Faida – Chapitre 24

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Table des matières

Le Testament des Ombres

Giulia

Le soleil perce lentement l’horizon, teignant le ciel de rose et d’orange. Chaque rayon semble hésiter avant de traverser les nuages. Je suis là, face à la fenêtre, baignée dans cette lueur naissante. Mais je la regarde avec détachement. Même les plus beaux matins semblent fades quand on est pris dans la nuit du deuil. Au loin, les vagues se meuvent au rythme de ma respiration, irrégulières comme les battements de mon cœur. Derrière cette apparente sérénité, une tempête gronde en moi. L’absence de mon grand-père a laissé un vide immense.

Je bois une gorgée de café. L’amertume glisse dans ma gorge comme du plomb, lourde, oppressante, à l’image de ma mélancolie. Mes mains serrent la rambarde, les jointures blanchies sous la pression, comme si je tentais de me raccrocher à une réalité qui continue, indifférente, alors que mon monde s’effondre. Respirer devient un combat. Chaque inspiration se heurte à un nœud dans ma poitrine. Je secoue la tête. Aujourd’hui, une nouvelle épreuve m’attend. Elle plane sur moi, telle une ombre qui me ronge.

Je me détourne de la fenêtre. J’enfile rapidement des vêtements de travail, des gestes précis, automatiques, comme pour reprendre le contrôle. Le tissu rugueux de ma veste me colle à la peau, mais même cette sensation familière semble étrangère. Je me dirige vers le port, mes pas résonnent sur les pavés comme une prière silencieuse, un appel pour ne pas sombrer. Le vent de la mer m’accueille, l’odeur du sel et des algues me ramène brièvement à des souvenirs d’enfance. Un parfum âcre, mais rassurant.

Le matin fouette mon visage. Des images surgissent : des matins avec mon grand-père, à préparer les filets. Sa voix grave me guidait à travers les nœuds complexes. Ces souvenirs me réchauffent, mais me blessent aussi. Il est là, quelque part dans ma mémoire, et pourtant il n’est plus. Je respire profondément, tentant de trouver un peu de réconfort dans cet air salé.

Les filets sont en bon état, solides comme les liens forgés avec le temps. Des liens que j’ai peur de voir se déliter sans lui. Les bateaux attendent, silencieux sous un ciel changeant. Je passe mes doigts sur les cordes rugueuses, chaque nœud soigneusement attaché, comme les habitudes qui maintiennent ma vie en place. Pour combien de temps encore ? Ce frottement contre ma peau me rappelle la force de ces rituels. Je m’y accroche, désespérément.

Le clapotis de l’eau contre les coques des bateaux, le grincement des cordages dans le vent, créent une mélodie familière, mais ce n’est plus suffisant pour me réconforter. Je vérifie les équipements minutieusement, comme si maintenir l’ordre ici pouvait ramener de l’ordre dans ma vie. Après une dernière vérification, je me dirige vers le bureau de l’entreprise familiale, là où le poids des responsabilités pèse le plus lourd.

Les lourdes portes en bois cèdent sous ma poussée, et l’intérieur m’accueille avec une fraîcheur austère. L’odeur du bois ciré, des papiers anciens, et des dossiers empilés remplit l’air. Ma mère est déjà là, assise derrière le bureau. Elle trie des papiers, ses gestes précis dissimulant à peine la fatigue qui alourdit ses paupières. Les nuits trop courtes se lisent sous ses yeux, des ombres témoignant du fardeau qu’elle porte. Elle porte son chagrin comme une armure, tout comme moi.

Je m’assois à côté d’elle, en silence. L’atmosphère est lourde de non-dits. Je saisis des papiers, essayant de m’accrocher à une réalité qui m’échappe. Ces documents sont tout ce qui reste de lui. Mais chaque geste est une lutte pour ne pas sombrer.

— Giulia, tu travailles trop, surtout depuis quelques jours…

Sa voix est douce, mais teintée de préoccupation. Je lève à peine les yeux.

— Je préfère m’occuper l’esprit, maman, ça m’aide à ne pas trop penser.

Je reprends le travail machinalement, chaque mouvement m’éloignant un peu plus de ma douleur. Les lettres sur le papier se brouillent sous l’effet des larmes que je tente de retenir. Penser, c’est ouvrir la porte à cet abîme de tristesse que je refuse d’affronter.

Ma mère est là, solide, malgré les ombres qui creusent son regard fatigué. Ses cheveux, noircis par des années de labeur sous le soleil et le vent, sont tressés en un chignon rapide, des mèches grises s’échappant ici et là. Elle porte son vieux pull de laine, râpé aux coudes, celui qu’elle enfile chaque matin sans réfléchir. Ses mains sont calleuses, marquées par les filets et les cordages, mais elles s’attardent nerveusement sur une lettre froissée. C’est une force brute, une femme du port, et pourtant je devine l’épuisement derrière cette façade dure.

Elle saisit le courrier, le frottant entre ses doigts avant de me le tendre. Son regard se pose sur moi, lourd de tout ce qu’elle ne dit pas, son visage marqué par des nuits trop courtes.

— Giulia… tu te souviens de la date ?

Les yeux rivés sur les papiers, mes gestes sont mécaniques, une échappatoire. Une illusion.

— Non. Quel jour on est ?

— Aujourd’hui, c’est la lecture du testament. Celle du notaire. Et c’est… dans une heure.

Je la fixe, un peu déstabilisée. Le courrier, je l’ai reçu il y a une bonne semaine, mais je l’ai repoussé au fond de mon esprit. Je n’étais pas prête à y faire face.

— Oui… je l’avais complètement oublié.

Mes pensées sont toujours embrouillées tandis que ma mère me tend la lettre. Le papier est légèrement froissé par ses doigts, signe de son propre stress qu’elle tente de cacher. Elle lève les yeux vers moi, son regard empreint de tristesse et de compréhension.

— Papi n’aurait pas aimé qu’on soit en retard…

Je prends une profonde inspiration, le cœur lourd. Je dois affronter cette nouvelle réalité, même si je ne m’en sens pas capable.

— Tu as raison, allons-y.

Je serre brièvement sa main, m’accrochant à ce geste simple, empli d’amour et de soutien, comme à une bouée dans la tempête. Ma chaise râcle le sol. Je la suis dehors, sentant le poids de ce rendez-vous. Aujourd’hui, je dois affronter ce que mon grand-père m’a laissé.

 

Gianni

La pièce dans laquelle je me trouve m’étouffe, elle me serre dans un étau invisible. Les murs sont ornés de tableaux méditerranéens, mais je n’y trouve aucun réconfort. Les images de la mer et des montagnes, qui d’ordinaire m’apaiseraient, me semblent distantes, comme si je les observais à travers une barrière impalpable. Je ne comprends pas toujours pas ce que je fous là.

Ce qui me tord l’estomac, c’est à quelle sauce ils vont me bouffer. Je suis curieux de savoir comment ils vont s’y prendre pour me faire sentir de trop. Cette salle transpire le jugement avant même que quiconque ait franchi la porte. L’air est chargé de tension, chaque seconde qui passe pèse un peu plus. Ils vont tous arriver bientôt, et je devine déjà ce qui m’attend.

Je croise les bras, froissant mon costume sans m’en soucier, juste pour tenter de me donner une contenance. Mes mains tremblent légèrement. Je serre les poings, espérant que personne ne remarquera ce signe de faiblesse.

Je plonge ma main dans ma poche et en sors la feuille froissée. Je la déplie lentement, presque mécaniquement, essayant de fuir l’ambiance oppressante de cette pièce. Le nom de Giovanni Esposito, en lettres capitales, me saute aux yeux. C’est lourd, trop lourd. Je sais que ma présence est requise, mais pourquoi on me convoque au juste ?

Je lisse le papier d’un geste nerveux, sans même vraiment lire les mots. Tout résonne étrangement autour de moi. Et puis, le brouhaha monte doucement derrière les cloisons. Des voix graves, rudes, des bruits de pas qui s’approchent, lourds, déterminés. Ils arrivent. La poignée cliquète, et je sens déjà la pièce rétrécir un peu plus.

La porte s’ouvre derrière moi, et mon cœur s’arrête un instant. Je devine déjà ce qui va suivre. Les Esposito. Ils pénètrent dans la pièce un à un, leurs visages marqués par la dureté et le mépris. Chacun d’eux me dévisage comme si ma seule présence était une offense. Ils s’installent autour de la grande table ovale, avec cette lenteur calculée, comme des juges prêts à rendre un verdict. Leurs regards, lourds et accusateurs, pèsent sur moi. Ils n’ont pas besoin de mots pour me condamner. Un simple coup d’œil suffit.

Je sens une boule se former dans mon estomac. L’image de mon père s’impose à moi, et la dispute de ce matin revient en force. “Ne t’y rends pas en personne, Gianni”, c’est ce qu’il m’avait dit. Ma mère aussi avait insisté. Ils m’avaient tous conseillé d’envoyer un avocat, de ne pas m’exposer ainsi. Mais j’étais vexé, piqué dans mon orgueil. Je ne voulais pas qu’ils me traitent comme une petite chose fragile, incapable de faire face. Et maintenant, je n’en mène pas large.

Je me sens minuscule sous leurs regards. Le silence est étouffant, la tension palpable, comme si l’air lui-même se chargeait de mépris. Giulia entre enfin, la dernière. Dès que je la vois, je sais que cette journée sera encore plus difficile que je ne l’imaginais. Son visage stupéfait est figé, plus froid que jamais.

Son regard glisse sur moi, incrédule, comme si ma simple présence ici était un affront à sa famille. Elle s’assoit sans un mot, me tournant ostensiblement le dos, me faisant sentir que je n’ai aucune légitimité dans cette pièce. Ses silences creusent des frontières invisibles que je n’ose franchir.

Puis, la voix grave et mordante d’un homme que je ne connais pas s’élève. Un homme que je devine être l’oncle Antonio, dont on parle à demi-mot, avec une prudence presque superstitieuse. Il est assis, immense, dans un coin de la pièce, sa moustache noire et ses épaules imposantes le font ressembler à un personnage sorti d’un film de mafieux. Son regard est une lame, et quand il parle, chaque mot tranche.

— Là où il y a un profit, il y a un Rossi, comme on dit…

Le coup est brutal, direct. Mon corps se tend sous l’impact de ces mots. J’essaie de rester calme, de ne pas laisser ma colère prendre le dessus, mais elle monte, implacable, comme un feu lent. Je croise les bras, tentant de contrôler ma respiration, de ne pas céder à l’envie de répondre.

Giulia, toujours figée, se tourne lentement vers le notaire, son visage trahissant un mélange de surprise et de mépris.

— Qu’est-ce qu’il fait ici ?

Ses yeux dorés transpercent Maître Moretti, le notaire. La salle entière semble suspendue à sa question. Tous les regards se tournent vers l’homme derrière le bureau, qui ajuste ses lunettes avec une nervosité palpable nous éclaire d’une voix tendue.

— Sa présence est légitime. Giovanni Esposito a expressément mentionné monsieur Gianni Rossi dans son testament.

Les murmures s’élèvent immédiatement dans la pièce. La stupeur est générale. J’en suis le premier sonné. Giulia semble paralysée par l’information, et la pièce entière retient son souffle.

— Quoi ?

Son regard choqué passe de Maître Moretti à moi, l’incrédulité se mêlant à une colère sourde. Elle ne comprend pas. Je ne comprends pas non plus. La pièce devient soudain trop petite, trop étouffante, comme si l’air lui-même se raréfiait.

Giulia se lève brusquement, faisant grincer sa chaise sur le sol.

— Je refuse de respirer le même air que lui. Monsieur Moretti, pouvez-vous faire cette lecture en deux temps ? Qu’il ne soit pas dans la même pièce que moi !

Sa voix est dure, tranchante, résonnant dans la salle comme une sentence. Les membres de la famille Esposito murmurent leur approbation, tandis que moi, je reste figé, incapable de répondre. Ce n’est pas seulement de la haine qu’elle exprime, c’est une profonde trahison qu’elle semble ressentir à cet instant.

Le notaire, pris au dépourvu, se tourne vers moi avant de baisser les yeux sur ses papiers.

— Je crains que ça ne soit possible, mademoiselle Esposito. La lecture doit se faire en présence de toutes les parties concernées…

— Pardon ? Comment ça ?

— C’était une exigence explicite de votre grand-père.

Le silence retombe lourdement, chaque respiration amplifiant la tension dans la pièce. Giulia serre les poings, visiblement déstabilisée. Pour la première fois depuis qu’elle est entrée, je perçois une faille dans sa façade impassible. Mais elle ne cédera pas. Pas devant moi.

Si cette histoire te plaît, partage-la avec ceux que tu aimes ! Ensemble, faisons voyager ce roman.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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