Plongée en eaux troubles
gianni
Giulia et moi, on se prépare minutieusement pour notre sortie en mer, une excitation palpable dans l’air, suspendue entre nous, aussi présente que la brise salée qui caresse nos visages. Le soleil d’après-midi réchauffe la terrasse, et cette nervosité familière, celle qui surgit avant les grands moments, me traverse. Tout est prêt : palmes, masques, gilets sont loués et rangés. On grimpe dans le canot de la villa, impatients de plonger vers l’inconnu.
Le moteur vrombit doucement alors que la côte s’éloigne peu à peu, la Méditerranée, sauvage et infinie, s’étend devant nous. La mer, turquoise, chuchote ses mystères, et chaque crique lointaine semble nous appeler. Giulia ajuste son masque, son sourire taquin accroché à ses lèvres. Son enthousiasme déborde, et bientôt une légèreté s’installe entre nous. Les rires éclatent, les taquineries fusent. Notre jeu de questions reprend, cette envie irrésistible de gratter sous la surface.
— Quelle est la leçon de vie la plus marquante que tu as apprise jusqu’à maintenant ?
Ses yeux pétillent, la curiosité y dansant. Je fais mine de réfléchir, puis lâche, faussement solennel :
— Ne jamais sous-estimer l’impact d’un jus d’orange tiède. 9,5 sur 10, je retiens toujours la leçon.
Giulia éclate de rire et secoue la tête.
— Monsieur Melon est si fragile que ça ?
Je ris avec elle, sans la moindre offense, avant de reprendre un ton plus sérieux.
— Plus franchement… la vie est trop courte pour ne pas suivre son cœur, même si ça veut dire casser quelques statues en marbre au passage. Et toi ?
Elle me regarde avec un clin d’œil complice.
— Ne jamais juger un livre à sa couverture… ou un homme à son trousseau de clés.
Nos regards se croisent, un silence complice s’installe. Ce n’est plus simplement un jeu. Chaque question, chaque réponse nous rapproche, dévoilant un peu plus de nos vérités. Une vague frappe le bateau, nous faisant légèrement bondir. Giulia se crispe, ses mains serrant le bastingage. Elle sourit malgré tout, ses doigts fermement ancrés. C’est l’occasion parfaite. Je m’approche, un sourire aux lèvres :
— Comment gères-tu tes peurs ?
Elle sourit, les mains encore crispées sur le bateau, ses yeux pleins de malice et de sincérité.
— Avec une bonne dose de sarcasme… et de limoncello. Ça aide. Et toi ?
Je hausse un sourcil, l’air moqueur :
— Moi ? Je plonge dedans. Littéralement. Comme ces barils qu’on va aller inspecter de plus près. Sérieusement, j’essaie de les affronter. La peur, souvent, c’est juste le signal de ce qui compte vraiment.
Le moteur ronronne toujours, son bruit se mêlant à mes battements de cœur, l’anticipation grandit en moi. On atteint la zone indiquée, je jette l’ancre et mon regard se pose à nouveau sur Giulia. Elle me sourit, ce sourire qui à la fois me rassure et éveille en moi des émotions inexplorées. L’interrogatoire continue.
— Quel est ton plus grand rêve encore non réalisé ?
Sa voix douce se perd dans le vent et le bruit des vagues. Je la fixe, intensément, les mots me viennent sans réfléchir :
— Je ne sais pas trop… Peut-être trouver un endroit où je pourrais être moi-même, sans masques. Partager un petit-déjeuner tous les jours avec quelqu’un. Rien de spectaculaire, mais essentiel.
Elle semble touchée, je le vois à la façon dont son sourire s’adoucit, ses yeux capturant les miens.
— Moi, j’ai toujours rêvé de plonger dans un navire éventré… et peut-être de trouver une étoile perdue pour illuminer ma planète.
— Je croyais que c’était moi la planète et toi l’étoile ?
— Vous m’agacez, cher Sherlock Holmes.
Nos sourires se croisent, chargés de promesses. On commence à s’équiper pour la plongée, vérifiant chaque détail avec soin, la tension cédant place à une concentration partagée, l’excitation montant d’un cran à chaque geste. Je l’observe, fascinée, tandis qu’elle ajuste son détendeur, et une question me vient naturellement :
— Quelle est la valeur la plus importante pour toi, et pourquoi ?
Elle prend un moment, son regard perdu au loin, avant de répondre :
— L’honnêteté. C’est la fondation de tout, que ce soit dans les relations ou dans les choix de vie. Sans ça, rien ne tient debout. Et toi ?
Mon cœur bat plus fort, ses mots résonnent profondément, justes, comme toujours.
— La loyauté. Savoir que quelqu’un sera là, quoi qu’il arrive, c’est précieux.
Elle acquiesce, une lueur de compréhension dans ses yeux. On termine de s’équiper, nos regards se croisent une dernière fois avant le plongeon. Il y a un accord tacite entre nous, une promesse silencieuse. Avec cette certitude, on bascule en arrière, quittant la chaleur du bateau pour l’étreinte fraîche et mystérieuse de l’eau.
À chaque mouvement, à chaque frôlement de nos mains en ajustant l’équipement, l’air semble chargé d’une énergie invisible mais puissante. La tension s’efface dans les sourires qu’elle me lance, ses yeux capturant les miens, tissant une promesse silencieuse, plus forte que n’importe quelle parole, capable de briser même le silence des profondeurs marines que l’on s’apprête à explorer.
Je le sais bien, face à elle, je suis novice dans ce monde aquatique. Giulia, elle, bouge avec une aisance fascinante. Elle ajuste son matériel avec précision, chaque cliquetis de boucle, chaque frottement de sangle sur le néoprène résonnent comme une symphonie. Elle appartient déjà à cet élément, comme le faucon qu’on avait observé plus tôt appartenait au ciel, prête à conquérir ces eaux.
— Comment ça fonctionne, déjà, ce système ?
Elle tapote son masque avec un sourire moqueur. Son sourire cache une complicité qui réchauffe mon cœur. J’essaie de lui expliquer le fonctionnement du micro intégré au régulateur et des écouteurs dans le masque, tout en camouflant au mieux mon manque d’assurance.
— On peut se parler comme si on était à la surface, avec un léger écho sous-marin qui pourrait, qui sait, ajouter du charme à ma voix.
Elle sourit, réprimant un éclat de rire.
— Dans ce cas, c’est décidé. À partir de maintenant, je ne te parle que sous l’eau.
Je ris, soulagé.
— Sage décision. Peut-être que je deviendrai poétique à dix mètres de profondeur.
Son ricanement, presque sucré, s’éteint, puis elle attache ses yeux brillants de malice à l’objectif étanche et au boîtier sous-marin.
— Et ça ? C’est pour immortaliser nos selfies devant l’épave ?
— Je doutais que mon vieux téléphone à clapet survive à cette profondeur.
Nos rires s’apaisent, et le silence reprend sa place, seulement perturbé par le ronronnement du moteur et le battement régulier de mon cœur. Le monde rétrécit, se concentrant sur cet instant suspendu, tandis que le bateau glisse vers un point inconnu sur la carte.
Puis, on plonge, et tout change. L’eau nous enveloppe, effaçant les sons du monde, et on se retrouve dans une bulle intime de lumière, de bulles et de silence. Les rayons du soleil percent la surface et dansent sur le métal rouillé de l’épave, réveillant des secrets oubliés.
L’épave apparaît, massive, comme un géant endormi, une silhouette impressionnante qui semble respirer sous l’eau. Giulia évolue avec fluidité, ses mouvements sont gracieux, chaque battement de palme dessinant des arabesques dorées dans l’eau. Elle glisse avec une assurance qui m’apaise et me guide, et je me laisse porter, comme si tant qu’elle est là, rien ne peut nous arriver.
Soudain, elle s’arrête, ses yeux fixés sur quelque chose. Je m’approche, et mon cœur manque un battement. Devant nous, une mosaïque de corail et de sable contraste avec l’ombre imposante de l’épave. Des poissons tourbillonnent autour de la coque, leurs écailles brillant dans les reflets de rouille et de bois craquelé. L’épave est à moitié ensevelie, une relique dont les contours brisés parlent d’un passé violent. Mais autre chose m’interpelle, une sensation étrange, comme si l’eau elle-même protégeait ce secret enfoui.
Le murmure des bulles est le seul son qui rompt le silence des profondeurs. Giulia s’approche, caressant du bout des doigts des lettres gravées dans la coque rouillée. Son geste délicat, presque révérencieux, trahit sa curiosité. La voir toucher ces marques, c’est comme la voir essayer d’attraper une ombre, d’écouter les échos d’une histoire enfouie. Un frisson me parcourt. Elle ne touche pas simplement une épave ; elle touche un vestige du passé, tente de saisir une mémoire perdue. Giulia pointe une inscription, à moitié masquée par la rouille.
Mon souffle se fait plus irrégulier quand je parviens à lire ce qui est écrit. Une alarme silencieuse résonne en moi.
— C’est… impossible…
Je murmure ces mots sans vraiment m’en rendre compte. Giulia se tourne vers moi, ses yeux se plissant derrière son masque, insistant, questionnant. Son regard me force à affronter la réalité.
— Tu reconnais ce nom, pas vrai ?
Même déformée par l’équipement, sa voix est claire, décidée. Elle attend une réponse, comme si mes mots pouvaient tout changer. Je hoche la tête, mes pensées en ébullition.
— ODM… C’était dans les registres retrouvés à bord de La Speranza. Tu te souviens ?
Une colonne de bulle s’échappe de son masque avant de me répondre.
— Oui. Ce navire faisait partie des mêmes opérations clandestines. Ils l’ont coulé ici pour effacer les preuves, après avoir transporté des marchandises dangereuses.
Le silence qui suit est lourd, seulement troublé par nos respirations régulières. La mer semble retenir son souffle, conscient de l’importance du moment. Giulia fixe l’épave avec une intensité nouvelle, un lien invisible nous unissant. Cette découverte nous dépasse, nous dévoile, révélant des facettes de nous-mêmes que nous ignorions. Giulia se tourne vers moi, nageant avec grâce et détermination vers l’ouverture béante du géant de fer.
— Alors, qu’attendons-nous ? Allons découvrir ce que ce navire a encore à dire.
Giulia
L’obscurité m’engloutit aussitôt qu’on pénètre l’épave, un noir si dense qu’il semble vouloir m’avaler, me piéger dans une prison glaciale. L’eau devient plus lourde, plus épaisse, comme si elle s’opposait à chaque battement de mes palmes, ralentissant mes mouvements. Ma lampe, réduite à une lueur hésitante, peine à percer les ténèbres mouvantes, révélant des formes distordues qui surgissent comme des cauchemars prêts à s’animer.
Les parois métalliques de l’épave, rongées par la rouille, sont menaçantes, prêtes à s’effondrer à tout moment, telles des mâchoires endormies prêtes à se refermer. Ce lieu est un reflet vivant de mes peurs, et il me serre, m’étouffe, comme s’il voulait me dévorer tout entière. Le froid mordant de l’eau ne fait qu’amplifier les frissons qui me parcourent l’échine. Chaque mouvement est une étreinte glaciale, comme si une présence invisible rôdait, tapie dans les ombres. Ce n’est pas simplement l’eau qui est froide, c’est l’épave elle-même, chargée d’une malveillance silencieuse. Le métal gémit sous la pression de la mer, des plaintes étouffées qui protestent contre notre intrusion. Ces sons métalliques amplifient l’angoisse qui monte en moi, rendant chaque silence plus lourd, plus menaçant.
Mon souffle devient court. Ce n’est pas la fatigue physique qui m’épuise, mais ce lieu, imprégné des vies perdues et des secrets oubliés. Chaque respiration est une lutte contre cette terreur rampante. Peut-être que, tout comme nous, des fantômes dorment ici, et qu’ils ne doivent surtout pas être réveillés. L’eau semble vouloir me repousser, elle s’alourdit sur mes épaules, enserre ma poitrine, comme si des chaînes invisibles m’attiraient irrésistiblement vers le fond.
Soudain, je distingue une ombre familière dans le faible halo de ma lampe : Gianni. Sa présence est rassurante, une bouée dans cet océan de peur. Ses mouvements calmes, sûrs, contrastent avec le chaos qui m’entoure. Il est mon ancre dans cette obscurité. Alors que je lutte contre mes peurs, il se déplace avec aisance, comme s’il était chez lui ici. J’essaie d’imiter ses gestes, cherchant dans cette synchronisation une illusion de contrôle, une stabilité fragile. Mais l’angoisse est là, prête à bondir à la moindre erreur.
Nos lampes projettent des faisceaux incertains, révélant par éclairs des fragments de l’épave. Des morceaux de métal rouillé, des câbles flottant tels des serpents endormis, apparaissent puis disparaissent dans le noir. Le métal, tâché de rouge sombre, semble saigner, et les ombres s’amusent à rappeler mes peurs les plus profondes. C’est un labyrinthe mouvant, un piège prêt à se refermer sur nous à tout moment.
Puis, une forme se dessine, plus massive, émergeant lentement de l’obscurité. Mon cœur se serre, je m’avance avec précaution, en alerte. Les contours se précisent, et une vague glaciale me traverse. Des barils gigantesques apparaissent, alignés avec une précision inquiétante. Leur immobilité est angoissante, comme des bombes silencieuses attendant de libérer leur menace. Un symbole rouge vif, peint sur l’un des barils, me frappe, un avertissement muet mais assourdissant.
Je me tourne vers Gianni, mon cœur battant à tout rompre, cherchant une solution dans ses yeux. Mais ce que j’y vois ne me rassure pas : sa peur est le reflet de la mienne. D’un geste tremblant, je lui montre les barils.
— Ces bidons… Regarde les symboles…
Les bidons sont marqués d’une étrange croix, avec des triangles aux extrémités. Gianni s’approche, son appareil photo sous-marin à la main, prêt à immortaliser notre découverte. Son visage se fige, ses traits se durcissent.
— Ce sont des déchets radioactifs…
Le mot claque, même à travers le régulateur, comme un coup de tonnerre. Un silence lourd nous enveloppe, chaque seconde devient une éternité sous l’ombre du danger. Nos regards se croisent, une compréhension tacite nous soude. Gianni prend les clichés nécessaires, mais un craquement sourd résonne dans l’épave, un son profond, guttural, semblable au dernier souffle d’une créature mourante. Mon cœur s’emballe. Si l’un de ces bidons se fissure, cela pourrait être une catastrophe pour la côte… et pour nous.
L’épave tremble légèrement, comme prête à céder. Un frisson glacé parcourt tout mon corps. Je croise le regard de Gianni, et j’y vois la même peur, mêlée à une détermination farouche. Il est temps de partir.
Un autre craquement, plus intense. La panique commence à me gagner, chaque fibre de mon corps crie de fuir. Le navire tout entier vibre, des bulles remontent à la surface, comme les derniers soupirs du monstre métallique. Gianni synchronise ses mouvements aux miens, et son regard me ramène à l’instant présent. C’est ce lien silencieux entre nous qui m’empêche de céder à la terreur.
On remonte enfin. L’air de la surface est lourd, difficile à inhaler. Je prends une grande inspiration, mais l’oppression reste présente. Mon cœur bat la chamade, mes muscles sont en feu. Je me tourne vers Gianni, et dans son regard, je retrouve une parcelle de la sérénité qui m’avait échappé.
Mais on n’a pas le temps de s’attarder. Un rugissement brutal déchire l’air. Un hors-bord noir fend les eaux, rapide, menaçant. Mon cœur se serre à la vue des quatre hommes à bord. Leurs silhouettes sombres se découpent sur l’horizon, une menace palpable.
Gianni se tend à mes côtés, sa main effleure mon bras, un contact électrique, chargé de tension. Les hommes, habillés de costumes sombres, portent des lunettes noires, leurs visages inexpressifs. Le silence qui émane d’eux est plus menaçant que tous les mots. Celui qui se tient à l’avant, visiblement le chef, retire ses Ray-Ban et arbore un sourire froid, carnassier.
— Vous avez l’air d’être de bons plongeurs. Mais ces eaux… peuvent se révéler dangereuses.
Chaque mot pénètre en moi comme un venin lent, se répandant dans mes veines. Son sourire s’élargit, dévoilant des dents parfaites, des crocs cachés derrière une apparente politesse.
— Il serait sage de ne pas s’aventurer dans des endroits inconnus.
Mon instinct me hurle de fuir, mais mes jambes sont clouées par la peur. Gianni, avec un calme apparent, prend la parole.
— On était juste curieux, rien de plus.
Le chef incline la tête, son sourire figé.
— La curiosité, c’est bien. Mais elle peut être… mortelle.
Je comprends alors que ce plongeon dans les profondeurs n’était que le commencement, et ce qui nous attend à la surface pourrait être encore plus terrifiant. L’homme marque une pause, son regard se durcit, son amusement disparaît.
— Il y a des secrets qui doivent rester sous la mer. Mon conseil : ne revenez pas. Ce serait… imprudent.
Un frisson glacé parcourt mon corps. Chaque mot de cet avertissement résonne comme une menace à peine voilée. Leur moteur gronde à nouveau. Ils s’apprêtent à repartir. Gianni se crispe à mes côtés, et je sens la tension dans son corps lorsqu’il entend les dernières paroles de l’homme, qui a remis ses lunettes de soleil.
— Passe le bonjour à Massimo. J’espère qu’il profite de son séjour à Positano…
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