Le poids du regard
giulia
Le soir de la Festa di San Pietro, Positano brille d’une lumière particulière. Les ruelles d’habitude si calmes sont habillées de guirlandes lumineuses, créant un ciel étoilé artificiel au-dessus des têtes joyeuses. L’air est imprégné des rires, des chants, et des effluves de sel marin mêlées au parfum des fleurs. La statue de Saint Pierre, portée par les pêcheurs, avance lentement, entourée de centaines de bougies qui se reflètent sur l’eau noire. Les bateaux décorés suivent, illuminant la mer de couleurs chatoyantes. Tout est magique, pourtant pour moi, ce soir, tout ça semble si lointain.
Autour de moi, les sourires et la légèreté de la fête me paraissent irréels. Mon esprit est ailleurs, fixé sur une absence. Gianni. Je consulte mon téléphone pour la énième fois, cherchant désespérément une réponse à mon dernier message. « Alors, ton rendez-vous s’est bien passé ? Avec ou sans ciré ? 🙂 » Un simple « Vu » me renvoie un silence glaçant, plus bruyant que la fête qui bat son plein autour de moi.
Ma mère, à mes côtés, sent mon malaise sans comprendre exactement ce qui me tourmente. Son regard, empreint de tendresse et de tristesse, se pose sur moi.
— Je vais voir comment va ton frère…
Un simple murmure avant qu’elle ne s’éclipse. Ezio, toujours coincé à la maison sous assignation, a au moins la visite de ma mère. Mais moi, je reste là, seule, au milieu de la foule. Chaque rire, chaque éclat de joie résonne comme une fausse note dans ce que je ressens. Les regards des villageois me pèsent, les murmures s’épaississent autour de moi comme une brume. Ils savent. Ou ils soupçonnent. Je sens le poids de leurs jugements, même sans qu’ils ne prononcent un mot.
La procession avance vers le port, mais mon esprit est ailleurs. Gianni… Pourquoi ne répond-il pas ? Est-ce qu’il m’évite ? Est-ce que la vie à Naples est grisante au point de me laisser de côté ? Stupidement, la peur de le perdre me serre la poitrine.
Je me dirige vers la plage, où les longues tables sont installées sous les guirlandes pour le grand repas. Autrefois, j’aurais pris plaisir à ces retrouvailles avec des visages familiers. Mais aujourd’hui, tout semble différent. Je m’assois à la table des Esposito, espérant y trouver un peu de réconfort. Marisa me tend une assiette de pâtes avec un sourire timide, mais je n’ai pas le cœur à manger.
— Ça va, Giulia ? Tu as l’air… ailleurs…
Je lui adresse un sourire forcé, mais mon estomac est noué. Je prends une bouchée, sans vraiment y goûter, et la boule qui grossit en moi semble sur le point d’exploser. Puis, la première attaque tombe, brutale.
— Giulia, c’est vrai ce qu’on dit sur toi et Gianni Rossi ?
Je lève la tête, le souffle coupé. Tous les regards se tournent vers moi, perçants, accusateurs. Le silence autour de la table devient étouffant.
— Des enfants vous ont vus près de l’église, main dans la main… vous vous êtes embrassés, même ! Tu te rends compte de ce que tu fais ?
Les mots me frappent de plein fouet. Comment ? Tout le monde est au courant ? Mon cœur s’accélère, mais je n’ai pas le temps de répondre que d’autres accusations suivent, aussi tranchantes que des lames.
— On dit que tu passes tout ton temps avec lui… un Rossi !
Le mot « traître » flotte dans l’air. Je cherche un regard amical, une main tendue, mais tout ce que je trouve, c’est Marisa, désemparée. Les visages autour de moi ne montrent que jugement et colère.
— Après tout ce qu’ils nous ont pris, ces Rossi, toi, tu traînes avec l’un d’eux ?
Je ne sais plus où poser mon regard. Mon monde vacille. Les rumeurs, que j’avais espéré ignorer, explosent en plein jour. Et maintenant, tout est là, révélé devant tous. Je me lève de la table, le souffle coupé, prête à fuir ces accusations qui me frappent comme des vagues incessantes. Mais à peine quelques pas me séparent de la plage que je me retrouve face à oncle Antonio, sa carrure massive bloquant mon chemin.
— Giulia, qu’est-ce que c’est que ça ?
Son regard est noir de colère, et d’un geste théâtral, il désigne le pendentif cornicello autour de mon cou. Le cadeau de Gianni, symbole de protection, devient soudain l’objet de ma condamnation. Tous les regards se tournent vers le pendentif, et je sens le poids du jugement peser sur mes épaules.
— C’est juste un porte-bonheur…
Ça ne suffira pas, je suis déjà prise de panique.
— Non, c’est leur signe de reconnaissance, Giulia. L’emblème de ces enfoirés !
— Je ne te permets pas !
— Et, toi ? Comment oses-tu ? Avec tout ce que les Rossi ont fait à notre famille ?!
Sa voix éclate, déchirant l’air, et attirant tous les regards de la foule sur nous. Le silence de la procession se fait autour de nos éclats. Je sens ma gorge se nouer, les larmes me monter aux yeux.
— Ils rachètent tout ! Nos box, nos quais, ils s’enrichissent sur notre dos, et toi, tu fricotes avec eux ?!
Je tente de me défendre, mais ma voix est étouffée par la honte, par la douleur.
— Tu passes tes nuits avec lui alors que La Speranza est en ruines, et tu oses te montrer ici, avec ce bijou autour du cou ? Tu me fais honte !
— Ce n’est pas ce que tu crois !
Je tente désespérément de protester. Mais ses mots fusent, implacables, faisant taire mes justifications.
— Avant, tu portais le médaillon de ton grand-père. Maintenant, tu n’es qu’un chien de garde pour les Rossi ! Et j’utilise chien au masculin pour rester poli !
Les mots me transpercent, chacun d’eux plus douloureux que le précédent. Autour de nous, des murmures de protestation montent, quelques voix s’élèvent contre la violence de mon oncle. Mais le mal est fait. Tout le monde me regarde, attendant une réaction, une défense… mais aucun mot ne sort de ma bouche.
Je ne peux plus supporter ce poids. Incapable de répondre, je tourne les talons et fuis la place, les larmes roulant sur mes joues sans que je puisse les contenir. Je cours à travers la nuit, cherchant un refuge où cacher ma douleur. Mes pas me conduisent jusqu’à une petite crique isolée, un coin secret que je connais depuis mon enfance. Là, seule face à la mer, je tombe à genoux dans le sable, mes sanglots secouant tout mon corps. Les mots peuvent blesser, mais le silence peut tuer.
Dans un dernier geste de désespoir, je sors mon téléphone et envoie un message à Gianni, les doigts tremblants.
« Je sais que tu es occupé, mais ça va pas fort… Je crois que j’ai besoin de toi. Vraiment besoin de toi. »
Gianni
La Maserati rugit dans la nuit, ses pneus crissant sur l’asphalte sinueux comme des griffes lacérant une proie. Chaque virage fait vibrer la voiture, le moteur gronde, sauvage, indompté. Naples disparaît rapidement dans le rétroviseur, engloutie par l’obscurité, ne laissant derrière elle qu’une traînée de lumières tremblotantes. Je ne regarde plus en arrière. Ce qui compte, c’est ce qui m’attend au bout de cette route, là où les falaises se fondent dans la mer, là où elle se trouve.
Mes mains se crispent sur le volant, les jointures blanchies par la tension. La puissance brute de la voiture me secoue, mais je continue d’accélérer. La climatisation souffle un froid mordant, l’odeur du cuir glacé se mêle à celle de la mécanique surchauffée. Le moteur hurle, frôlant ses limites, et la Maserati tremble sous mes pieds. Chaque coup d’accélérateur me plaque un peu plus contre le siège, la route s’étire devant moi comme un ruban noir, éclairé seulement par les phares qui projettent des ombres furtives sur les falaises rocheuses.
Sa voix tourne en boucle dans ma tête. Chaque mot, chaque souffle, résonne comme une blessure qui ne se referme pas. Dès que j’ai vu son message, j’ai su. Je l’ai appelée aussitôt. Sa voix tremblait. Pas de justification. Juste une urgence. « Viens vite. » Quelque chose de grave s’était passé, quelque chose qu’elle ne pouvait affronter seule. Ce ton désespéré m’étouffe, chaque kilomètre m’en rapproche, mais chaque instant semble la rendre plus lointaine.
Mon pied enfonce encore un peu plus l’accélérateur. La vitesse m’enivre autant qu’elle m’effraie. À cette allure, le moindre faux pas serait fatal. Un seul écart et tout pourrait s’effondrer. Tout comme elle. Mais je continue, je n’ai pas le choix.
Les rares voitures que je croise scintillent un instant avant de disparaître dans le noir, comme des étoiles filantes, éphémères. Le vent siffle contre les vitres, un murmure qui accompagne mes pensées tourmentées. Une pression grandit dans ma poitrine, une urgence qui me comprime. Je roule comme si ma vie en dépendait. Je suis là, à la limite de ce que je peux contrôler, et pourtant, l’impuissance me ronge.
La mémoire de cette fameuse nuit revient me hanter. La tempête, les vagues déchaînées, la pluie battante, et moi, luttant pour la rejoindre. Ce même sentiment d’impuissance me saisit encore, cette peur viscérale de la perdre. La peur de ne pas arriver à temps.
Enfin, Positano. Les rues portent encore les traces de la Festa di San Pietro, des guirlandes lumineuses abandonnées flottent au-dessus des pavés, tandis que les derniers feux d’artifice éclatent faiblement au loin, colorant brièvement le ciel noir. Les rires d’ivrognes épars résonnent autour, mais tout ça me paraît insignifiant. Je me gare en trombe, éteins le moteur et sors d’un geste nerveux, mon long manteau battant derrière moi. Je fonce vers la plage, là où Giulia m’a dit qu’elle serait. Une crique, isolée, au pied de la falaise. Pas moyen de se tromper.
La lumière de mon téléphone éclaire faiblement les rochers devant moi. Je glisse sur le sentier escarpé, mais je ne ralentis pas. À chaque pas, le clapotis des vagues contre les pierres alimente mon inquiétude. Il faut que je la voie, que je sache qu’elle va bien.
Lorsque j’arrive enfin, mon cœur se serre. Je l’entends avant de la voir, ses sanglots déchirent la nuit comme des éclairs fendant un ciel d’orage. Giulia est là, assise sur un rocher, secouée par des spasmes, le visage enfoui dans ses mains. La lune éclaire faiblement la scène, jetant des ombres mouvantes sur la mer noire. La voir ainsi, brisée, me dévaste.
Sans un mot, je m’approche. Dès que ma main effleure son épaule, elle s’effondre dans mes bras, comme cette nuit où je l’ai sauvée des vagues. Elle s’accroche à moi, ses doigts tremblants, cherchant un point de repère.
— Pardon… Je ne savais plus quoi faire… Je ne savais même pas où aller… Sa voix, brisée, frappe mon cœur comme un coup de poing.
Je la serre contre moi, essayant de la protéger, de la rassurer. Ses larmes mouillent mon manteau, mais rien d’autre ne compte que sa présence. Rien d’autre n’a d’importance.
— Je suis là, Giulia. Ça va aller.
Elle tremble encore dans mes bras, ses cheveux bruns tombant en mèches éparses, humides de larmes. Je les écarte doucement de son visage. Sa peau, habituellement dorée par le soleil et le vent marin, paraît plus pâle que jamais sous la lumière froide de la lune. Elle semble si frêle, si différente de la Giulia forte que je connais. Je retire doucement mon manteau et le pose sur ses épaules, l’enveloppant dans un cocon protecteur.
Giulia se redresse légèrement, ses yeux rougis croisent les miens. Ce regard, d’habitude si intense, est noyé dans un océan de désespoir. Elle se jette à nouveau dans mes bras, ses mains agrippant ma chemise comme si elle craignait de me perdre. Ses sanglots résonnent à travers moi.
— Je ne peux plus, Gianni… C’est trop. Ils me font trop de mal.
Sa voix est étouffée, presque inaudible. Je sens son désespoir dans chaque mot, et ça me déchire. Je la serre plus fort, voulant absorber toute sa douleur.
— C’est pas juste… Ils me jugent, ils me haïssent parce que… Parce que j’ai choisi d’être avec toi. Pourquoi ils font ça, Gianni ? Pourquoi ils aiment nous voir souffrir ?
Son désespoir me consume. Je serre doucement ses épaules, incapable de supporter cette injustice qu’elle endure.
— Parce que les gens ne savent pas à quel point leurs mots peuvent blesser. Ils s’en prennent à toi parce que tu fais ce qu’ils n’osent pas. Tu es libre, et ça les rend jaloux, Giulia.
Je prends son visage entre mes mains, mes doigts effleurant sa peau, chaude malgré les larmes. Je la fixe, absorbant toute cette tristesse qu’elle déverse.
— Quelqu’un m’a dit un jour qu’il ne faut jamais vivre pour les attentes des autres, parce que ça t’épuise et qu’au final, tu ne sais plus qui tu es.
Elle reconnaît ses propres paroles, et ses lèvres tremblent. Un léger changement s’opère en elle. Je la serre à nouveau contre moi, mes doigts glissant dans ses cheveux, cherchant à apaiser ses peurs.
— Même quand tu doutes, même quand tu es épuisée, tu te relèves toujours. Ça, c’est toi, Giulia.
Je caresse doucement ses joues, essuyant ses larmes.
— Et quand tu te perdras, je serai là pour te le rappeler. Toujours.
Elle se laisse aller contre moi, brisée mais encore là. Je la tiens, fermement, comme une ancre, prêt à tout affronter pour elle.
— Je serai là, Giulia… Je serai ta putain de bouée.
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