Faida – Epilogue

F
Table des matières

giulia

10 mois plus tard…

L’aube s’épanouit à l’horizon, une lueur rose effleurant la mer d’or. Ciel et eau se fondent, pourpre et or en fusion, dernier baiser du jour et de la nuit. Ça me rappelle cette leçon brutale de la vie : les frontières s’effacent, on se cherche, on se perd, sans vraiment savoir où on finit et où l’on commence. Tout est perspective.

Sous mes mains, le moteur de la barque ronronne, un murmure qui vibre jusque dans mes paumes. L’air salé se fraie un chemin jusqu’à mes poumons, promesse d’un jour neuf. Chaque souffle m’ancre, un rappel vibrant que je suis ici, libre, enfin. Sur mes lèvres, le goût âpre du sel, c’est ça, la liberté.

Les montagnes de Salina se dressent autour de moi, couvertes d’oliviers tordus et de figuiers sauvages, solidement ancrés dans cette terre noire. Moi aussi, je m’ancre. Les pierres, marquées par les volcans, m’ont appris que survivre, c’est savoir s’adapter, même quand tout s’écroule. Les lauriers roses, eux, éclatent ici et là, rappel obstiné que la beauté s’infiltre, même dans la douleur.

Le silence s’installe, interrompu seulement par le clapotis des vagues contre la coque. Ce n’est plus un vide, c’est un refuge. Ici, au milieu des eaux calmes, mes doutes s’éloignent, se perdent. À l’horizon, une crique isolée se dessine, abritée entre deux falaises. Un sanctuaire, loin des ombres du passé.

Je coupe le moteur, et tout se fige. La barque se laisse dériver, bercée par le courant. Ici, au cœur des îles Éoliennes, je comprends. Parfois, il faut lâcher prise, comme un bateau qui se laisse porter, confiant. Cesser de résister, de tout contrôler, et se remettre au courant.

Le silence m’enveloppe, dense, étouffant les pensées agitées. Mes épaules se relâchent, un poids s’évapore. Toute ma vie, j’ai cherché cet instant. Pas l’absence de bruit, mais cette paix, celle qui naît quand on se sent enfin à sa place.

Je plonge les mains pour tirer les filets. L’eau glacée mord mes doigts, me ramenant au présent. Le poids des poissons ancre mes pensées, un rappel de la générosité de la mer. Ils brillent sous les premières lueurs, dansent un instant avant de disparaître dans les profondeurs. Tout est fugace : la vie, les moments, les souvenirs. Mais dans cette fragilité, il y a une beauté indélogeable.

Je m’arrête, fascinée par mon reflet dans l’eau. Le visage qui me regarde est flou, presque étranger. Est-ce moi ? Ou une version de moi que j’apprends à apprivoiser ? Mon reflet, avec mes cheveux dorés, flotte comme une promesse. Ce n’est pas qu’une couleur, c’est un cri. L’ancienne moi s’efface. Pourtant, parfois, son ombre rode encore, accrochée à la surface tremblante.

Je tire le filet, les bras tremblants sous l’effort, et mes yeux glissent vers le rivage. Là-bas, notre maison s’efface dans le paysage, modeste, invisible. Elle aussi, enracinée dans cette terre noire, robuste et discrète. Refuge ou prison ? Parfois, je me demande.

Je reprends la barre, guidant la barque vers le port. Les vagues lèchent la proue, murmurent des secrets anciens. Chaque éclat d’écume est une voix de la mer, mémoire des âmes qui l’ont traversée avant moi. Il suffit d’écouter.

De retour sur la plage, le sable chaud s’enfonce sous mes pas, empreintes éphémères bientôt effacées. La chaleur du sol mêlée à la fraîcheur de l’air du soir, c’est l’équilibre simple que j’ai cherché. Les vagues caressent les galets, rassurantes, tandis que les oiseaux chantent quelque part, suspendus dans le vent. Le jour s’efface, et la lumière dorée s’étire sur la mer.

Cette paix fragile m’enveloppe, ce cocon précaire où je me retrouve, incertaine mais debout. Mon regard se perd sur les montagnes, sur la maison cachée dans la végétation, simple mais solide. Je pourrais vieillir ici, me laisser marquer par le temps. Pourtant, cette paix semble toujours là, proche mais insaisissable, comme une vague qui efface chaque empreinte que je laisse derrière moi.

Soudain, une vibration dans ma poche brise cet instant suspendu, comme une pierre jetée dans une eau calme. Mon corps se tend. Ce simple geste, familier et pourtant terrifiant, me rappelle que je ne suis jamais vraiment libre. J’attrape mon téléphone, et l’écran s’allume dans la lumière mourante du jour. Un nom apparaît : Ezio. Mon cœur se serre, une vague glaciale monte en moi. Ce nom, ce passé que j’ai fui, revient me hanter.

Je n’ai pas besoin d’ouvrir le message pour deviner son contenu. « Es-tu toujours en vie ? Où es-tu ? » Ses mots, désespérés, cherchent à me retrouver, mais je ne répondrai pas. Le silence est ma seule protection. Je fais défiler les autres notifications. Des messages de ma mère, toujours la même prière : « Réponds-moi. » Je ressens un poids immense, ce silence que je m’impose est à la fois un bouclier et une trahison.

Puis il y a Marisa. Ses appels manqués me rappellent ce que j’ai dû abandonner. Elle était mon ancre, mon soutien, mais j’ai coupé ce lien. La liberté exige des sacrifices, et le prix à payer, ce sont ces absences, ces voix que je ne peux plus écouter. Je fixe l’écran, les yeux lourds d’angoisse. Un simple « je vais bien » pourrait apaiser leurs craintes, mais je ne le ferai pas. Pas pour l’instant. Je ferme le téléphone, le glisse dans ma poche. Une entaille de plus dans mon cœur déjà marqué.

En arrivant à la maison, j’aperçois Gianni sur la terrasse, en plein travail. Le bruit des coups de marteau résonne dans l’air tranquille, chaque frappe semble réparer bien plus que du bois. Concentré, il ajuste une planche avec une minutie qui trahit plus qu’un simple geste. Pour lui, reconstruire notre habitation, c’est reconstruire notre vie. Là où moi, j’ai cherché à fuir pour me retrouver, lui bâtit, ancrant notre existence dans ce coin du monde.

Je m’arrête un instant, le regard fixé sur ses mains qui caressent le bois. Il trouve sa rédemption dans ces gestes, dans cette création. Nos regards se croisent, et une douceur s’installe entre nous, ce lien tacite qui nous a toujours maintenus ensemble.

— La pêche était bonne ? Rien à signaler ?

Son inquiétude discrète, jamais vraiment disparue, se fait sentir dans sa question.

— Tout va bien. Et toi ? Toujours en train de renforcer notre refuge ?

— Chaque planche a une histoire, tu te souviens ?

Un sourire en coin éclaire son visage. Je ris doucement, me rappelant ce moment sur La Speranza, quand tout était encore incertain.

Je m’approche de lui, et nos corps se rejoignent naturellement. Dans ses bras, je retrouve cette force tranquille qui m’a toujours apaisée. Il passe un bras autour de ma taille, m’attirant contre lui, et je sens son cœur battre, lent et régulier, me donnant la force de continuer.

— Tu sais, je crois que je connais mieux ta peau que le bois que je travaille chaque jour.

Il murmure ces mots en me serrant un peu plus fort. Je ris doucement.

— Ah oui ?

— Oui. Chaque frisson, chaque respiration… Chaque centimètre carré sans la moindre écharde.

— Enfin presque, il faut que je m’épile. Pas facile de rester coquette tous les jours en ce moment.

Son sourire me désarme toujours.

— Avec ou sans écharde, tu restes ma plus belle œuvre.

Ses mots m’enveloppent, remplis de cette tendresse qui dissout toutes mes peurs. Je ferme les yeux, savourant cet instant, mais je sens soudain un changement dans l’air. Gianni se fige, ses traits se durcissent, et il fixe un point à l’horizon. Mon cœur se serre. Je suis son regard et vois une voiture noire, à peine visible au bout du chemin, avec deux silhouettes à l’intérieur.

— Giulia, ton sac est prêt ?

Sa voix tendue rompt le silence. Je hoche la tête, sentant l’urgence s’insinuer dans chaque fibre de mon être. Mon sac, toujours prêt, m’attend, cette petite valise qui contient toute ma vie.

— Oui.

— Bien. Parce que je crois qu’ils nous ont retrouvés.

Mon cœur bascule. La bulle de paix éclate en un instant, laissant place à une terreur familière. Gianni m’attrape la main. Je sais déjà ce qu’il va dire.

— On s’échappe par l’arrière. Suis-moi.

Sans attendre, je saisis mon sac. Mes doigts tremblent, mais je m’accroche à la poignée, dernière trace de cette vie qui s’effrite. On se faufile par la petite porte, plongeant dans un silence lourd, complice.

Les heures s’étirent. La lumière du jour s’éteint, avalée par une nuit dense, presque menaçante. Les ombres s’allongent, se tordent, comme des secrets qu’on croyait enfouis. Juste les étoiles, minuscules braises suspendues, tracent notre route. Le sol se dérobe sous nos pas, rocailleux, implacable. Mes muscles brûlent, chaque mouvement grignote un peu plus mes forces. Je m’interdis de faiblir. Pas maintenant. Les figuiers de barbarie tendent leurs épines, griffant nos vêtements, comme des gardiens silencieux de notre fuite. Les oliviers s’emmêlent en un tunnel végétal, et chaque pas devient une bataille sur cette pente instable. Je vacille, mais reculer n’est plus une option.

Gianni avance à mes côtés, précis, sûr de lui, comme si ce terrain le reconnaissait. Ses gestes, son regard, tout en lui respire cette vigilance instinctive, presque animale. À ses côtés, je combats la fatigue qui me ronge. Lui, imperturbable, tandis que mes forces déclinent. On a un but, un seul : atteindre ce refuge caché, ce morceau de paix où, pour un instant, on pourra respirer.

Sa main frôle la mienne, et dans cette nuit dense, ce contact pèse comme une promesse. Il serre mes doigts, et la chaleur de sa peau ravive quelque chose en moi, une promesse muette de tenir. Nos mains liées me donnent l’élan qu’il me fallait. Malgré la fatigue gravée sur son visage, il y a une lueur, un éclat de gratitude et d’amour dans ses yeux.

— Mes pieds vont rendre l’âme, là. Et ne t’avise même pas de penser que c’est un appel déguisé pour un massage.

Gianni rit, un son rare, qui éclate doucement dans l’obscurité.

— Oh, je n’aurais jamais osé. Je garde mes talents de masseur pour des situations d’urgence.

— Et là, ce n’est pas une urgence ? On frôle l’amputation, je te jure. Et je te parle même pas du type qui est sur nos traces.

Il secoue la tête, ses yeux pétillent, complices dans la nuit.

— On l’a semé. Tiens bon, guerrière des pieds douloureux, on n’est plus très loin.

Je souris malgré la douleur. Ce bref échange, cette légèreté, me donnent la force de faire un pas de plus, puis un autre, jusqu’à ce que l’obscurité semble un peu moins pesante.

Le murmure lointain de la mer se mêle au souffle du vent, comme une berceuse rassurante, en contraste avec la tension de notre fuite. L’odeur saline s’accroche à nos vêtements, j’aime me dire que la mer est proche, veillant sur nous. Le sable mélangé aux pierres volcaniques glisse sous nos pieds, une douceur étrange au milieu de ce chaos.

— Tu te souviens de notre première rencontre ?

— Quand tu avais 8 ans, que tu étais un petit arrogant ?

Il pouffe de rire sans force.

— Pas cette rencontre-là…

La voix de Gianni, teintée de nostalgie, rompt doucement le silence. Un sourire naît sur mes lèvres, malgré la fatigue. Tant de chemin, oui. Pas seulement des kilomètres, mais des épreuves, des combats qui nous ont forgés. Chaque douleur, chaque victoire a scellé ce lien indestructible entre nous.

— Difficile d’oublier le jour où tu m’as sauvée quand je suis tombée du bateau.

J’en resterai éternellement reconnaissante, ce seul geste m’avait prouvé la valeur de l’homme sous le costume. C’était le début, le moment où une part de moi savais déjà que nous serions toujours là l’un pour l’autre. Un instant de chaos transformé en certitude.

— Et dire que j’ai failli te laisser te débrouiller seule parce que j’étais distrait par des instagrameuses.

— Oh c’est bas !

Gianni plaisante, un sourire éclairant brièvement son visage. Son rire léger résonne dans la nuit, de quoi nous apporter un bref répit. Mais sous la légèreté de la plaisanterie, je perçois quelque chose de plus profond. Son regard devient plus sérieux.

— Tout ça pour dire que tu es bien plus forte que tu ne le crois.

Sa voix vibrante de sincérité traverse cette partie de moi qui doute encore. Que puis-je dire face à ça ? Lui, c’est lui qui m’a donné la force d’avancer, de continuer. Sans Gianni, je serais restée prisonnière de mon passé. Mais là, sous ce ciel étoilé, je réalise que c’est ensemble que nous avons survécu à tout cela.

— Arrête, c’est moi qui vais finir par avoir un ego surdimensionné. À ce rythme-là, c’est le melon doré qui me guette…

Il éclate doucement de rire, mais son regard se fait aussitôt plus intense, comme s’il s’apprêtait à dévoiler une vérité qu’il gardait en lui depuis longtemps. Il ralentit, son expression se durcit légèrement, mais ses yeux brillent d’une tendresse infinie.

— Giulia, est-ce que tu te rends compte de tout ce que tu as accompli ?

Je le regarde, déconcertée, sans trop comprendre où il veut en venir. Je secoue légèrement la tête, incapable de formuler une réponse.

— Tu n’as pas seulement fui. Tu as brisé ce qui nous écrasait. Cet héritage, cette fierté imposée… ce destin qui nous emprisonnait, tu l’as réduit en miettes. Tu as tout pulvérisé pour qu’on puisse enfin respirer.

Ses mots me frappent de plein fouet, et je vacille. Je n’ai jamais pensé notre fuite sous cet angle, jamais compris que ce chaos que j’ai déclenché pouvait être vu comme un acte de libération. Perdue entre la fatigue et le poids de ses paroles, je ne peux qu’avouer :

— Je… j’avais jamais vu les choses comme ça.

Gianni s’arrête et encadre mon visage de ses mains, ses pouces glissant doucement sur mes joues. Son regard est chargé de cette intensité qui m’a toujours échappé.

— Tu nous as sauvés, Giulia. Tu m’as fait sortir de ce piège qui nous aurait bouffés. Cette fuite, c’est le plus grand acte de courage. Et sache que je ne l’oublierai jamais.

Il me fixe, un mélange de gravité et de fierté dans les yeux. Je laisse un sourire ironique percer, cherchant à alléger l’atmosphère.

— Alors, tu veux dire que tu n’oublieras jamais nos cavales improvisées, traqués par des types pas nets ?

Je plaisante avec un brin d’humour pour masquer l’émotion qui monte en moi. Gianni éclate de rire, un son léger qui résonne dans la nuit et me fait du bien, malgré la tension. Mais je sens que ses paroles m’ont touchée plus profondément, et je ne peux pas m’arrêter là.

— Tu sais ce que je veux dire, Giulia…

— Je croyais juste… Je pensais qu’il n’y avait pas d’autre choix.

Son rire s’efface, et son regard se fait à nouveau intense, rempli d’une douceur presque palpable.

— Il y avait toujours un autre choix, mais tu as choisi la liberté. Pour nous. Pour nous donner une chance de vivre autrement. Et ça, c’est la plus grande preuve d’amour pour moi.

Je le fixe, frappée par cette vérité que je n’avais jamais osé envisager. Mon cœur se serre, partagé entre l’étonnement et une profonde reconnaissance. Je sens ma gorge se serrer sous le poids de l’émotion. Ce qu’il dit, cette vérité qu’il met en lumière, transforme la manière dont je perçois tout ce que nous avons traversé. Il ne voit pas seulement une fuite, il voit un acte de courage, un amour qui dépasse tout.

— Je t’aime, Gianni.

Les mots me viennent, impossibles à retenir plus longtemps. Il me sourit, ce sourire doux et apaisant qui fait s’envoler mes peurs.

— Moi aussi. N’en doute jamais.

Ses lèvres déposent son cri du cœur sur ma bouche, puis il m’adresse un clin d’œil en se redressant.

— Même si je te fais marcher comme jamais.

Il dit ça avec un sourire fatigué, bien conscient que le terrain est de plus en plus infernal, les rochers acérés mordant nos pieds. Heureusement, nos échanges et nos sourires suffisent à alléger un peu cette nuit sans fin. La nature se referme autour de nous, le silence entrecoupé uniquement de nos pas rapides. La lune, haute dans le ciel, éclaire faiblement notre route, témoin impassible de notre fuite.

Gianni rompt le silence, un regard de regret dans les yeux.

— J’aurais voulu mieux pour toi. Pas cette vie de planque, de fuite au moindre bruit.

Je le regarde, et malgré la fatigue qui pèse sur moi, je lui rends son sourire.

— On s’habitue. Au moins, cette vie d’errance me fait voir du pays. Moi qui n’avais jamais vraiment quitté notre trou… c’est dépaysant. Même si, entre toi et moi, j’aurais pas dit non aux sièges en cuir d’une Maserati pour cette traversée.

Gianni étouffe un rire, un éclat moqueur dans ses yeux, amusé malgré lui. C’est comme une étincelle dans la nuit. Je sens pourtant qu’au fond, il se reproche encore de m’entraîner dans cette fuite sans fin. Alors, je prends une grande inspiration, rassemble ce qu’il me reste d’énergie et de légèreté.

— Chaque épreuve nous rend plus solides… même si, honnêtement, je dis pas non à un peu de confort…

Mes mots flottent dans l’air, teintés de ce mélange de fatigue et de dérision qu’on partage. Il secoue la tête, son sourire ironiquement indulgent.

— Bon, d’accord, disons qu’une cavale en coupé sport, c’est un peu plus sympa. Mais côté discrétion, on repassera.

Je laisse échapper un rire malgré la douleur des muscles et la fatigue accumulée. Mais d’un coup, il s’arrête, me scrute avec une intensité qui coupe le monde autour. Ses mains viennent se poser sur mon visage, rugueuses mais d’une douceur qui traverse la carapace que j’ai bâtie. Et sans un mot, il m’embrasse, un baiser ancré dans le présent, un rappel puissant de ce qui nous lie, de ce qu’on endure ensemble.

— Je serai toujours là pour toi. Ensemble, on traversera tout. Même sans cuir, ni Quattroporte.

Sa voix, calme et sûre, a cette force que je reconnais, celle qui n’a pas besoin d’éclat pour tout emporter. Je l’embrasse à mon tour, comme un pacte silencieux de tenir, peu importe les obstacles. On reprend notre marche, main dans la main, et cette fois, la fuite pèse un peu moins, portée par notre complicité et nos rires.

 

Gianni

Le ciel se consume, se teinte d’ambre et de rose, comme un tableau vibrant que le soleil incendie avant de sombrer. Les rayons éclatent sur l’horizon, inondent l’eau d’une lumière presque irréelle. Les vagues, hypnotiques, frémissent en éclats d’or mouvants. Je reste là, seul sur le pont, ma main glissant sur la coque. Le bois, lissé à force de patience, murmure, chargé de souvenirs — les siens, les miens. À chaque coup de rabot, quelque chose renaît, un battement sourd qui étouffe le chaos intérieur.

Tout ralentit. Même les oiseaux taisent leurs cris, laissant le souffle des pins marins s’étirer dans l’air. La mer est calme, sous ce ciel en flammes, cruellement paisible. Dedans, c’est la tempête. L’air salé essaie de me clouer ici, dans cet instant. Mais le passé se faufile, se mêle à chaque inspiration, collant, insistant.

Un dernier geste. Je caresse la coque une dernière fois. Ce bois tangible est la seule ancre qui me retient ici. Dernier coup de rabot, sec, comme un point de non-retour. Mais vers quoi ? La restauration de ce bateau ou d’un morceau de moi-même ? L’air marin s’enfonce dans mes poumons, mais ce soir, il est lourd, oppressant, saturé de fantômes.

Le vieux poste de radio grésille, un bruit familier, une présence rassurante, mais ce soir, un détail cloche. La voix d’Elena Verdi éclate, suspendue dans l’air. Mon corps se fige, mon souffle aussi. Ses mots percent le silence, lourds, ravivent un poids que je croyais enterré.

Mes doigts, encore couverts de poussière de bois, restent suspendus. Elena. Depuis que j’ai trouvé ce poste, sa voix était mon seul lien avec le monde. Ce soir, elle m’enferme dans un passé que je croyais hors de portée.

Je m’assois face à la fenêtre, laisse la brise glacée se glisser dans la pièce. L’air, autrefois apaisant, est mordant. Mon regard accroche la radio, la voix joyeuse de l’animateur tranche avec l’agitation qui monte en moi.

Et maintenant, chers auditeurs, nous avons l’immense plaisir d’accueillir Elena Verdi, la journaliste qui a démantelé le réseau de la ‘Ndrangheta et permis l’arrestation de Massimo Rossi.

Le nom tombe, tranchant, glacial. Massimo Rossi. Mon cœur se fige, mes muscles se tendent, chaque fibre vibre sous le choc. Le monde disparaît, ne reste que ce nom, tranchant. La peur revient, brutale, comme si elle n’était jamais partie.

Je suis là, suspendu, accroché à chaque mot. L’animateur continue, insouciant, ignorant le poids qui pèse ici :

Elena, vous avez risqué votre vie. Comment vous sentez-vous après cette victoire de la justice ?

Un silence lourd. Je ferme les yeux, prêt au choc. Elena n’a jamais aimé la lumière. Et quand elle parle, sa voix est douce, mais ferme.

Je ne suis pas seule. Sans Giulia et Gianni, rien de tout ça n’aurait été possible. Leur courage a été décisif.

Mon cœur s’arrête net. Giulia et Gianni. Nos noms. Ce passé que j’ai tenté d’enterrer refait surface avec une violence imprévisible. Mes mains tremblent, tout ce que j’ai construit ici menace de se fissurer sous le poids des souvenirs.

Giulia et Gianni… Depuis l’arrestation de Massimo Rossi, personne ne sait où ils se trouvent. Croyez-vous qu’ils referont surface ?

Dans la voix d’Elena, je sens la retenue. Je l’imagine, regard baissé, hésitante.

Je le souhaite du fond du cœur. J’espère qu’ils ont trouvé la paix, où qu’ils soient.

La paix. Un mot simple, étranger. Ce qu’on a traversé laisse peu de place à la paix. Ses mots, bien intentionnés, m’écrasent. Tout ce que j’ai bâti ici — ce bateau, ce calme — se délite un peu sous le poids du passé.

Beaucoup espéraient voir Gianni aux obsèques de…

Je n’écoute plus la suite. Mon esprit s’effondre, étouffé par les souvenirs. Mon poing s’abat sur la radio. Le silence retombe, brutal. Plus que le souffle de la mer. Mais je ne l’entends plus.

— J’ai terminé le bouquet.

La voix de Giulia s’élève, douce et inattendue, derrière moi. Je me retourne, et dans ses mains, une composition de fleurs sauvages, à la fois éclatante et fragile. Des coquelicots d’un rouge incandescent, des brins de lavande d’un violet sombre, des marguerites blanches qui semblent suspendues en plein vol dans sa paume, et quelques tiges de romarin dont l’amertume imprègne l’air. Elle tend le bouquet devant elle, comme une offrande — simple, mais vibrant de vie.

Derrière elle, l’île d’Elbe s’étire, brute, silencieuse, plongée dans les derniers reflets dorés du crépuscule. Ses criques murmurent des secrets que seule la mer comprend, des histoires d’exil, de ceux qui fuient et se cachent. Les pins, courbés sous la caresse du vent, semblent porter le poids de récits tus — des récits d’errance pour ceux qui se débattent entre la survie et la captivité. Un refuge et une prison, voilà ce qu’est cette île pour nous, une ligne ténue où nous oscillons chaque jour.

Notre cabane se dresse, discrète, sur la colline, invisible depuis la mer. Giulia et moi avons construit cet abri de nos propres mains, pierre par pierre, poutre après poutre. Comme si chaque clou, chaque planche enfoncée nous arrachait un peu plus à notre passé. Mais l’exil pèse toujours sur nous, une ombre tenace suspendue au-dessus de nos jours. Notre vie ici est dépouillée, réduite à l’essentiel : un potager pour subsister, une citerne pour l’eau, et cette mer, sublime et traîtresse, une fausse promesse d’évasion. Chaque geste ici nous ancre, et pourtant cette liberté fragile pourrait se dissiper en un instant.

L’ombre d’un empereur déchu plane encore sur Elbe, cette île hantée par les âmes en errance. Nous aussi, nous portons ce poids, une lutte silencieuse contre nos propres fantômes. La paix est là, presque tangible, mais le danger rôde toujours, prêt à jaillir dès que nous baissons la garde.

Giulia s’approche, ses pas aussi légers qu’une brise sur l’herbe. Dans son regard, je lis la fatigue, ce fardeau muet que ni les mots ni les gestes ne peuvent alléger. J’inspire, mais les mots se coincent, étranglés par ce nom, par cette voix entendue à la radio, par ce père… Tout se mélange, tout se brouille. Je hoche la tête, piégé dans ce labyrinthe intérieur dont je ne parviens pas à trouver la sortie.

— Ça va aller ?

Elle murmure en se blottissant contre moi. Son souffle chaud contre ma peau me rappelle que je suis encore ici, connecté à cet instant. Mes yeux fixent l’horizon, espérant des réponses, mais tout ce qui sort est un peu amer :

— On va faire avec…

Main dans la main, nous marchons vers la mer. Chaque pas est plus lourd que le précédent, comme si des fantômes invisibles s’accrochaient à nos corps. Le ciel pourpre s’efface lentement, et dans cette lumière mourante, je trouve un réconfort étrange. Un rappel que tout finit par disparaître, même ce qui semble insurmontable.

On s’assoit près de la cabane, côte à côte, les yeux rivés vers cet horizon sans fin. Cette cabane — notre abri, notre survie — témoigne de chaque lutte, chaque défaite muette, chaque moment d’exil en suspens. Mes doigts se crispent autour d’un bouquet de fleurs. Lentement, je le laisse glisser dans l’eau, les pétales flottant un instant avant de disparaître, emportés par le courant. Un adieu silencieux à cet homme que je n’ai jamais vraiment compris. Un père que j’ai déçu, encore et encore.

— À ses yeux, ce doit être une déception de plus. Même pour son enterrement, je ne suis pas là.

Mes mots se perdent dans le bruit des vagues. Le silence s’installe, lourd, mais la main de Giulia dans la mienne m’empêche de couler.

— Non, Gianni. Il aurait été fier de te voir rompre avec la faida. D’avoir eu le courage de partir.

Ses mots glissent sur mes doutes, calment les remous. Peut-être qu’elle dit vrai. Peut-être que mon père a vu en moi quelque chose qu’il n’a jamais pu accomplir. Mais les regrets collent comme du sel à la peau.

Je fixe l’horizon, là où les fleurs s’éloignent lentement, emportant un morceau de moi.

— Giulia… Il t’arrive parfois de te demander si tout ça, ça vaut vraiment la peine ? Fuir, se planquer, recommencer sans fin… pour nous ?

Elle me regarde, cherchant quelque chose dans mon regard. Long silence.

— Oui. Parce que chaque fois que je te regarde, je sais que je referais tout à l’identique. Fuir pour mieux renaître. Des fois, c’est essentiel.

Un autre silence, moins lourd, plus clair. Un truc comme une promesse muette. Je serre sa main, le poids se déplace, plus léger, juste assez pour que je respire.

— J’espère juste qu’on peut renaître sans laisser des morceaux de nous derrière… sans se perdre un peu plus à chaque fois. Parce que je ne veux pas risquer de perdre une miette de toi, Giulia.

Elle hoche la tête, et je sens sa force passer en moi lorsqu’elle dépose un baiser sur mon bras.

— Tu sais, changer, laisser une partie de soi prendre le large… parfois, c’est pas plus mal.

Son sourire est plus que convainquant.

— C’est peut-être même la seule façon de ne pas se retrouver avec un sac de vieilles casseroles sur le dos.

Elle me lance un regard, malicieux avant de compléter.

— Et puis, si on perd quelques miettes en route, du moment qu’on garde les meilleures…

Je souris malgré moi, l’image de ces « miettes » plus légères, plus faciles à porter. Giulia resserre un peu sa prise sur ma main, son regard toujours malicieux, mais quelque chose de plus profond brille dans ses yeux.

Je respire un instant, sentant cette solidité fragile entre nous, et je murmure, comme une pensée qui prend enfin forme :

— Maintenant que Massimo est enfermé, et que tout ça s’effondre… on pourra peut-être les revoir. Marisa, Ezio… ta mère. La mienne.

Elle lève les yeux vers moi, presque incrédule, cette idée soudain tangible, mais tellement inattendue. Elle serre ma main, sans rien dire.

Nos regards se tournent vers l’horizon, où la mer et le ciel se confondent sous les premières étoiles.

Le bouquet, léger et fragile, flotte sur les vagues, s’éloignant vers l’horizon. Les pétales dansent, portés par le courant, comme une offrande silencieuse au passé que nous laissons derrière. Le ciel, teinté d’or et de rose, semble suspendu dans une paix immobile, tandis que le crépuscule enveloppe l’île d’Elbe d’une tranquillité presque irréelle. Seuls les murmures de la mer et le bruissement du vent dans les voiles rompent le silence, chaque son s’intégrant dans une symphonie discrète, comme si la nature elle-même était complice de notre départ.

Je me redresse, Giulia à mes côtés, et nos regards se tournent ensemble vers le bateau, baigné dans les derniers rayons dorés. Les voiles vibrent, impatientes, prêtes à se gonfler au moindre souffle. C’est le moment. Le moment de tout lâcher, de faire face à l’avenir, de quitter cette île qui était à la fois refuge et prison. Ici, on a affronté nos démons, mais il est temps d’aller de l’avant. Le vent, chargé de sel, glisse sur nos visages, une invitation muette à embrasser l’immensité.

Juste là, à nos pieds, quelque chose brille faiblement dans le sable. Un éclat de nacre, rond et lisse, presque iridescent sous la lumière déclinante. Un morceau d’une beauté brute, comme s’il portait en lui la mémoire de la mer et des années d’attente. Je m’abaisse, attiré par cette lueur étrange, et le ramasse. Il vibre entre mes doigts, froid et doux, chargé d’une énergie subtile. Comme s’il avait attendu cet instant, ici, juste pour nous.

Sans un mot, je tends le morceau de nacre à Giulia. Elle le prend, surprise, puis ses doigts se referment doucement autour de lui. Un regard passe entre nous, une reconnaissance silencieuse de cet étrange cadeau du hasard — ou du destin.

Sur le pont, nos gestes s’enchaînent, fluides et précis, en parfaite harmonie. Le bois craque sous nos pieds, les cordages claquent dans les mâts, et les voiles se déploient pour capturer le vent qui nous pousse vers l’inconnu. Côte à côte, nos regards se tournent vers l’horizon, là où la mer et le ciel se fondent en une ligne infinie. Les premières étoiles s’allument dans la nuit naissante, le vent joue dans nos cheveux, l’air salin apaise.

Dans la cabine, Giulia pose le morceau de nacre sur une petite étagère, un endroit discret mais visible, comme un talisman. Il capte la lumière du crépuscule, projetant une lueur douce et mystérieuse, une promesse muette qui vibre dans l’espace.

Je tourne la tête vers elle. Nos regards se croisent, et un sourire éclaire son visage. Elle est mon ancre, mon étoile polaire. Je l’attire contre moi, et nos lèvres se rejoignent dans un baiser silencieux, plein de promesses. Un serment muet : continuer à espérer, à aimer, malgré tout.

Lorsque nos lèvres se séparent, Giulia sourit, espiègle.

— Ce bateau n’a pas encore de nom.

Je la regarde, pensif, cherchant quelque chose qui reflète ce qu’on a traversé. Un nom solide, chargé de caractère. Après un moment, je dis :

— Il pourrait s’appeler Il Guerriero. Pour tout ce qu’on a combattu, histoire de tenir debout.

— Mouais… C’est un peu… brutal.  

— Ou Sereno. Pour la paix. Celle qu’on a tant cherchée. Non ?

Elle sourit, mais un éclat amusé traverse son regard, une douceur inattendue. Elle pose une main sur son ventre, l’air un peu rêveur. Son sourire devient tendre, chargé de sens.

— J’aime beaucoup. Mais… Alessia serait peut-être mieux. Pour la protection. Et puis, c’est un joli prénom, tu ne trouves pas ?

Son geste, ses mots… je comprends. Mon cœur s’accélère, l’émotion me submerge. Une chaleur douce m’envahit. Nous allons naviguer à trois.

Je me penche vers elle, un sourire éclairant mon visage. Je pose ma main sur la sienne, qui couvre son ventre. Mon cœur bat fort, empli d’une sérénité nouvelle.

— Alessia… Ce sera Alessia.

Elle acquiesce, et ensemble, on tourne nos regards vers la mer, prêts à accueillir cette nouvelle vie, protégés par cet éclat de nacre, comme si tout ce que nous avions vécu avait mené à cet instant.

FIN

 

« Nous devons être prêts à abandonner la vie que nous avions planifiée pour accueillir celle qui nous attend. »

Joseph Campbell

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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