Le trône vacant
gianni
Le parking de l’hôpital est plongé dans un silence étrange, éclairé par quelques lampadaires vacillants, projetant des ombres mouvantes sur le bitume glacé. L’air est lourd, saturé d’une tension qui m’étouffe. Tout semble suspendu, comme si l’univers retenait son souffle après cette journée infernale. Je cherche nerveusement mon téléphone pour appeler un Uber. L’Alfa est toujours au garage, et après tout ce que je viens de traverser, je n’aspire qu’à une chose : rentrer à la villa pour remettre un peu d’ordre dans ce chaos oppressant.
Les mots de ma mère résonnent encore : « Reprendre le flambeau. » Cette phrase pèse sur moi comme une sentence. Moi, Gianni, à la tête de cet empire… L’idée semble irréelle, mais il n’y a plus d’échappatoire. Le poids de cet avenir imposé m’écrase, un fardeau que je n’ai jamais voulu.
Je tente de commander un trajet, mais l’application ne fonctionne pas. Encore une contrariété. Alors que je me débats avec l’écran, une voix mielleuse me tire brusquement de mes pensées.
Sous la lumière blafarde, je distingue Tommaso. Bien sûr, il est là, rôdant comme un charognard, avec son sourire hypocrite qui me fait grincer des dents. Adossé à une berline noire, il joue avec ses clés, affichant un air faussement détendu. Chaque geste est calculé pour m’agacer.
— Gianni ! Qu’est-ce que tu fais ici, tout seul ?
Je soupire intérieurement. Même lui parler est une corvée.
— J’ai appris pour ton père. Je suis venu lui apporter mon soutien.
Soutien ? Quelle plaisanterie. Tommaso n’est qu’un opportuniste. La colère monte, mais je n’ai pas la force de m’énerver. Trop de poids pèse déjà sur mes épaules.
— Il ne veut voir personne.
Je détourne les yeux tandis que les ambulances continuent leurs allées et venues. Plus loin, une file de taxis attend, figée. Mais ils sont rares à cette heure-ci. Je dois patienter ou trouver un autre moyen de rentrer.
Tommaso, visiblement amusé par ma situation, agite ses clés.
— Tu ne vas quand même pas prendre le bus ? Tu cherches un taxi ?
— Oui. Je dois rentrer à la villa.
Je range mon téléphone, la frustration à peine contenue, tandis qu’il hausse un sourcil.
— Plus de voiture ? Qu’est-ce que tu as foutu ?
Je l’ignore, ne voulant pas discuter de ma voiture avec lui. Son rire est plus insupportable que jamais.
— T’inquiète pas, cousin. Je peux te déposer. Pas la peine de te galérer.
Je le regarde, essayant de lire ses intentions. Tommaso n’offre jamais rien sans arrière-pensée. Mais je suis épuisé, à bout de forces. Je n’ai plus l’énergie de m’opposer à lui.
— D’accord. Ramène-moi.
Son sourire s’étire, satisfait. Il ouvre la portière de sa berline.
— Allez, monte, Gianni.
Je m’installe à côté de lui, claquant la portière avec plus de force que nécessaire. L’atmosphère est lourde, suffocante. Le silence ne dure que quelques secondes avant qu’il ne le brise d’un ton faussement léger.
— Dis-moi, Gianni, tu crois que c’est sérieux ? Pour ton père, je veux dire…
Ses mains se crispent sur le volant. Il s’inquiète pour lui-même, pas pour mon père. Ce qui le préoccupe vraiment, c’est la passation de pouvoir.
— Il est malade, oui. Mais je m’en occupe.
Tommaso hoche la tête, mais il ne comprend rien. Il n’a aucune idée de ce que c’est de voir un père sombrer.
— C’est bien. Mais tu sais, il va falloir réfléchir à l’avenir. Si Alessandro ne peut plus gérer… la famille ne peut pas rester sans leader.
Je le fixe, les mâchoires serrées. Il tourne autour du pot, mais je sais exactement où il veut en venir. Ce n’est pas l’avenir de la famille qui l’inquiète, c’est le sien.
— Tu veux savoir ce qui va se passer, Tommaso ? Tu as peur que je prenne le contrôle et que je t’écarte. Eh bien, laisse-moi te dire une chose : tu as raison de t’inquiéter. C’est exactement ce que je vais faire.
Il blêmit légèrement, ses mains se crispent davantage sur le volant. Il ne s’attendait pas à une telle franchise. Fini les faux-semblants.
— Gianni, soyons raisonnables. L’hôtel, c’est un projet solide. Tu ne vas pas tout foutre en l’air par rancune, si ?
Je le fixe, mes dents serrées.
— Ce projet ne t’appartient plus, Tommaso. Prépare tes affaires.
Le silence qui s’installe est oppressant. Tommaso ne sourit plus, son visage est tendu, mais il réfléchit déjà à une riposte. Il ne se laissera pas écarter facilement.
La voiture ralentit devant le portail de la villa Rossi. L’Alfa Romeo est là, réparée, le mécanicien discutant avec le jardinier de mes parents. Tommaso jette un coup d’œil vers eux, puis vers moi. Il sait qu’il vient de perdre une manche, mais il n’a pas dit son dernier mot.
— Très bien…
Son sourire revient lentement. Il fixe la route, sa voix douce, presque complice.
— Mais tu sais, Gianni… dans une famille comme la nôtre, tout peut basculer très vite. Parfois, ce n’est pas ce qu’on contrôle qui nous trahit, mais ce qu’on pense acquis.
Il tourne la tête vers moi, me lançant un regard perçant. Une menace subtile, mais bien présente.
— Je te dis ça comme un conseil, entre cousins. Fais attention à ce que tu ne vois pas venir.
Tommaso me lance un dernier regard avant de redémarrer et de repartir sans un mot de plus. Juste une menace. Simple. Efficace.
Je reste immobile quelques instants, observant les feux arrière de sa voiture disparaître dans la nuit. Ses mots résonnent encore, lourds de sous-entendus. Il pense m’avoir effrayé, mais je sais que dans cette famille, les coups viennent toujours de ceux en qui on pensait pouvoir avoir confiance.
Je me dirige vers l’Alfa Romeo. Le garagiste me salue d’un signe de tête.
— C’était une simple panne du calculateur, monsieur Rossi. Je vous rends les clés ?
— Garez-la devant le patio. Laissez les clés à l’entrée et envoyez-moi la facture. Je n’ai pas le temps.
Alors que j’entre dans la villa d’une foulée vive, je sens la tension monter en moi. Le jeu devient de plus en plus dangereux. Massimo, Tommaso, ma mère, et même mon père dans ses derniers instants, tous cherchent à manipuler cette situation à leur avantage. Et moi ? Suis-je prêt à les affronter tous ?
Ma mâchoire se serre alors que les portes de la demeure s’ouvrent. Une seule chose est sûre : je ne peux plus reculer.
*
Le bureau de mon père, autrefois symbole de son empire, me semble étrangement petit. Les murs se resserrent, compressant l’espace malgré l’immensité de la pièce. Mes pas résonnent sur le parquet ciré, chaque écho comme un avertissement. Le bureau en acajou massif, imposant mais encombré de papiers, témoigne d’un règne en déclin. Je prends une profonde inspiration et m’assois dans le fauteuil de mon père.
Le cuir, autrefois symbole de confort et de puissance, me paraît rigide, intimidant. Ce trône, qu’il a occupé toute sa vie, est une place que je n’ai jamais désirée. Mais aujourd’hui, je n’ai plus le choix. C’est un passage obligé, un adoubement silencieux auquel je ne peux échapper. Le coffre-fort Napoléon, dans un coin, me rappelle les responsabilités qui pèsent sur moi.
Mon regard parcourt la pièce. Les dossiers épars tracent les contours de l’œuvre de mon père : les investissements immobiliers colossaux, les rapports boursiers, les assurances. Pouvoir, richesse, solitude. L’empire Rossi.
Mais au milieu de tout ça, une froideur m’envahit. Mon regard s’arrête sur un document qui ne devrait pas être là. Mes doigts tremblants saisissent lentement le papier. C’est une procuration, un mandat conférant à Massimo les pleins pouvoirs, invoquant la santé déclinante de mon père. La signature, tremblante, incertaine, glace mon sang. C’est bien l’écriture de mon père, mais elle est hésitante. Massimo a attendu qu’il soit trop faible pour comprendre ce qu’il signait. Ce pouvoir a été arraché dans l’ombre, construit sur les ruines de la confiance.
Je repose le papier, le souffle coupé. Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Massimo a profité de la maladie de mon père pour s’emparer du contrôle, détruisant son règne de l’intérieur. Je me tourne vers le téléphone, prêt à appeler la banque, à réactiver mes comptes et à me préparer à la bataille. Mais à quoi bon ? Ce document prouve que je n’ai plus aucun pouvoir. La banque, les comptes, l’empire… tout est entre ses mains.
Le bureau, avec ses murs sombres et ses odeurs de cuir et de bois poli, devient une prison. Le fauteuil, autrefois symbole de stabilité, est une cage dorée. Et moi, je suis piégé dans un rôle que je n’ai jamais voulu, un héritier dépossédé avant même d’avoir pu agir.
Le silence est oppressant. Je ferme les yeux, tentant de rassembler mes pensées, mais il est trop tard. Ce moment, que je pensais être une opportunité, n’était qu’une illusion. Massimo a déjà gagné. Mon oncle, cette ombre menaçante, resserre son emprise sur ma famille, sur ma vie.
Avant que je puisse réagir, une vibration brise le silence. Mon téléphone, posé sur une pile de dossiers, affiche un nom que je redoute. Massimo.
Je fixe l’écran, chaque seconde rendant ma respiration plus lourde. L’affronter est inévitable, mais je sens déjà le poison de ses mots s’infiltrer dans mes pensées. Je décroche malgré tout.
— Gianni, Je suppose que tu as découvert ce que tu cherchais…
Sa voix suave et tranchante m’étrangle. Je serre les dents, mon cœur battant plus fort. Il ne me laisse pas répondre.
— Tommaso m’a dit que tu fouillais dans les papiers. Je m’attendais à ce que ce moment arrive. Mais sache une chose, Gianni. Les pleins pouvoirs me reviennent pour l’instant, mais je te les confierai lorsque tu seras prêt.
Le silence s’installe, oppressant. Mes yeux se posent sur le mandat signé par mon père, confiant à mon oncle le contrôle total. Comment ai-je pu laisser ça se produire ?
Sa voix résonne à nouveau, plus glaciale.
— Ce document, personne n’était censé le découvrir avant le bon moment. Ni ta mère, ni toi.
Ces mots me frappent comme une gifle. Je reprends contenance, laissant une pointe de défi transpercer ma voix.
— Tu crois vraiment que je vais rester les bras croisés pendant que tu t’appropries ce qui m’appartient de droit ?
Massimo rit doucement, un rire qui me met sur la défensive.
— Ce qui t’appartient de droit ? Gianni, ce n’est pas une question de droit, mais de mérite. Ton père m’a confié cette responsabilité parce qu’il savait que tu n’étais pas prêt. Il savait que cet empire nécessitait une main ferme. Toi, tu es encore trop idéaliste.
Chaque mot est une attaque contre ma capacité à gérer l’héritage. Mais je ne me laisserai pas faire.
— Et toi, Massimo ? Tu penses vraiment que tu as mérité ce pouvoir en manipulant mon père alors qu’il était trop faible pour te résister ?
Son ton devient plus froid.
— Manipuler ? Non, Gianni. C’est savoir saisir l’opportunité au bon moment. Ton père savait ce qu’il faisait. Il était lucide, même si tu préfères croire le contraire. Mais tu n’as pas à te torturer avec ça.
Il marque une pause, puis ajoute, comme une offre empoisonnée :
— Je te propose quelque chose. Tu pourrais être à mes côtés. Un véritable numéro deux. Pas comme avec ton père, coincé dans l’ombre de ses regrets pour Chiara. Avec moi, tu apprendras à diriger. Tu as des qualités que même Tommaso n’a pas.
Son offre est calculée pour me séduire, pour me donner l’illusion du pouvoir. Mais à quel prix ?
— En suivant tes règles ? En piétinant ceux qui ne te suivent pas ?
— Ce n’est pas piétiner, c’est savoir diriger, Gianni. Tu as des qualités, tu sais parler aux gens, même à la petite Esposito.
Je me raidis à l’évocation de Giulia. Il sait. Je déglutis, sentant le poids de ses paroles.
— Où en es-tu avec elle, d’ailleurs ?
Je sens ma gorge se serrer.
— C’est… compliqué.
Il soupire, désapprobateur.
— Tu sais que ce n’était pas dans le plan. Tu ferais mieux de rétablir les choses avant de franchement me contrarier.
— Pourquoi ? Pourquoi ce bateau, La Speranza, est-il si important ?
Massimo rit doucement, presque amusé par ma question.
— Tout est important, Gianni. Ce bateau est un test. Si tu échoues, tu perdras bien plus qu’une simple maîtresse. Tu perdras ta place dans cette famille.
Son message est clair. Mais je ne peux pas reculer. Je prends une profonde inspiration.
— J’ai besoin de temps.
Massimo ne lâche pas.
— Hélas, le temps n’attend pas. Je t’ai donné un conseil. Suis-le, pour ton propre bien et pour ceux que tu prétends aimer.
Ses derniers mots flottent dans l’air, lourds de menaces implicites. Le souffle court, je raccroche. Le silence du bureau est assourdissant. Giulia… Elle ne sait rien de tout ça, et maintenant, je dois la protéger de lui, d’eux… et peut-être même de moi.
Dos au mur, les mains tremblantes, je saisis mon téléphone et tape un message :
« Giulia, il faut qu’on parle. Que je te dise la vérité. Retrouve-moi sur le navire au chantier naval, c’est important. »
J’appuie sur envoyer, conscient que cette conversation pourrait tout changer.
Si cette histoire te plaît, partage-la avec ceux que tu aimes ! Ensemble, faisons voyager ce roman.
[…] novembre 2024 F par Matthieu Biasotto 11 novembre 2024 Commenter Faida – Chapitre 78 Retour en haut Faida – Chapitre […]