Faida – Chapitre 94

F
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L’ultime plongée

giulia

Oui, on dit que craindre le pire, c’est l’inviter à entrer dans nos vies. J’ai toujours eu cette terreur en moi, que le destin m’arrache un être cher, encore une fois. Au fond, j’ai toujours su que si cela arrivait, je ne m’en remettrais pas. Et là, c’est comme si ma vie se réduisait à une série de flashes douloureux, un film cruel qui se déroule sous mes yeux, scène par scène.

Je revois sa main, ferme, m’attrapant au milieu du chaos des vagues, son regard ancré dans le tumulte de la mer. Gianni, toujours là, solide. Abrités de la tempête dans cette petite cabane de pêcheur, il m’avait dévoilé une part de lui, une loyauté inébranlable. Ce bracelet orné de bouées, son besoin de me protéger. Une partie de Scopa, une roche gravée un soir de San Pietro. Nos failles dévoilées, un petit déjeuner sur les toits, une douche. Première sortie en mer. Un baiser. Mille battements de cœur. Un seul sentiment : le bonheur. Et maintenant… ce chaos.

*

Je ne peux pas détacher mon regard des secouristes, mes pieds s’enfoncent dans le sable glacé, mais je ne ressens que le froid dans ma poitrine. Chaque compression sur le sternum de Gianni, chaque geste, me broie un peu plus, tandis que je m’accroche à un espoir déchirant. Mon cœur bat à l’unisson avec leurs tentatives de le ramener, chaque mouvement un coup au plexus, chaque seconde un supplice.

Le vent glacé fouette mon visage, mais c’est le froid intérieur qui m’écrase. Enveloppée dans une couverture de survie, je fixe Gianni, étendu, entouré de secouristes. Leurs gestes sont maîtrisés, professionnels, mais je ne vois que son corps immobile. Chaque seconde est une lutte contre l’inéluctable. Mon cœur tambourine, la panique monte, prête à m’engloutir. Je veux hurler, mais aucun son ne franchit mes lèvres, coincé derrière cette barrière d’effroi.

Ils parlent de lui, de son cœur prêt à lâcher. Ces mots frappent, comme des coups directs. Je suis en train de perdre celui que j’aime, et pourtant, une pensée me traverse, cruelle : suis-je seulement sa famille ? Je ne sais même pas tout de lui. La culpabilité m’écrase.

— Je suis… je suis sa moitié…

Ma voix se brise, tout comme mes espoirs. Les larmes, brûlantes, montent tandis que je m’accroche à un espoir qui vacille.

Gianni est emporté vers l’ambulance. Je veux le suivre, mais mes jambes flanchent. Je reste là, tremblante, tandis que les lumières clignotantes du véhicule se brouillent à travers mes larmes. Les sirènes hurlent, emportant une part de moi avec elles.

*

L’ambulance fend la nuit, les gyrophares éclatent en bleu et rouge, effaçant l’obscurité par flashes violents. Chaque éclat me rappelle l’urgence, comme un sablier dont le sable s’écoule trop vite. Les sirènes déchirent le silence, mais c’est ma propre culpabilité qui me transperce. Mon esprit s’égare dans les derniers mots de Gianni : “une bombe”. Une vérité peut-être inaccessible désormais.

Un secouriste me ramène brutalement au présent, sa poigne ferme m’arrache à mes pensées.

— Vous étiez avec lui ?

La question tombe comme un couperet.

— Non… On était au téléphone…

Mon cœur se tord. Et si c’était à cause de moi ? Mes mots, ma voix, auraient-ils précipité ce drame ? Le froid m’envahit, mais c’est de l’intérieur que je gèle.

*

Chaque pas dans le couloir de l’hôpital résonne comme une sentence. Les éclats des gyrophares persistent dans ma mémoire, comme des blessures encore ouvertes. Gianni, blessé, ses derniers mots hantant encore mes pensées : « Ce que j’ai découvert est une bombe. »

Une infirmière s’approche, l’air grave.

— Gianni vient de se réveiller, mais seuls les membres de la famille peuvent le voir.

Je me fige. Avant même que je ne réagisse, la mère de Gianni s’avance, son regard lourd de reproches.

— Vous n’avez rien à faire ici. Vous l’avez détruit. Gianni n’a jamais été le même après vous.

Je lutte pour garder mon calme, la voix tremblante mais résolue.

— Je tiens à lui. Gianni a besoin de moi.

Elle s’approche, ses mots aiguisés comme des lames :

— Le clan Rossi ne vous laissera pas tranquille.

Je prends une inspiration profonde, ancrant mon regard dans le sien.

— Peut-être que vous devriez vous demander si le problème ne vient pas de Massimo… ou d’Isabella, qui l’a manipulé.

Elle vacille, son visage se durcit, puis sa main s’abat violemment sur ma joue. La gifle brûle, mais je reste droite.

— Gianni m’a dit qu’il avait découvert quelque chose. Je ne vais pas rester là sans rien faire.

Elle me fixe, glaciale.

— Vous jouez avec le feu. Ils vous détruiront.

Je réplique, le regard ancré, la voix ferme :

— Je n’ai pas peur. Je me battrai pour lui, quoi qu’il en coûte.

*

Devant la porte de la chambre de Gianni, mon cœur bat si fort qu’il semble vouloir s’échapper de ma poitrine. Chaque pas résonne comme un coup de marteau. La lumière jaune du couloir est froide, impitoyable, ne révélant rien d’autre que mon propre tourment. La mère de Gianni sort de la chambre, le visage figé, sans un mot, sans un regard pour moi. Elle passe comme une ombre.

J’entre enfin. L’air dans la chambre est glacé, saturé d’une odeur de désinfectant qui ajoute à la lourdeur de l’instant. Le bip des machines emplit la pièce, régulier et indifférent. Gianni est là, allongé, mais il n’a rien du roc que je connais ; il semble perdu, étranger dans son propre corps. Je m’assieds à côté de lui, prends sa main dans la mienne, espérant raviver en lui quelque chose, un souvenir, un éclat de reconnaissance.

Je murmure, presque suppliante :

— Gianni…

Il cligne des yeux, son regard vague et confus glissant sur moi, comme s’il tentait de rassembler des morceaux de réalité éparpillés. Je lui parle de nous. De la peur de ma vie et de ce que je ressens pour lui. Puis, il semble se focaliser un peu, cherchant des réponses qui lui échappent. Après un silence tendu, il me fixe enfin, mais avec une distance qui me glace.

— C’est… c’est gentil… mais… qui êtes-vous ?

Ces mots me foudroient.

*

Je ne suis plus rien pour lui. Une ombre parmi tant d’autres, effacée, oubliée. Les mots de Gianni, autrefois refuges, sont devenus des lames qui tranchent profondément. Je reste figée sur le seuil, incapable de franchir la barrière invisible qui s’est dressée entre nous. Cet homme, mon ancre autrefois, est devenu un étranger dont le regard me traverse, distant. Son vouvoiement inattendu creuse un gouffre, accentué par le silence glacial, seulement rompu par le bip des machines – un glas pour notre histoire.

Je m’approche, chaque pas une agonie. À son chevet, je murmure, la voix brisée :

— Gianni… c’est moi, Giulia…

Il détourne les yeux, refusant inconsciemment ce que nous étions. Je m’accroche à des souvenirs précieux, des moments partagés que j’évoque comme des appels désespérés, mais ses yeux restent étrangers, lointains. L’amour que j’essaie de raviver semble s’éteindre avant même de prendre forme, et chaque mot que je prononce devient une blessure de plus.

Finalement, je m’effondre intérieurement, murmurant :

— Peut-être que c’est mieux ainsi…

Ces mots me déchirent, mais ils sortent comme une résignation, un adieu douloureux à ce que nous avons été. Je lâche sa main, tremblante, sentant le poids insupportable de cette séparation.

— Peut-être que tu seras plus heureux sans te souvenir de moi…

Chaque mot est une libération pour lui, peut-être la seule façon de lui rendre une paix que je ne peux plus offrir. Je recule vers la porte, hésite une dernière fois, cherchant désespérément une lueur, un signe, une étincelle dans ses yeux.

— Je ne cesserai jamais de t’aimer, Gianni…

Ma voix est un murmure brisé, un serment voué à l’oubli. Dans son regard, je ne trouve qu’un vide insondable, un abîme qui nous sépare pour de bon.

La porte se referme derrière moi, scellant la fin de tout ce que nous avons partagé. Mes pas résonnent dans le couloir, échos de mon chagrin, alors que je m’éloigne de l’homme que j’aime, mais que je ne reconnais plus. Pourtant, une petite flamme d’espoir persiste, fragile, refusant de s’éteindre. Peut-être qu’un jour, un détail, un souvenir, ravivera ce qui a été. Mais pour l’instant, je suis seule avec mon chagrin, condamnée à errer dans les limbes de l’oubli.

*

Les murs blancs de l’hôpital m’entourent comme une prison glaciale, chaque pas résonnant d’une note de désespoir. L’air est lourd, saturé de l’odeur stérile du désinfectant, comme une frontière tangible entre moi et ce qui, autrefois, était chaleureux et familier. Le bracelet orné de bouées, symbole de notre amour, repose sur la table de chevet, abandonné, tout comme je dois abandonner Gianni pour qu’il puisse se reconstruire. Le voir là, posé si près et pourtant si loin, me déchire, mais je sais que je dois le laisser partir.

Je m’éloigne dans le couloir, sous les néons crus qui révèlent mes failles, ma fatigue, mon chagrin. Chaque pas est une lutte, chaque respiration, un rappel de la perte qui m’attend. Une main se pose soudain sur mon bras, m’arrachant brutalement à mes pensées. Le médecin murmure, son regard compatissant :

— Il pourrait retrouver ses souvenirs… mais il a besoin d’être entouré de choses et de personnes familières.

Le mot « familières » résonne comme un écho creux. Comment pourrait-il se souvenir d’un monde où il ne me reconnaît même plus ? Mon cœur se serre à cette idée ; l’amnésie de Gianni est devenue une chaîne, m’enserrant de toute sa lourdeur. Pour son bien, je dois m’effacer, laisser sa famille le soutenir, le reconstruire. Je ne suis plus qu’un obstacle.

En atteignant le hall, je sens le poids de cette décision m’écraser, et soudain une voix inconnue m’interpelle. Une femme, discrète mais à l’allure résolue, s’approche de moi.

— Vous êtes Giulia ? Gianni craignait pour sa vie avant l’accident. Il avait découvert des preuves cruciales, si importantes que certains ont voulu le tuer.

Ses mots frappent comme un coup de tonnerre. S’éloigner de lui ne serait peut-être pas seulement un acte d’amour, mais aussi une question de survie. Mon esprit s’emballe, saisi par la gravité de ses révélations. La paix que je voulais lui offrir pourrait être menacée par des forces bien plus sombres, des ombres que je n’avais jamais envisagées.

*

Je fixe cette journaliste, le cœur battant si fort qu’il menace d’exploser. Ses mots s’infiltrent en moi, acérés, remuant les ombres que j’avais toujours cherché à ignorer. L’air devient lourd, oppressant, chaque mot qu’elle prononce m’enferme un peu plus dans une réalité que je refuse d’affronter. Qui est-elle, cette Elena Verdi, et pourquoi devrait-elle me parler de Gianni ? La méfiance s’insinue en moi, mais elle tend son téléphone, le nom de Gianni s’affiche, un coup de poignard qui ébranle mes certitudes.

— Gianni m’a confié qu’il craignait pour sa vie… Des preuves, des activités illégales…

Chaque mot est une gifle, détruisant le peu de stabilité qui me restait. Les murs que j’avais érigés se fissurent, laissant place à la terreur. Je revois le visage de l’oncle de Gianni, sa froideur calculée, et tout prend un sens terrifiant. Mon monde s’effondre alors que la vérité m’écrase.

— Pourquoi me dire tout ça ?

Ma voix vacille, la peur commence à percer la carapace de scepticisme que j’essaie de maintenir. Mais son regard sincère, épuisé, allume en moi une lueur d’espoir.

— Parce que vous êtes la seule qui puisse l’aider maintenant… Mais vous devez être prudente.

Ses mots résonnent en moi, brisant mes dernières défenses. Gianni, au cœur de ce cyclone, a risqué sa vie pour ces preuves. La faida, que je croyais être notre plus grand ennemi, n’est que la surface d’une réalité bien plus sombre.

— Je… je pensais que c’était à cause de… de nous, de la faida…

Dans son silence, je comprends que je ne pouvais pas être plus loin du compte. La honte et la colère montent en moi, mêlées à une détermination que je ne connaissais pas. Elle insiste, son urgence devient la mienne. Gianni a tout sacrifié, et maintenant, il a besoin de moi. Une flamme commence à brûler en moi, née de la douleur mais alimentée par la nécessité d’agir.

— D’accord, je vais vous aider, Elena. Dites-moi ce que je dois faire…

*

Ici et maintenant…

Je quitte l’hôpital, le cœur en miettes, encore sous le choc de l’amnésie de Gianni. Chaque pas est plus lourd que le précédent, comme si le sol sous mes pieds s’effondrait, m’obligeant à accepter une réalité à laquelle je refuse de me soumettre. L’homme que j’aime, celui avec qui j’ai partagé des moments intimes, a perdu toute mémoire de ce que l’on a vécu. Cet effacement brutal de notre histoire pèse sur moi comme une condamnation silencieuse, un gouffre qui ne cesse de s’élargir.

Elena marche devant moi, son pas rapide trahissant une nervosité palpable. Elle jette des regards autour d’elle, comme si on était suivies. Son attitude m’inquiète, et l’écho de cette angoisse sourde devient insupportable. Ce n’est pas seulement l’état de Gianni qui pèse, mais quelque chose de plus vaste, plus sombre. Je sens une menace invisible, une toile dans laquelle je me sens piégée. Chaque regard d’Elena dans l’obscurité est une alerte : on n’est plus seules.

Une fois dans la voiture, elle retire sa perruque et dénoue son foulard. Ce geste, simple mais lourd de sens, transforme tout. L’image de la journaliste implacable laisse place à une femme plus vulnérable, marquée par les secrets qu’elle porte. Je réalise que Gianni n’est qu’un pion dans un jeu plus grand, et moi aussi, je suis devenue une pièce sur cet échiquier. Il n’y a plus de sortie, je suis coincée dans un voyage sans retour.

La peur qui monte en moi est différente. Ce n’est plus la peur de perdre Gianni, mais celle de me perdre moi-même. Dans ce tourbillon de mensonges et de trahisons, je sens que quelque chose en moi pourrait s’effacer. Que sais-je vraiment ? Qu’est-ce qu’Elena sait que je ne sais pas encore ?

— Les choses sérieuses vont commencer, Giulia. C’est dangereux, je ne vais pas vous mentir. Vous pouvez encore tout arrêter.

Le poids de ses mots me fige. C’est comme si une porte s’ouvrait sur un abîme dont je ne connais pas la profondeur. Mon cœur se serre, fuir ou continuer ? Je ne peux pas reculer. Pas après tout ce que Gianni a sacrifié.

— Dites-moi ce que vous attendez de moi.

Ma gorge se serre. Je suis consciente que je franchis un point de non-retour. Elena me sourit, mais c’est un sourire qui me fait plus peur qu’il ne me rassure. Elle connaît la fin de l’histoire, et sait que le pire est inévitable. Elle met le contact, et la voiture s’éloigne de l’hôpital, m’emportant vers un futur incertain. Chaque kilomètre parcouru m’éloigne de Gianni, mais me rapproche aussi de la vérité, une vérité dangereuse et inéluctable.

Le silence règne dans l’habitacle, perturbé seulement par le bruit du moteur. L’image de Gianni, allongé sur son lit d’hôpital, sans souvenir de nous, me hante. Chaque souvenir effacé est un coup porté à mon cœur, un coup qui menace de me briser.

Lorsque on arrive au pied de la falaise, là où la voiture de Gianni a basculé, l’étau se resserre autour de moi. Ce lieu est le symbole de tout ce que j’ai failli perdre. Le vent marin fouette mon visage, oppressant, et en contrebas, la carcasse de la voiture immergée dans l’eau noire semble une tombe ouverte, prête à engloutir ce que Gianni a découvert.

— On n’a pas beaucoup de temps. Si la voiture est enlevée, on perd des preuves. Certains veulent faire disparaître ce que Gianni a découvert. Il y a déjà des pressions pour que le véhicule soit extrait de l’eau au plus vite.

Ses renseignements me frappent de plein fouet. La guerre est bien réelle, et je ne peux pas fuir. Gianni a risqué sa vie pour cette vérité, et maintenant, c’est à moi de porter ce fardeau.

— Que doit-on faire ?

Ma voix est plus forte que je ne l’aurais cru. L’hésitation n’a plus sa place.

— Plonger et explorer l’Alfa Roméo avant qu’il ne soit trop tard. On doit agir maintenant.

Elena ouvre le coffre de la voiture et en sort du matériel de plongée. Le néoprène entre mes doigts me ramène à un temps où la mer était synonyme de liberté, où Gianni et moi plongions à Atrani. Mais aujourd’hui, cette expédition n’a rien d’une aventure : c’est une quête de survie.

Imitant Elena, je prends une profonde inspiration, chassant la panique dans mon détendeur. L’eau est glaciale, mais je m’y prépare mentalement, consciente que je n’ai plus le choix. Chaque seconde compte.

Le souvenir des yeux de Gianni, vifs malgré l’amnésie, me guide alors que je m’immerge dans l’eau noire. Le froid me mord, mais ce n’est rien comparé à la peur qui me glace l’âme. La voiture de Gianni repose au fond, déformée. Je plonge, à recherche de vérité dans les profondeurs. Je suis prête à tout affronter, même à y laisser une part de moi-même.

Si cette histoire te plaît, partage-la avec ceux que tu aimes ! Ensemble, faisons voyager ce roman.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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