Lazar – Chapitre 5

L

Chapitre 5

Lazar

Poussant la porte du complexe sportif, j’abandonne le navire de béton gris aux lignes soviétiques pour rejoindre le parking dans un froid tranchant. Je n’arrive pas à croire qu’on me colle l’étiquette du pestiféré après le parcours que j’ai connu. Sur le bitume fendu, entre verglas et flaques d’eau, j’envoie un texto à Dimitri, histoire de prévenir mon meilleur pote de cette décision qui me reste en travers de la gorge. Besoin de le rejoindre, d’aller me défouler avec lui avant d’aviser, de riposter et de faire valoir mes droits. Encore agacé, je déverrouille les portières de mon pick-up noir lorsque la voix de Pyotr s’élève entre les voitures.

— Ça n’a rien de personnel, Lazar ! Attends !

— Parce que tu crois que je vais avaler ton histoire d’âge ? C’est des conneries ! Je ne suis pas le seul champion à avoir vingt-huit ans.

Il approche en trottinant pendant que je balance mes affaires dans l’habitacle.

— La fédération t’a dans le nez, je n’ai rien pu faire…

— J’emmerde la fédé, ok ?

Je ne dors pas au centre de formation, je ne vis pas à leurs crochets, je ne leur ai jamais léché les bottes. Et sur cette déclaration, j’entre en voiture tout en aboyant :

— J’ai tout gagné. Tous les titres, tu entends ? Et c’est comme ça qu’on me remercie ?

— Justement… Tu as tout gagné en solo… Mais j’ai réussi à t’imposer dans une autre discipline.

Au moment où je mets le contact, je me fige. Pétrifié par le poids de sa phrase et de son regard.

— Pardon ?

Le bras appuyé contre le toit de mon véhicule, il scrute le parking comme pour chercher la force de m’annoncer la suite.

— Tu ne m’as pas laissé le temps de… Ils sont favorables à ce que tu reprennes le flambeau en couple.

En couple ? Ils sont encore plus stupides que ce que j’imaginais ! J’éclate de rire instantanément. C’est hors de question.

— Même pas en rêve, Pyotr !

— Je n’ai rien de mieux à te proposer.

— Je ne veux plus aucune partenaire. C’est clair ?

Je tire sur la portière mais il la retient un instant.

— Avec ta carrure de hockeyeur, ton style brutal, tu sais très bien que tu sors du lot. Tes portés ont marqué l’histoire ces dernières années. Lazar, tu as un don pour patiner à deux.

— Et tu sais comment ça s’est terminé avec Elena.

En un monumental scandale. Six mois de sanction et mon éviction à présent. Merci bien. Embarrassé, Pyotr tapote sur la carrosserie et passe la main dans ses cheveux. Puis dans un soupir il me demande d’y réfléchir.

— J’ai un autre candidat… Donne-moi ta réponse d’ici ce soir. Si tu changes d’avis, tu sais où me joindre.

— C’est ça.



*

Au cœur des tours sombres du quartier Smolensk, lorsque je me gare devant la patinoire populaire de Katanya sous un ciel bas, Dimitri m’attend devant la devanture rouge du bar attenant. Le dos tourné, il scrute la clientèle à travers la vitrine. Je quitte ma voiture et j’ai encore les boules suite à la proposition évoquée par le boss. Alors, comme à chaque fois que ça ne va pas, je reviens ici, où la vieille ville se marie à l’effervescence économique. Du haut de mes patins, j’ai vu la capitale changer d’année en année, du Kremlin jusqu’à Basmany, de mon sacre en équipe aux J.O. jusqu’à ma chute aujourd’hui…

Et le seul repère auquel je peux m’accrocher en ce moment, ce sont les lettres floquées au nom de mon pote et ornant le numéro 5, d’un maillot rouge et blanc, droit devant. Celui du Spartak de Moscou, un maillot qu’il n’a même pas pris la peine d’enlever avant de me rejoindre. Et dire qu’on était dans la même équipe…

Défenseur plutôt lourdaud, ce brun malicieux a la main sur le cœur, toujours là pour me ramasser quand je suis au plus bas. Lui et moi, on a évolué dans la ligue continentale plus jeune. Bien que remplaçant, il occupe toujours le même poste aujourd’hui, moi… j’ai pris une autre direction, renonçant à la crosse et à mon maillot. Est-ce que je regrette ? Je sais même plus quoi en penser. J’arrive à son niveau et il semble avoir du mal à décrocher son regard du pub grouillant d’habitués.

— Dim’ ? Qu’est- ce que tu regardes ? On dirait que tu vas bouffer la vitre.

— Rien ! J’pensais que t’étais déjà sur place. Puis j’ai cru reconnaître quelqu’un.

Enfin, il cesse d’examiner la salle comble et m’adresse un check des plus virils. Il me suffit d’observer une demi seconde ses pupilles d’enfant affamé ainsi que le comptoir du Red Bowie pour comprendre qu’il a flashé sur un beau mâle aux épaules carrées, suffisamment carrées pour le perturber. Au terme d’une seconde de malaise, Dimitri se justifie.

— J’ai encore le droit de me rincer l’œil en t’attendant, non ?

Je souris, il a parfaitement raison, même si c’est très « moderne »… Dans un pays où l’homosexualité était un crime jusqu’en 1993, ce n’est pas toujours simple d’assumer son orientation sexuelle. Beaucoup ici pensent encore qu’aimer une personne du même sexe est une maladie mentale. Ses parents n’en savent rien et j’imagine la réaction de son vieux s’il venait à le savoir. C’est ancré dans les mœurs, dans notre histoire, la tolérance a la vie dure, même sur la place Rouge. En ce qui me concerne, Dim’ pourrait même éprouver de l’attirance pour un ours ou de la bergamote que ça ne changerait rien, c’est comme un frère. Un frère de glace. J’ouvre la porte de notre repère et je change de sujet aussitôt pour un truc plus terre à terre.

— Il est un peu tôt mais… je te paye un coup ?

— Et comment ! On s’envoie quelques shots et tu m’expliques tout.

C’est autour d’une bière pour moi, d’une vodka sans glace pour lui, que je lui révèle toute l’histoire. D’une traite, il termine son verre et observe son beau gosse qui sort dans le grand froid avant de conclure :

— Ce n’est pas parce que le comité olympique t’a sanctionné, que la fédération ne t’a pas soutenu que tu dois passer ton tour.

— Franchement Dimitri, je crois que je préfère raccrocher les patins que de danser à nouveau en couple.

Son apollon quitte les parages, Dim’ se pince les lèvres et reprend, sans détour ni fard.

— Pour moi, c’est une belle connerie. Tu es fait pour ça. Statistiquement, il y a peu de chances pour que tu tombes deux fois sur une connasse de la trempe d’Elena. Tu devrais accepter.

J’ai le sourire aussi amer que la bière que je termine.

— Donne-moi une seule bonne raison de dire oui.

Discrètement, il tire sur mon col et désigne mon pendentif.

— Pour le truc que tu portes autour du cou. Non ?

Je me décompose, triturant nerveusement le collier à mon tour. Sous l’insistance de Dimitri, le poids moral du bijou que je porte, je compose finalement le numéro de Pyotr.

— C’est Lazar. C’est bon, j’accepte…

— Je savais que tu ferais le bon choix.

— Mais à une seule condition.

— Laquelle ?

— Je veux choisir ma partenaire. J’ai mon mot à dire.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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