde.
— Je comprends maintenant pourquoi tu te bats autant pour elle. C’est une partie de toi, une partie de ton père.
Ses mots résonnent avec une telle sincérité que je ne peux retenir une nouvelle larme. Gianni la voit et m’attire doucement dans ses bras. Son étreinte est forte, mais pleine de respect. Il sait ce que ce moment représente pour moi.
On reste ainsi, en silence, partageant un instant de compréhension et de soutien mutuel. Puis, dans un geste qui me surprend, Gianni détache son pendentif cornicello et le place dans ma main. Un geste simple, mais chargé de signification.
— C’est censé protéger des mauvais esprits et attirer la chance. Chez nous, on dit que ça facilite les affaires.
Il sourit doucement, et je ressens tout le poids de son geste. C’est plus qu’un bijou ; c’est une promesse silencieuse de réconciliation, de paix entre deux mondes autrefois opposés. Ses yeux bleus, brillants d’une malice légère, s’illuminent tandis qu’il ajoute :
— Bon, ça n’empêche pas de tomber à l’eau quand /se cache comme des amants maudits, mais pour le reste, ça fait le job.
Un sourire traverse mes larmes. Je serre le pendentif contre ma poitrine, ressentant sa chaleur.
— Je te promets de ne plus jamais te pousser par-dessus bord.
Le rire léger qui suit vient sceller cet instant entre nous, mélange de réminiscences et de promesses pour l’avenir.
Gianni
Le serment léger de Giulia m’arrache un rire tendre. Ses longs cheveux bruns, légèrement ondulés, retombent autour de son visage, toujours un peu en désordre à cause de la mer. Elle serre le pendentif contre son cœur, le cornicello léger dans sa paume contrastant avec l’émotion palpable qui la submerge. Ce moment nous unit d’une façon qu’aucun mot ne pourrait vraiment décrire. Elle se rapproche doucement, posant sa tête sur mon épaule. Son parfum salin, celui de la mer et du vent, imprègne ses cheveux, et je l’enlace doucement, comme un geste instinctif de protection.
— Merci, Gianni. Tu n’imagines pas à quel point ça compte pour moi.
Ses yeux noisette, durs à l’occasion, brillent cette fois d’une douceur qui me traverse. Malgré la rudesse de la mer et de son métier, il y a en elle une tendresse rare, quelque chose qu’elle ne montre pas souvent. Nous restons silencieux, savourant cette proximité, cette bulle fragile qui nous isole du reste du monde. Le temps, pour un instant, semble suspendu, et les tourments de nos vies s’effacent.
Mon regard est attiré par un cadre poussiéreux accroché au mur. Une photo usée montre une petite fille, sûrement Giulia, aux côtés d’un garçon plus jeune, souriant, deux dents manquantes. Derrière eux, un bateau décoré de fleurs.
— C’est qui, ce garçon ?
Giulia lève les yeux vers la photo, un sourire nostalgique se dessinant sur ses lèvres légèrement gercées par le vent.
— C’est Ezio, mon petit frère. Il venait de se battre avec des gamins Rossi, il a perdu deux dents dans la bagarre.
Je hausse un sourcil. Ce nom d’Ezio ne m’est pas inconnu.
— Alors c’est lui, cet Esposito qui a la réputation d’aimer se battre ?
Elle rit doucement, un éclat de malice dans ses yeux, avant que son regard ne s’assombrisse.
— Oui, comme tous les fils de pêcheurs d’ici, il déteste les Rossi. Ça a commencé à l’école, des bagarres, des petites guéguerres. Et ça n’a fait qu’empirer quand il a rejoint l’école de voile. Des tensions, des représailles…
Je l’écoute, curieux de découvrir ces histoires familiales cachées sous la surface. La rivalité entre les Esposito et les Rossi est plus ancienne et complexe que je ne l’imaginais.
— Représailles ?
Giulia prend une respiration profonde, sa mâchoire se crispant légèrement à ce souvenir douloureux.
— Un jour, le voilier d’Ezio a été saccagé par les Rossi. En réponse, il a mis le feu à la concession automobile de sport de votre famille… C’était la vôtre, non ?
Je me souviens de ce scandale. Ça avait fait grand bruit à l’époque.
— Oui, c’était du côté de Tommaso. On en a parlé pendant des semaines.
Giulia secoue la tête, mi-amusée, mi-attristée.
— Cet idiot s’est fait attraper. Il a eu un sursis, heureusement.
Je ressens un mélange de sympathie et d’amusement pour ce frère impulsif, toujours prêt à tout pour défendre l’honneur des Esposito.
— Je comprends. Il cherchait sûrement à prouver qu’il valait quelque chose.
Le visage de Giulia se ferme légèrement, ses pommettes hâlées se relâchent sous le poids d’un souvenir plus lourd.
— Après la mort de notre père, Ezio a changé. Il est devenu esclave de sa colère. Il provoquait tout le monde, pas seulement les Rossi. Je l’ai souvent soigné après des bagarres, mais c’était comme s’il cherchait la douleur pour se sentir vivant.
Je me dis que la colère nourrit ceux qui ne savent plus comment guérir. Elle baisse les yeux, ses mots lourds de chagrin et de culpabilité. Porter le poids de l’entreprise familiale, soutenir sa mère, et veiller sur un frère en dérive… c’était trop pour une seule personne.
— Je n’ai pas vu le changement arriver. Il s’est enfermé dans ses jeux vidéo, devenant presque un étranger. Il ne sortait plus, sans doute parce qu’il savait qu’une fois dehors, il allait exploser. Un soir, ma mère l’a convaincu de sortir pour oublier… et il est tombé sur des jeunes Rossi.
Mon estomac se noue. Je sais déjà comment ça se termine.
— Et ça a dégénéré, n’est-ce pas ?
La tension entre nous monte. Cette rivalité familiale, enracinée depuis des générations, continue d’empoisonner nos vies, et malgré nous, elle nous relie d’un fil rouge, toujours prêt à nous séparer si nous n’y prenons pas garde.
Un bruit soudain à l’extérieur interrompt notre conversation. Giulia se met en alerte, ses mouvements précis et rapides, habitués à réagir au moindre danger. Elle jette un coup d’œil à travers la porte usée. Mon cœur bat plus fort à l’idée d’être découvert ici, au milieu du fief des Esposito. Mais elle souffle, soulagée.
— Juste un chat qui joue avec une canette vide…
Je souris intérieurement. Elle gère toujours tout avec cette assurance, cette capacité à faire face à l’inattendu. Alors que la pression retombe, mon regard se pose de nouveau sur la vieille photo au mur. Les sourires des pêcheurs Esposito, les fleurs ornant le bateau, captivent mon attention. Je romps le silence avec douceur.
— C’est quoi, cette photo ?
Giulia s’approche légèrement, un sourire nostalgique se dessinant sur ses lèvres.
— C’est la Fête de San Pietro, à Positano. C’est une fête très importante ici.
Son ton est empreint de fierté. Il y a quelque chose de profond et de beau dans cette tradition qui me fascine.
— Ça consiste en quoi ?
Elle prend une profonde inspiration, son regard s’illuminant.
— Ça commence par une messe en l’honneur de Saint Pierre. Les pêcheurs prient pour une pêche abondante et pour une mer clémente. Ensuite, il y a une procession en mer.
— Une procession ?
Elle hoche la tête, son sourire grandissant.
— Oui, la statue de Saint Pierre est portée jusqu’au port, puis installée sur un bateau décoré de fleurs. D’autres bateaux suivent, et tous ensemble, ils forment un cortège en mer, priant pour la sécurité et la prospérité.
Je l’imagine, ses yeux brillant de fierté, debout sur l’un de ces bateaux, ses cheveux flottant au vent, regardant la mer.
— Après la procession, on se réunit tous sur la plage. Les familles préparent un grand festin avec des fruits de mer, on danse, on célèbre. Puis la soirée se termine par des feux d’artifice. C’est un moment hors du temps.
Je souris, emporté par l’image de cette scène chaleureuse.
— Ça a l’air incroyable.
Elle hoche la tête, son sourire se teintant d’une douce mélancolie.
— Ça l’est. Et la fête a lieu demain.
Je fronce les sourcils. Demain ? Je me rends compte de l’importance de cet événement.
— Demain ? Je ne pourrai pas être là… je dois aller à Naples.
Un soupir traverse Giulia, une déception à peine masquée.
— Dommage…
— Je pourrais peut-être annuler…
Elle secoue la tête, ses yeux pleins de compréhension.
— Non, tu n’as pas à changer tes plans pour moi.
Mais alors que nous parlons, des voix viriles et des rires s’approchent. Des pêcheurs préparent la fête, et leurs pas résonnent dans les ruelles. L’intimité du moment s’efface. Giulia se redresse, inquiète.
— Ils vont nous voir…
La tension monte à nouveau. Dans ce village où chaque geste est scruté, la moindre rumeur peut être dévastatrice. Le ressentiment entre les pêcheurs et les Rossi est toujours vif.
Sans perdre une seconde, Giulia me prend par la main. Ses doigts fermes, marqués par le travail, m’entraînent vers le fond du box. Elle fouille dans un vieux coffre et en sort un ciré jaune.
— Mets ça ! Vite !
Je regarde l’imperméable avec une grimace. L’odeur de poisson me saute au visage.
— Tu n’es pas sérieuse ?
Elle rit doucement, ses yeux pétillants.
— Excuse-moi, monsieur « costume sur-mesure ». C’est ça ou te faire repérer par des marins furieux.
Je soupire, sachant qu’elle a raison. À contrecœur, je m’empare du ciré et l’enfile. L’odeur et la texture rêche me dégoûtent, mais c’est toujours mieux qu’une confrontation. Je rabats la capuche sur ma tête, cachant mon visage, mais je ne peux m’empêcher de lancer une dernière réplique.
— Ce jaune est tellement voyant que même les poissons doivent se dire que j’ai un problème avec la mode.
Giulia éclate de rire, secouant ses cheveux en bataille.
— T’inquiète, ça te va bien. On dirait un rayon de soleil dans la tempête.
Je lève les yeux au ciel, amusé malgré moi.
— Un rayon de soleil qui sent la morue, alors.
Son rire résonne dans le box, et je ne peux m’empêcher de sourire à mon tour. Malgré la tension, sa bonne humeur est contagieuse.
— Allez, on sort discrètement.
Nous filons hors du box, nos rires étouffés rebondissant dans les ruelles, nos mains toujours liées. Courir ensemble, c’est échapper à la tempête, mais jamais au vent. En galopant sur les pavés, habillé comme un canari malheureux, je réalise combien j’aime la sensation de sa main dans la mienne, et ce sentiment de la suivre, où qu’elle m’emmène.
Si cette histoire te plaît, partage-la avec ceux que tu aimes ! Ensemble, faisons voyager ce roman.
En effet il fait pas dans la dentelle le ptit frère… et ce ciré jaune doit être merveilleux à enfiler 😅🤢
un peu sanguin, le garçon ^^