Les Ombres de La Speranza
Giulia
Il m’agace. Il m’agace tellement que j’ai besoin de ne plus l’avoir sous mon nez avec son costume hors de prix, ses remarques sur mon silex et sa logistique froide. Tout en lui me donne envie de l’éjecter du vaisseau. La Speranza. À l’intérieur, la lumière se faufile à travers les planches usées, dessinant des ombres mouvantes sur les parois. C’est presque mystique, mais rien ne peut calmer la tempête en moi. Gianni… toujours là pour me rappeler à quel point on est incompatibles. Lui et ses fichus tableaux Excel. Moi et mes racines.
Monsieur costume trois pièces n’aime pas rester seul longtemps. Je suis accroupie, mes mains plongées dans la poussière et le bois abîmé tandis qu’il rapplique dans mon périmètre. Chaque éclat que je ramasse me renvoie à une époque révolue. Ce navire n’est pas seulement un bateau pour moi, c’est une part de ma famille, quelque chose que Gianni ne comprendra jamais. Il soupire en revenant vers moi, ses épaules se relâchant légèrement.
— Peut-être que tu as raison sur certains points. Mais il faut avancer.
Je le fixe, sentant l’angoisse s’emparer de moi.
— Avance si ça te chante, Gianni. Mais je ne troquerai pas l’essence de La Speranza contre ton fichu besoin de tout boucler plus vite.
Son regard me traverse, plein d’une émotion que je n’arrive pas à cerner. Peut-être comprend-il enfin. Peut-être pas. Une chose est sûre : je me battrai. Coûte que coûte.
Alors qu’il pourrait enfin céder, il sort une tablette de sa mallette et commence à tapoter dessus avec une précision exaspérante. Monsieur se met à prendre des photos des compartiments, à scanner les matériaux. Sa concentration, presque mécanique, et la façon méthodique dont il évalue chaque coin du chantier me donnent envie de tout balancer.
— Qu’est que tu fiches avec ce truc ? On n’est pas dans une salle de réunion à Naples !
— J’ai bien compris que tu voulais préserver l’âme du navire et j’ai entendu tout ton blabla…
— Mon blabla ?
Je monte dans les tours aussitôt. Son calme m’exaspère tandis qu’il consulte l’écran.
— Mais il faut être réaliste. On ne peut pas foncer tête baissée sans réfléchir. Il faut un plan. Sans ça, c’est droit dans le mur. Crois-moi, j’en ai vu des projets capoter pour moins que ça.
Son flegme me scie les jambes. Je l’observe, sentant la frustration monter en moi.
— Réaliste ? Ça fait une heure que tu tournes en rond avec tes justifications pour ne rien foutre.
Je pointe du doigt La Speranza, majestueuse malgré l’usure.
— Ce navire a survécu sans tes fichus plans, sans tes tableaux. Pourquoi tout doit-il se résumer à des chiffres glacés ?
Il lève les yeux de sa tablette, et je peux voir qu’il tente de garder son calme.
— Parce que c’est comme ça qu’on avance correctement.
— Avancer ? Assis sur une caisse à cliquer sur ton écran, dans ton petit pantalon à pinces ? Tu sais comment on appelle les gens comme toi ? Des ventilateurs ! Tu ne fais que brasser de l’air.
Excepté un début de sourire cynique, il ne bronche pas, désignant son écran avec ce contrôle parfait qui m’insupporte.
— Eh bien le ventilateur, il te dit qu’on ne peut pas faire tout à l’aveugle. Si on ne sait pas combien de temps chaque étape va prendre, on est perdus.
— Mes fesses sont au repos parce que j’utilise ma tête. Toi, tu es à quatre pattes et ça n’avance pas plus. Tu crois vraiment pouvoir tout faire toute seule ? Ce n’est pas viable, Giulia. Il faut une méthode, une stratégie.
Je serre les poings, me retenant de répliquer trop vite. Il ne comprend pas, on ne vit pas dans le même monde. On ne parle pas le même langage.
— C’est ça le problème avec les gens comme toi, Gianni. Tu penses toujours que tout doit être mesuré, calculé. Mais il n’y a pas de calendrier pour restaurer un héritage.
Il inspire profondément, visiblement agacé, pourtant il garde son ton posé, non sans ajouter une touche d’ironie.
— Je comprends ce que tu veux dire, vraiment. Mais… même si c’est très agréable de te voir à quatre pattes en train de poncer je ne sais quoi, on va se retrouver à bricoler pendant des années à ce rythme. Ça va devenir un gouffre financier, et La Speranza ne reverra jamais la mer.
Je lève les yeux vers lui, sentant le sarcasme piquer ma patience déjà éprouvée.
— Primo, je ne suis pas à quatre pattes, mais à genoux.
Je me redresse, essuyant mes mains sur ma salopette usée, avant d’enchaîner.
— Deuxio, ce que je fais, c’est restaurer la coque, l’élément vital du navire. Si on la néglige, le navire coule. Littéralement.
Son sourire s’efface, mais il ne se démonte pas.
— OK. Mais puisqu’on en parle, tu pourrais profiter de ta position à genoux pour… te prosterner comme on en avait parlé.
Il désigne fièrement sa personne d’un signe de la main, très imbus.
— Pardon ? Tu veux passer par-dessus bord tout de suite ?
— C’était pour détendre l’atmosphère.
— Hilarant. T’es meilleur avec Excel qu’avec l’humour.
J’imagine que je viens d’égratigner sa carapace, parce qu’il pose délicatement sa fichue tablette pour me chercher de ses yeux bleus.
— Au lieu de nous prendre la tête, on pourrait prendre du recul. Faire une liste de ce qu’il faut faire, s’organiser. Ce n’est pas un manque de respect. C’est maximiser nos chances.
Je reste silencieuse un instant. Il n’a pas totalement tort. Mais il y a plus que des plans et des méthodes ici.
— Je vais y réfléchir. Mais si tu veux garder l’âme de ce bateau, chaque détail compte. Et ça, tu ne le comprendras jamais avec une tablette.
— Alors je vais m’en rendre compte par moi-même…
Comme pour sceller l’attente fragile qui s’installe, il ôte sa veste et retrousse ses manches avant de faire un tour du propriétaire. Sa silhouette élégante se faufile entre les cordages. Le pont du navire gémit sous ses pas, mais il s’éteint rapidement dans un silence lourd après notre échange.
Gianni s’éloigne dans les entrailles de La Speranza, me laissant seule avec mes pensées et le souffle du vent qui caresse la coque. Je m’attendais à ce que la conversation dégénère, quelque chose a changé. C’est plus profond que nos premières disputes.
Je me laisse tomber sur une caisse en bois, les yeux rivés sur les planches fatiguées de La Speranza. Ce navire, ce vieux géant abîmé, porte tout ce que je représente, tout ce que ma famille m’a légué, c’est mon ADN, l’histoire de mes proches. Comment Gianni peut-il ne pas comprendre ça ? À chaque fois qu’il me parle de priorités et de calendrier, j’ai envie de crier. Ce bateau ne se répare pas avec des chiffres. Pour moi, ce bateau respire encore, chaque corde, chaque clou porte en lui la mémoire de mes ancêtres.
Le vent fait grincer les mâts comme un murmure de ceux qui ont traversé les tempêtes avant nous. Les souvenirs de mon grand-père me submergent. Comment trahir ça pour des échéances ? Pour Gianni, c’est un business. Pour moi, c’est la vie.
Mes doigts glissent sur la poutre, cherchant à toucher ce passé qui me file entre les mains et que je refuse de voir disparaître sous une couche de modernité.
Je pense à Gianni, mes pensées tourbillonnent autour de lui. Comment on va pouvoir travailler ensemble ? On est si différents. Comment faire cohabiter deux mondes opposés ?
Je repense à cette nuit où il a sauvé La Speranza, affrontant ces vagues monstrueuses. C’est peut-être la seule raison qui me retient encore de tout arrêter. Ce respect pour ce qu’il a fait, malgré tout. Je soupire, fixant l’horizon. Le ciel commence à se teinter de rouge, comme si même la nature anticipait l’orage qu’on traverse.
Soudain, des pas résonnent à nouveau sur le pont. Gianni revient. Je relève la tête, le voyant s’approcher, une expression indéchiffrable sur le visage. Il s’est calmé, mais quelque chose dans son regard me dit que quelque chose a changé. Il semble… différent. Peut-être que lui aussi commence à comprendre ce que ce navire représente vraiment pour nous deux.
Il s’arrête à quelques pas de moi, visiblement hésitant.
— Giulia ? Je peux te montrer quelque chose ?
Sa voix semble plus douce, mais chargée de gravité. Je fronce les sourcils, perplexe. Puis je lâche tout.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je pense que tu devrais voir ça par toi-même. C’est… c’est important pour nos deux familles.
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