Quand les Barrières Tombent
gianni
La maison est noyée dans un silence étouffant, épais comme du velours. Chaque ombre semble s’étirer, engloutissant tout sur son passage. Les rideaux lourds, sombres, pendent tels des toiles d’araignée figées, tandis que les reflets des meubles en bois précieux dansent timidement dans l’obscurité. L’opulence imprègne chaque détail, mais elle est comme un spectre : silencieuse, glaciale, figée.
Je me redresse lentement, glissant hors des draps aussi lisses que froids. Le marbre sous mes pieds est un choc, glacé comme un rappel brutal à la réalité. Un frisson me traverse. Je traverse ma garçonnière, mes pas étouffés par ce sol trop parfait, trop propre. Tout ici respire la perfection, mais une perfection qui étouffe. Le seul bruit qui perce cette bulle, c’est le souffle métallique du respirateur de mon père, venant de l’aile opposée. Un son autrefois terrifiant, devenu le métronome sinistre de mes nuits.
Je me faufile dans mon bureau, une pièce saturée de livres anciens et de boiseries sombres. L’ordinateur veille, mais c’est un autre objet qui attire mes doigts : un petit cornicello en corail rouge, hérité de ma grand-mère. Ce talisman ne me quitte jamais vraiment. Je le fais glisser entre mes doigts, cherchant un apaisement à l’angoisse qui monte à l’idée de prendre la mer avec Giulia. L’ombre de la faida plane toujours, invisible mais omniprésente, une menace qui ne disparaît jamais.
Le bruit du respirateur s’intensifie, comme s’il s’immisçait dans mes pensées, un rappel sourd que tout peut basculer à tout moment.
Je me dirige vers la salle de bain. L’eau brûlante s’abat sur moi, mais elle n’efface rien. Chaque goutte est une frappe contre les souvenirs obsédants : l’incendie de La Speranza, les regards de Giulia, ces non-dits qui pèsent entre nous. Ils se répètent, inlassablement. Le mât qui a failli l’écraser, cette partie de Scopa où chaque carte posée était un aveu masqué. Tout se mélange. Rien ne s’arrête.
Je sors de la douche, passe rapidement une serviette sur mes cheveux encore mouillés. Un jean, un t-shirt noir. Pas de costume. Pas cette fois. Je suis sur le point de franchir la porte lorsque j’entends un bruit, presque imperceptible mais distinct dans ce silence glacé. Le tintement léger d’un verre ou d’un objet déplacé. Ma main se fige sur la poignée. Ce son… Il a réveillé ma mère.
— Où vas-tu ? Il est presque cinq heures du matin, Gianni.
Sa voix fend l’air comme une lame, tranchante, froide. Je me retourne lentement, à peine capable de distinguer sa silhouette dans l’obscurité du couloir, mais sa présence, comme toujours, est suffocante. Chaque mot, chaque geste est pesé et scruté.
— Un problème avec un artisan sur le projet hôtelier. Ils ont besoin de moi. Rien de grave.
Je consulte mon téléphone, feignant de recevoir un message. Une excuse si fragile qu’elle semble se dissoudre avant même de sortir de ma bouche. Même moi, je n’y crois pas. Le silence qui suit est plus lourd, plus oppressant que la nuit elle-même.
— C’est Tommaso qui gère ce projet, Gianni. Pourquoi est-ce toi qu’ils appellent à cette heure-ci ?
Son regard, même dissimulé dans les ténèbres, tranche comme un couteau. Mes doigts se referment sur le cornicello, cherchant une force que je n’arrive pas à convoquer.
— Peut-être qu’il a besoin d’aide pour autre chose. Un contretemps, rien de plus.
Ma voix est étranglée, presque absente. Mes cheveux, encore humides, gouttent sur le sol, créant un rythme régulier et pesant. Je la fixe, espérant qu’elle lâche prise, qu’elle me laisse sortir. Mais elle n’abandonne jamais. Son silence devient une attente implacable. Elle hésite, puis recommence à scruter, à chercher au-delà de mes mots, au-delà de mes gestes.
— Ton comportement a changé ces derniers temps, Gianni. Depuis que tu côtoies la fille Esposito, tu files un mauvais coton.
— Rien à voir. C’est juste professionnel, maman.
Un ricanement froid s’échappe de ses lèvres, me transperçant plus sûrement que n’importe quelle parole.
— Dans cette tenue ? Heureusement que ton père dort. S’il te voyait…
La vérité m’étouffe.
Giulia
Le port est encore enveloppé dans la quiétude fragile de l’aube. Les vagues caressent doucement la coque du bateau, et les dernières étoiles s’effacent, englouties par une lumière rosée qui commence à embraser l’horizon. L’air est chargé d’effluves marins, mêlés au parfum brut du poisson frais, un rappel constant de la vie que j’ai choisie, avec ses promesses et ses pièges. Je me tiens là, immobile, essayant de capturer cet instant de paix éphémère, quand des pas derrière moi viennent rompre le silence.
Gianni monte à bord. Ses cheveux encore humides tombent en mèches désordonnées, et bien que son visage soit détendu, il y a une tension dans son regard. Comme un fardeau invisible qu’il tente de dissimuler. Ses yeux d’un bleu perçant captent la lumière naissante, mais je sais qu’il voit bien plus loin que l’horizon. Je brise le silence, légère :
— Prêt pour une leçon de pêche ?
— Plus que prêt. Je compte bien te prouver que je ne suis pas qu’un homme de bureau.
— Il faudra plus qu’une matinée pour me convaincre.
Je lui souris, cherchant à alléger l’atmosphère. Pourtant, je remarque une émotion fugace dans ses yeux, quelque chose qui m’intrigue.
— Je peux toujours essayer.
Je détourne le regard pour me concentrer sur les amarres, mes mains déliant les nœuds avec aisance. La corde glisse doucement dans l’eau, libérant le Luce di Mare du quai. Le moteur ronronne doucement, se mêlant au clapotis des vagues. Le bateau commence à osciller légèrement, une invitation à s’aventurer au large.
Le vent s’engouffre dans les voiles, les vagues contre la coque sont les seuls bruits à troubler le silence. Une complicité muette se tisse entre nous. Je le regarde du coin de l’œil, le voyant ajuster machinalement son pendentif. Ce geste trahit quelque chose, un tourment caché sous la surface.
— Je vois que tu as laissé tomber le costume ce matin, c’est déjà un bon début. Le jean et le t-shirt te vont plutôt bien.
Je tente à nouveau de dissiper la tension, mais son silence persiste. Ses épaules semblent s’affaisser légèrement sous le poids de mes mots. Je n’abandonne pas.
— Tu tiens le coup sans ton armure trois-pièces ?
Le bateau s’éloigne doucement du port, fendant les eaux calmes. Le vent s’emmêle dans mes cheveux, me donnant cette sensation de liberté que je ressens à chaque fois que je largue les amarres. Ici, à bord du Luce di Mare, je l’invite dans mon monde, loin des contraintes et des attentes familiales.
— À ce rythme, dans une semaine tu te parfumeras aux algues…
Ma plaisanterie tombe à plat. Son geste répétitif avec le pendentif attire mon regard. Il y a quelque chose de troublant dans son silence. Je m’approche, mes yeux allant de ce bijou à son visage marqué par une pensée qu’il ne parvient pas à cacher.
— Gianni, tout va bien ? Tu sembles préoccupé.
Il reste un moment à fixer l’horizon, cherchant une réponse, ou peut-être une échappatoire. Lorsqu’il répond enfin, sa voix est presque un murmure.
— C’est rien…
Mais ce « rien » pèse lourd. Je le sens. Je l’observe, sachant que quelque chose le trouble. Après un silence prolongé, il finit par reprendre, d’un ton plus détaché, comme s’il tentait de minimiser ce qu’il allait dire.
— C’est probablement idiot… Quand tu as parlé de ma tenue…
Je lève un sourcil, amusée malgré moi par sa manière d’éviter le sujet central.
— Oh, tu es devenu si susceptible que ça ?
Je tente de le ramener sur un terrain plus léger, un sourire complice aux lèvres.
— Je te rassure, tu as toujours l’allure d’un Rossi, même sans costume.
Son regard s’illumine d’un bref éclat d’humour, mais il s’éteint aussi rapidement qu’il est apparu. Gianni soupire, baisse la tête, et parle avec plus de gravité, laissant tomber une partie de son masque.
— Ce n’est pas juste une question de fringues… C’est plus profond que ça.
Je sens le poids de ses pensées, cette lutte intérieure qui le hante depuis son arrivée. Son regard se perd dans les couleurs changeantes de l’aube, et il continue, plus sincère cette fois.
— Parfois, j’ai l’impression de porter un fardeau qui n’est pas le mien. D’essayer d’être à la hauteur de quelqu’un que je ne serai jamais.
Sa confession est presque imperceptible, mais elle résonne en moi. Le silence qui s’installe entre nous est chargé de tout ce qu’il n’a pas encore dit. Je comprends qu’il ne s’agit pas seulement de la peur de décevoir. C’est le poids d’une attente impossible, d’un jugement constant qui l’écrase.
Je me rapproche doucement, mes paroles plus sincères cette fois.
— Tu sais, vouloir être à la hauteur, c’est épuisant.
Il serre la mâchoire, son regard plongé dans le vide.
— Je sais… mais comment fait-on autrement ? Le clan, la pression… C’est tout ce que je connais. Sans ça, j’ai l’impression de n’être rien.
Ses mots résonnent avec une profonde tristesse. Je plonge dans son silence, pesant mes mots, sachant que la réponse ne peut être simple.
— C’est justement ça, le piège. À force de vouloir être parfait, tu t’oublies. Tu ne vis plus pour toi, mais pour les autres. Et un jour, tu te rends compte que tu ne sais même plus qui tu es.
Il ferme les yeux, absorbant mes paroles. Je le regarde avec douceur, comprenant sa lutte. Puis je souffle avec sincérité, sentant qu’il a besoin de l’entendre.
— Mais tu n’as rien à prouver. Pas à moi. Je sais qui tu es.
Il relève les yeux vers moi, surpris par la tendresse dans ma voix. Ses traits se détendent légèrement, comme s’il s’autorisait enfin à laisser tomber une partie de ce fardeau. Le vent marin souffle entre nous, emportant avec lui les non-dits. Pour la première fois, je sens qu’il se permet d’être vulnérable, qu’il se laisse aller, ne serait-ce qu’un peu.
Le port s’éloigne doucement derrière nous, et la mer devient notre seule compagne, apaisant en silence tout ce que nous n’osons pas encore dire à voix haute.
Gianni
Le soleil monte doucement, baignant le pont du Luce di Mare d’une lueur dorée. À mesure que nous nous éloignons du port, la tension qui pesait sur mes épaules se dissipe peu à peu. Le vent marin, libéré des murmures et des regards de Positano, nous entoure, et pour la première fois depuis des mois, je sens que je peux enfin respirer. Loin de tout, le poids de la faida se dissout dans les vagues, laissant place à un instant de paix, où sourire et vivre redeviennent possibles. Les mots de Giulia résonnent encore en moi : « Je sais qui tu es. » Cette légèreté nouvelle me submerge, presque terrifiante dans sa douceur.
Je me tourne vers elle, nos regards se croisent. Elle me voit. Pas comme les autres. Elle me voit au-delà de mon nom, des attentes et des trahisons. Mon cœur se serre, brûlant d’une question que je ne peux plus retenir.
— Et… qui je suis, alors ?
Ma voix tremble légèrement, fragile, presque timide. Giulia me fixe avec cette douceur indéfinissable, ses cheveux bruns, légèrement ondulés, dansent autour de son visage, soulevés par la caresse du vent marin. Ce désordre lui va bien, capturant la lumière de l’aube, la rendant sauvage et naturelle. Ses yeux noisette, pleins de détermination, me scrutent avec une tendresse familière.
— Quelqu’un qui m’a empêché de finir écrasée sous le mât principal de la Speranza.
Sa voix, calme et apaisante, glisse sur moi comme une caresse. Elle continue, son visage marqué par la mer, une beauté forgée par les tempêtes qu’elle a traversées, aussi bien sur l’eau que dans sa vie.
— Quelqu’un qui a contenu l’incendie du bateau alors que tout aurait pu partir en fumée.
Elle marque une pause, et un éclat malicieux traverse ses yeux.
— Et quelqu’un qui est aussi capable de me rabaisser en public quand il a peur…
Ses mots me frappent comme une lame, ravivant une culpabilité sourde. Avant que je puisse répondre ou m’excuser, elle m’interrompt avec un sourire tendre.
— Personne n’est parfait.
Sa voix, douce et rassurante, écarte mes fautes avec une simplicité désarmante. Elle me pardonne sans un mot de plus, et je sens le poids de la culpabilité s’alléger, un fardeau qu’elle m’aide à porter.
Elle est là, tout près, son regard brillant d’une émotion que je peine à saisir pleinement. Ce que je ressens dépasse les mots, un lien invisible qui palpite entre nous. Ses cheveux emmêlés par le vent retombent en vagues autour de son visage, et quelques mèches viennent s’accrocher à ses lèvres légèrement salées.
— Et surtout, quelqu’un qui a plongé en pleine mer pour me sauver.
Sa voix, douce et fragile dans cette lumière naissante, est chargée d’une reconnaissance qu’elle peine à exprimer. Nos regards se lient, et dans ce silence, je sens quelque chose grandir entre nous, un lien plus profond qu’aucun mot ne pourrait décrire. L’air autour de nous semble se densifier, comme si le monde entier avait cessé de bouger, juste pour cet instant.
Sans y réfléchir, je m’approche, mes doigts effleurant les siens. Ce simple contact me traverse comme une décharge. Elle ne recule pas. Ses doigts touchent les miens, timides mais déterminés, et soudain, tout bascule.
— Merci d’être là, Gianni. Et… merci de m’avoir sauvée.
Je reste silencieux, mes pensées tourbillonnent trop vite pour trouver une forme. Alors, lentement, je me penche vers elle, mes yeux capturant les siens dans une promesse tacite, une promesse qu’elle semble déjà comprendre. Nos visages se rapprochent, je sens son souffle chaud contre ma joue, un mélange de sel et d’une intimité infinie.
— Si c’était à refaire, je recommencerais sans hésiter.
Ses lèvres, si proches maintenant, m’appellent d’une manière irrésistible. Je ne sais plus qui de nous deux initie le mouvement, mais nos bouches se frôlent enfin, dans une hésitation fébrile. Le contact est d’abord doux, presque fragile, mais en un instant, cette douceur cède à l’urgence. Tout ce qui a été contenu trop longtemps explose dans ce baiser. Ses lèvres sont chaudes contre les miennes, un mélange de sel et d’une vitalité indescriptible.
Le goût salé de la mer sur sa bouche se mêle à la chaleur de son souffle, envahissant tous mes sens. Mes mains, hésitantes au début, glissent avec une faim à peine dissimulée le long de sa taille, s’accrochant à sa chemise rugueuse comme pour ne pas me perdre. Son corps se presse contre le mien, et nos respirations rapides se heurtent au souffle du vent et au chant des vagues. Ses doigts s’enroulent dans ma nuque, une onde électrique me traverse, et tout mon être se tend sous ce contact. Nous nous libérons enfin. Plus de masques, plus de barrière. Mon cœur bat si fort qu’il semble résonner contre sa poitrine.
Le chalutier tangue légèrement sous nos pieds, et nos bouches se cherchent avec une passion inassouvie. Tout ce qui a été réprimé trop longtemps s’exprime dans ce baiser brûlant. Quand nos lèvres se séparent enfin, c’est à contre-cœur, mais le désir reste suspendu dans l’air, palpable, vibrant. Nos souffles sont courts, et le silence qui s’installe est lourd de promesses muettes, de liens qui viennent de naître.
Giulia me sourit, timide, encore émue, avant de laisser échapper une plaisanterie légère.
— Quelqu’un qui embrasse comme si sa vie en dépendait.
Je souris à mon tour, amusé, et je lui lance avec un clin d’œil :
— Bien analysé, mon cher Watson.
Elle rit doucement, son regard posé sur moi avec une tendresse nouvelle, une reconnaissance sincère pour tout ce que je suis.
— Et aussi quelqu’un qui confond un engin explosif avec un vieux GPS.
Je ris à mon tour, le son résonne joyeusement dans l’air frais du matin. Derrière l’humour, je sens que quelque chose a définitivement changé entre nous. Je la tire doucement contre moi, nos visages si proches que nos souffles se mêlent à nouveau.
— Ou peut-être que je suis juste le type qui te laisse gagner une partie de Scopa pour pouvoir t’embrasser sur ce bateau.
Nos nez se frôlent, et son regard devient plus intense, défiant.
— Alors tu serais une sorte de manipulateur ? Quel melon…
Je m’apprête à répondre, mais un son puissant nous interrompt : une corne de bateau retentit. Le visage de Giulia se fige, traversé par l’angoisse. Des collègues pêcheurs approchent, et je comprends immédiatement qu’ils ne doivent pas nous voir ensemble. Les tensions que nous avons si soigneusement évitées pourraient éclater ici, maintenant.
Sans hésiter, elle m’attrape par le bras et m’entraîne vers la cabine, ses yeux brûlants d’urgence.
— Viens, cache-toi ! On est dans la merde !
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