Faida – Chapitre 48

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L’Heure des Échappatoires

giulia

Quelques semaines avant…

Mon cœur bat à tout rompre, l’angoisse montant en moi alors que je tente de me calmer avant de retourner sur le pont du Luce Di Mare. Je sens encore la chaleur du baiser de Gianni sur mes lèvres, et pourtant, à présent, ce n’est plus que la peur qui domine. En goûtant à ses lèvres… J’ai franchi une ligne. Si quelqu’un nous avait vus… Les rumeurs se propageraient comme une traînée de poudre, et je n’ose même pas imaginer les conséquences. Le feu de la faida pourrait être rallumé à tout moment, et ce serait de ma faute.

J’ai l’impression d’étouffer, le poids des événements pesant lourdement sur ma poitrine. Chaque seconde passée ici, avec Gianni à mon bord, me donne l’impression de jouer à la roulette russe. Mon estomac se noue à l’idée que les pêcheurs pourraient nous avoir surpris. Je n’arrive pas à chasser cette peur sourde : si la rumeur éclate, Gianni et moi serions les premiers sacrifiés sur l’autel de cette guerre familiale.

Je me force à sourire lorsque les marins arrivent à portée de voix. Chaque muscle de mon visage est tendu, prêt à craquer sous la pression. Leur bateau, usé par des années de labeur, s’approche dangereusement près. Il me semble que leur regard s’attarde trop longtemps sur chaque détail du chalutier, comme s’ils cherchaient une faille, un indice de ce que je cache.

— Hé, Giulia ! Avec ce beau temps, t’aurais dû emmener ta mère avec toi, non ? On l’a vue à la capitainerie ce matin.

Le simple nom de ma mère me fait perdre pied un instant. Elle était à la capitainerie, et je n’en savais rien. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle y fait ? Mon esprit s’emballe. Je ne peux pas me permettre que Gianni bouge de sa cachette, surtout pas maintenant.

Je me mords la lèvre et inspire doucement, tâchant de rester calme.

— Ah, tu sais, elle n’aime pas trop la mer ces derniers temps… Je crois qu’elle préfère rester au port. Puis, moi… j’avais juste besoin de m’isoler un peu aujourd’hui.

Le sourire qui accompagne mes mots me semble faux, mais je prie pour qu’ils n’y voient que du feu. Leurs regards ne s’attardent pas, mais l’un des pêcheurs semble plus curieux.

— T’as un peu plus d’infos sur le départ de feu de La Speranza ?

La question me cloue sur place. Un froid glacial envahit ma poitrine à l’évocation de cet incendie. La Speranza. Mon regard glisse instinctivement vers la cabine, là où Gianni est caché, trop près du danger.

— Pas vraiment, juste l’avis des pompiers…

Je sens que ça ne suffira pas.

— Un sacré coup, cet incendie… Y en a qui disent que c’était un accident. Mais avec tout ce qui se passe en ce moment, moi, je me demande si c’était pas lié à votre faida.

Le mot faida résonne en moi comme une menace. Je tente de garder mon calme, de ne pas laisser paraître la peur qui commence à s’insinuer en moi.

— Oh, c’était sûrement un accident. C’est si vite arrivé… Ces vieux bateaux, tu sais, il ne faut pas grand-chose pour qu’un drame arrive…

Les mots sortent avec difficulté, ma voix trop légère. Je souris, mais mon cœur bat plus fort. Il y a un silence pesant, comme si mes mots ne les convainquaient pas complètement. Le bois de leur bateau craque, un son qui semble amplifier la tension entre nous.

— En tout cas, la San Pietro nous permettra de tourner la page, ça approche vite. Les Esposito sont prêts pour les préparatifs, hein ? Ça va être une sacrée fête cette année.

Je hoche la tête, espérant que la conversation prenne fin rapidement. Un mouvement dans la cabine attire mon attention, Gianni vient de bouger. Mon estomac se noue à l’idée qu’ils puissent le découvrir.

— Ouais… on est toujours prêts. C’est chaque année pareil.

Leurs regards complices me mettent mal à l’aise, et l’un d’eux poursuit avec un air moqueur.

— Et ton acolyte en costard-cravate ? Celui qui t’aide à réparer le navire de Giovanni, où est-il passé ? Ça doit pas être trop dur de supporter un bourgeois tous les jours, hein ?

Mon sang ne fait qu’un tour. Je ne peux pas laisser mes émotions transparaître. Ils parlent de Gianni, et si je ne fais pas attention, tout pourrait basculer. Il faut que je garde le contrôle. Je lâche un mensonge avec un naturel feint.

— Oh, ce feignant doit encore être en train de dormir ! C’est pas son genre de se lever tôt pour aller en mer, tu sais bien !

Leurs éclats de rire sont gras, bruyants, presque suffocants. J’essaie de me joindre à eux, mais la tension dans mon corps est palpable, chaque muscle tendu. Un des pêcheurs, encore hilare, ajoute :

— Sérieux, c’est pas trop dur, d’endurer un enfoiré de Rossi du matin au soir ?

Je me force à jouer le jeu, priant pour que rien ne les trahisse.

— Un enfer, je te dis. Ce petit Rossi, il a un melon énorme. Je me demande comment il fait pour entrer dans la cabine.

— Dans quelle cabine ?

— Aucune ! C’était façon de parler.

Un bruit soudain, sourd, interrompt nos échanges. Un objet vient de tomber dans la cabine. Mon cœur manque un battement. Je tente de ne rien laisser paraître, mais mon esprit s’affole.

— Qu’est-ce que c’était ?

Les regards se tournent vers la cachette de Gianni, curieux. Mon cœur s’emballe, mais je dois agir vite. La panique monte, mais il est hors de question de la laisser transparaître.

— Oh, rien ! Il faut vraiment que je rentre au port avant que ce vieux chalutier ne tombe en panne pour de bon !

Ils échangent un dernier regard, hésitant, comme s’ils n’étaient pas complètement convaincus. Une fraction de seconde s’étire, où je sens que tout pourrait basculer. Mais finalement, ils repartent, ricanant encore de mon commentaire sur Gianni. Le soulagement me frappe d’un coup, presque étourdissant, mais il est vite remplacé par une vague de tension encore plus forte. Le danger s’éloigne, mais je sais qu’il n’est jamais bien loin.

Je me retourne enfin vers la cabine et ouvre la porte. À l’intérieur, Gianni est là, l’air calme mais un sourire amusé au coin des lèvres. Ses yeux brillent d’une lueur taquine.

— Alors comme ça, tu vis un enfer avec moi ?

La chaleur monte à mes joues. Je n’arrive pas à croire qu’il ait entendu ça. Un véritable sourire s’étire sur mes lèvres, malgré la tension.

— Un enfer, je te dis. C’est à peine si je m’en sors vivante…

 

Gianni

Après cette partie de cache-cache qui aurait pu mal tourner, Giulia me fixe. Ses yeux noisette accrochés aux miens, un sourire qui commence à adoucir ses traits. Ses longs cheveux bruns, toujours un peu en bataille à cause du vent et de l’eau, tombent sur ses épaules alors qu’elle laisse échapper un léger soupir. Sa posture de capitaine, solide comme toujours, trahit enfin un relâchement.

— On a eu chaud. On était à deux doigts de se faire attraper.

Je hoche la tête, amusé par son ton dramatique. Elle passe une main sur son front, essuyant la fine couche de sueur qui s’y est déposée après son coup de stress.  Elle observe autour de nous, dans cette petite cabine qui a tout vu. Des filets de pêche pendent négligemment d’un coin, des caisses de matériel entassées à la va-vite contre les parois en bois usé, là où j’ai pu me cacher. L’odeur salée de la mer est omniprésente, comme imprégnée dans chaque recoin, même sur cette étagère qui s’est cassée la figure avant le départ des pêcheurs.

Giulia s’approche, les yeux rivés sur mon front. Je devine la remarque à venir avant même qu’elle n’ouvre la bouche.

— Bon sang, mais qu’est-ce que tu as fait là-dedans ? Tu as une bosse énorme. Presque aussi énorme que ton melon, non ?

Je ris doucement, posant une main sur ma tête où la douleur s’installe.

— Tout est hors norme chez moi. Tu devrais le savoir à force.

Elle hausse les sourcils, mi-amusée, mi-ironique.

— Modeste, en plus.

Elle s’éloigne un instant, fouille dans une grosse caisse au fond de la cabine et revient avec quelques morceaux de glace enveloppés dans un chiffon. Elle s’approche et appuie doucement contre ma bosse.

— Tiens, il vaut mieux soigner ça avant que ton melon ne double de volume.

Le froid me fait frissonner, et je ne peux m’empêcher de grimacer.

— J’ai même droit à de la glace… Tu fais dans les soins de luxe à bord du Luce di Mare. Il me manque plus qu’un petit Martini et on se retrouve au paradis.

Scemo ! C’est pour le poisson. Même si aujourd’hui, j’ai pas vraiment pêché grand-chose.

Je laisse échapper un sourire.

— T’as quand même pêché un beau spécimen, je crois.

Elle rit doucement, appuyant un peu plus la glace contre ma tête.

— C’est vrai, je t’ai sous la main maintenant. Mais dis-moi, t’as l’habitude de mordre à l’hameçon ?

Je fais mine de réfléchir.

— Je ne pêche la sirène que quand les vagues font dix mètres de haut.

Elle éclate de rire.

— Pourtant, incapable de te tenir tranquille cinq minutes sans te blesser, hein ? On n’est pas dans un bureau à Naples, tu sais.

Je grimace un peu sous l’effet de la douleur qui revient, mais je garde mon sourire.

— Une agrafeuse, ça peut être redoutable.

— Sérieusement. Tu aurais pu t’ouvrir le crâne.

— Heureusement que j’ai mon cornicello. Il m’a probablement épargné quelques points de suture.

Je touche du bout des doigts le pendentif autour de mon cou. Elle jette un coup d’œil à l’amulette, et je vois son sourire s’adoucir.

— Ça doit être ça, ouais… Il te porte chance, ce gri-gri ?

— Tu n’y crois pas ?

Ses gestes, bien qu’hésitants, sont empreints de cette force tranquille qu’elle dégage toujours. Ses mains, usées par le travail, restent d’une étonnante douceur. Le contact froid de la glace m’éveille, mais c’est sa proximité qui m’apaise.

— Si, j’y crois. On a des tas de superstitions chez les pêcheurs. Ma grand-mère disait toujours qu’il ne fallait jamais partir en mer un vendredi. Ça porte malheur.

Sur cette confidence, je ris légèrement.

— On ne dit pas que les bananes sont à éviter à bord ? Ou quelque chose du genre ?

Elle sourit en coin.

— On l’a longtemps dit, oui… Et on a longtemps jeté une poignée de sel avant chaque départ pour éloigner les mauvais esprits.

Je secoue la tête, impressionné par la profondeur de ses croyances, même dans ce monde si pratique et direct.

— C’est bon à savoir. Dommage qu’il n’existe pas de petit rituel pour que ce moment ne s’arrête jamais.

Elle sourit, retient son souffle un moment. Le silence qui suit est apaisant, complice. Nos regards se croisent, et je sens que l’atmosphère change légèrement. Le poids de la mer, des superstitions, de nos secrets partagés… Tout semble s’évaporer, ne laissant que cet instant.

Mais la réalité nous rattrape trop vite. Giulia murmure, la voix à peine audible.

— Pourtant… Il va falloir rentrer.

Je hoche la tête. Le Luce Di Mare avance doucement vers le port, escorté par les cris des mouettes. L’air du large devient lourd à mesure que Positano se rapproche. Le silence entre nous se fait plus pesant, les rires s’évanouissent comme une vague qui se retire.

Je la regarde, et je vois que quelque chose change dans sa posture. Une nouvelle tension s’installe en elle. Ses mains serrent la barre un peu plus fort.

— Tu veux que je t’aide pour les manœuvres ?

Elle hoche la tête, ses yeux fixés sur l’horizon.

— Prends la corde, largue les amarres. Je te dirai quand t’occuper du safran.

Je m’exécute, suivant ses ordres avec soin. Le bateau répond à ses commandes avec fluidité, tout comme elle le commande d’un geste sûr et précis. Je ne peux m’empêcher d’admirer sa maîtrise, comme une seconde nature chez elle.

Puis, je la vois se raidir soudainement. Ses yeux se fixent en direction du quai, sur une silhouette familière, Pietro… et à côté de lui, sa mère.

Le sang se glace dans mes veines en la voyant se tourner vers moi, la panique dans son regard.

— Gianni ! Planque-toi !

Je la regarde, incrédule.

— Encore ? Où veux-tu que je me cache ? Je suis trop loin de la cabine !

Impossible de revenir dans ma cachette sans me faire voir. Elle cherche frénétiquement une solution du regard, mais je continue, désespéré.

— Et hors de question que je reste dans la cale… Je te préviens, je…

Elle ne me laisse pas finir. Avant que je puisse réagir, elle me pousse violemment d’un coup de botte. Je bascule par-dessus bord, heurtant l’eau glacée avec un éclat sourd.

Je remonte à la surface, toussant et crachant l’eau salée. Elle est déjà tournée vers le quai, impassible, comme si de rien n’était. Incrédule, je nage discrètement vers l’arrière du bateau, riant intérieurement de la situation.

Elle l’a vraiment fait.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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Julie Martin
1 jour il y a

🤣🤣🤣 un homme à la mer … pas à la mère fallait choisir vite !!!

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