Faida – Chapitre 100

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Les chaînes brisées

gianni

La mer miroite sous le soleil. Des éclats argentés valsent à la surface, tandis que le bleu azur s’étend à perte de vue. La scène est presque idyllique, chaque vague qui frappe la coque semble épouser les battements de mon cœur. La brise salée caresse mon visage, mais ce n’est pas l’odeur marine qui hante mes narines. Non, c’est cette odeur métallique, âcre, celle du sang.

Massimo gît à mes pieds, prisonnier des cordages qui l’enserrent, son corps secoué de spasmes. Loin de l’homme inébranlable que j’ai connu, il n’est plus qu’une ombre, une carcasse de lui-même. Son visage autrefois sculpté d’assurance se tord sous l’empreinte de la peur. Une fine traînée rouge, comme un ruisseau empoisonné, serpente depuis sa tempe et se fige sur sa peau livide. Ses lèvres, qui jadis lâchaient des ordres d’un claquement sec, se muent en murmures.

— Tu commets une terrible erreur…

Sa voix se brise, rauque, comme un râle désespéré, mais il s’accroche à ses derniers mots, à son autorité évanouie. Il veut me dissuader. Un capitaine refusant d’abandonner un navire en pleine tempête. Ses yeux autrefois brûlants d’arrogance sont creux, anéantis par le désespoir. Et pourtant, il lutte pour sauver l’illusion de contrôle.

Je m’abaisse, plonge mon regard dans le sien. Je peux sentir son souffle court, saccadé. Mon cœur tambourine, mais ma voix, elle, reste glaciale.

— Au contraire.

D’une main, je caresse le bois du pont, dur et rugueux sous mes doigts, ravivant des souvenirs trop longtemps enfouis.

— Tu as tout fait pour me broyer. Effacer ma trace. Mais aujourd’hui, c’est terminé.

Il comprend enfin. Ses yeux s’ouvrent un peu plus, et l’angoisse se mue en une panique totale. Il devine que je ne reviendrai pas en arrière. Pourtant, il insiste, la voix vacillante.

— Attends… je peux encore tout t’offrir. De l’argent, du pouvoir… tout ce que j’ai bâti peut être à toi.

Ses promesses tombent dans le vide. Il n’a toujours pas compris ce que je veux.

— De l’argent ?

Un sourire amer naît sur mes lèvres.

— Ce n’est plus ce que je recherche. Je veux la vérité.

Je me redresse, dominant sa silhouette affaiblie, puis je lâche, d’une voix tranchante :

— Et ta chute.

Il réagit aussitôt, se débattant dans ses liens, la rage déformant ses traits, ses muscles tendus dans une lutte désespérée. Son rire forcé devient presque hystérique.

— Tu crois pouvoir me renverser ? Moi ? Je suis invincible, Gianni. C’est moi qui t’ai façonné. Sans moi, tu n’es rien.

Je le fixe, impassible. Ses mots, pensés pour me déstabiliser, éveillent en moi une colère sourde, mais maîtrisée. Massimo croit encore avoir l’ascendant, mais il se trompe. La mer semble se figer, comme si le monde retenait son souffle.

– Ça ne change rien à ce que tu es devenu.

Ma voix est aussi froide qu’une lame. Je dois rester maître de mes émotions, ne pas lui donner le plaisir de croire qu’il peut encore m’atteindre.

– Un tyran avide, prêt à sacrifier sa propre famille.

Je me penche légèrement. Mon regard cherche une trace d’humanité, mais je ne trouve que cette haine, cette arrogance qui brûle plus fort encore. Cet homme, autrefois modèle, n’est plus qu’un être consumé par sa soif de pouvoir. Il ne reste que la haine, l’incapacité à accepter sa défaite.

– Comment as-tu pu en arriver là, Massimo ?

Mon ton est dur. Je veux comprendre cette chute inexorable, comprendre comment celui que j’admirais a pu devenir cet homme brisé.

Massimo secoue la tête, marqué par une amertume tenace. Il tente de garder sa fierté, mais je vois qu’il perd pied. Son regard se perd dans les vagues, et sa voix, plus douce, n’en est que plus désillusionnée.

– Tu ne comprends rien, Gianni… Être au sommet, c’est une guerre constante. Tu crois que c’était facile ? C’était survivre ou être dévoré.

Ses gestes trahissent une fatigue nouvelle, comme si toute son énergie l’abandonnait. Pour la première fois, il laisse entrevoir une part de vérité, une vulnérabilité qu’il a toujours refusé de montrer.

– Quand j’étais jeune, on nous méprisait. Mon père… se laissait marcher dessus. Les autres clans riaient de nous. J’ai grandi avec cette honte.

Je reste stoïque, bras croisés. Il veut que je comprenne, que je sympathise, mais rien n’excuse ce qu’il est devenu. Il a choisi son chemin, justifié ses horreurs par son passé.

– Et tu penses que ça justifie tout ce sang versé ?

Mon calme contraste avec la tension. Massimo esquisse un sourire glacial.

– Le monde ne fonctionne pas comme tu le crois. Si tu ne prends pas ce que tu veux, on te l’arrache.

Ses paroles résonnent comme un écho lointain, renforçant ma détermination à en finir. Il marque une pause, mesurant le poids de ses mots avant de poursuivre, sa voix plus amère.

– D’abord, c’était des petits arrangements… puis un jour, tu te réveilles avec du sang sur les mains, et c’est la seule chose qui te protège.

C’est l’histoire d’un homme qui s’est abandonné à la violence. Je le fixe, déterminé, refusant d’adopter sa vision.

– Ce n’est pas être fort, Massimo. C’est être esclave de ta peur. Tu as tout sacrifié, même ceux qui t’aimaient.

Il lâche un rire sec, amer.

– L’amour ? Tu crois vraiment que l’amour a une place dans ce monde ?

Cette question me frappe, mais je sais que Giulia m’a montré le contraire.

– Les forts imposent leurs règles. Les autres suivent ou crèvent.

La colère monte en moi, mais je ne lui laisserai pas cette victoire. Je le regarde dans les yeux, imperturbable.

– Regarde-toi, tu es seul. C’est ça, ta victoire ?

Massimo détourne les yeux, incapable de soutenir mon regard. Il sait qu’il a perdu, même s’il refuse de l’admettre.

– Tu ne comprends toujours pas…

Sa voix s’éteint, mais je ne peux plus lui accorder de compassion. Je m’approche, mes mots se font plus tranchants.

– Ce qui te terrifie, c’est qu’au fond, tu sais que c’est fini.

Ces mots sont le coup de grâce. Il lève les yeux vers moi, son regard chargé d’une rage impuissante.

– Ne me sous-estime pas.

Il murmure ces mots avec défi, même s’il sait que la défaite l’a déjà consumé.

– Je préfère mourir debout que vivre à genoux.

Un sourire amer se dessine sur mes lèvres. Je laisse mes derniers mots flotter dans l’air, portés par la brise marine.

– Le verbe est créateur, tu devrais te méfier…

Le temps s’étire, suspendu dans un silence de plomb. Une silhouette émerge des escaliers de la cale. Giulia. Elle avance, son ombre dévorant chaque marche, grignotant les derniers éclats du jour. À chaque pas, son assurance explose, résonne, une lame invisible qui fend la surface calme d’un lac. Le bateau, jusqu’alors figé dans une torpeur étouffante, devient un théâtre où les rôles s’inversent. Tout s’aligne sur sa présence, se réordonne.

La lumière du crépuscule caresse ses cheveux d’ébène, illuminant chaque mèche d’une lueur presque irréelle. Elle apparaît comme une vision, une silhouette sortie d’un rêve, ou d’un cauchemar. Tout se fige, même le vent qui se tait, pressentant l’importance de ce qui va se jouer ici. Je reste immobile, comme pris dans ses filets. Elle n’a pas besoin de parler. Sa seule présence suffit. Elle est le pivot, le centre de cet univers qui vacille.

Et dans les yeux de Massimo, je vois tout : la colère se mêle à la terreur, chaque muscle de son visage tordu par un combat intérieur. Il comprend, même s’il s’accroche encore. Ce n’est pas moi qu’il a perdu, c’est elle. Face à elle, il flanche, happé par la justice qu’il redoutait tant, cette vérité qui le pourchassait depuis des années.

Derrière nous, la mer murmure, complice muette de notre drame. Les vagues heurtent la coque dans un rythme inébranlable, imperturbables, comme si elles ignoraient l’affrontement sur le pont. Giulia s’arrête à la frontière de l’ombre de Massimo, ancrée comme un roc dans ce moment qu’elle a attendu aussi longtemps que moi, peut-être même plus. Elle plonge son regard dans celui de Massimo, glacé, tranchant. Elle n’a plus rien à dire, sa présence seule est un jugement. Ici, sur ce bateau, sous cette lumière mourante, les fils du passé se nouent et se déchirent pour de bon.

— On laissera les juges s’occuper de toi, dans un vrai tribunal.

Sa voix s’élève, claire et sans appel, chaque mot résonne comme une sentence. Massimo lève les yeux, son visage tordu par une fureur désespérée. Il ressemble à un animal traqué, une bête acculée face à l’inévitable. Son arrogance s’effrite, sa peur éclate enfin au grand jour. Mais il essaie encore, une dernière fois, de garder un semblant de contrôle.

— Personne ne témoignera… Personne ne vous croira… Personne ne saura jamais.

Ses mots, autrefois effrayants, ne sont plus qu’un écho vide, dépouillé de sa force. Giulia reste impassible, son regard glacé rivé sur lui. Un sourire, mince, imperceptible, effleure ses lèvres – un sourire de victoire. Elle sait que la vérité a déjà triomphé. Ce simple sourire pulvérise le reste de l’autorité de Massimo. Le silence qui suit pèse, lourd, plus écrasant encore que le grondement des vagues.

Lentement, elle lève la main et désigne un objet posé sur le pont. Un talkie-walkie. Chaque parole, chaque menace, chaque aveu a été enregistré. Et alors, une voix familière rompt le silence, avec l’assurance d’un juge annonçant son verdict.

— Tout est enregistré.

La voix d’Elena Verdi, la journaliste. Cette simple phrase scelle le destin de Massimo.

Je le vois, cet instant précis où tout se brise pour lui. Son corps imposant, jadis montagne infranchissable, se ratatine, ses épaules ploient sous le poids de ses propres actes. Il baisse la tête, mais cette fois, ce n’est plus un défi. C’est l’abdication, l’acceptation de cette réalité cruelle. Son empire, cet édifice bâti sur des peurs et des mensonges, se fissure, s’effondre en silence.

Giulia reste de marbre, le regard ancré sur lui, inchangée. Massimo, cet homme que j’ai ardemment voulu réduire à néant, n’est plus qu’un fantôme, une coquille dépeuplée. Il est seul à présent, cruellement seul, et chaque instant, chaque acte posé l’a conduit ici, devant l’abîme de sa propre chute.

Autour de nous, le monde reprend son souffle. Le murmure des vagues monte doucement, le vent balaie la scène avec une nouvelle intensité, comme pour graver l’instant dans la mémoire du temps. Au loin, un grondement surgit, un rugissement de moteur fend l’air, coupant la mer d’un trait d’acier. Chaque vague qui heurte la coque résonne, sourd et puissant, un battement de cœur qui martèle la fin d’un règne. Sur l’horizon, les couleurs du crépuscule enflamment les cieux, comme si la nature elle-même devenait témoin de la chute de Massimo.

Sur le hors-bord qui s’approche, Elena Verdi est au gouvernail, et sa détermination crève l’instant. Ses traits sont marqués par des années de bataille pour la vérité, son visage tendu par la concentration. Ses cheveux dansent dans le vent, mais ses yeux restent fixés sur nous, sur ce bateau qui cristallise le crépuscule de Massimo. Elle est la vérité en personne, prête à arracher ce qui est resté trop longtemps enfoui. Elle ne joue plus le rôle d’une simple journaliste ; à cet instant, elle est la sentence.

Massimo sent le sol se dérober. Il comprend, il sent cette fin qui approche, avec chaque éclaboussure sur le pont, chaque goutte d’eau qui résonne comme un marteau scellant son destin. Dans un ultime sursaut de rage, il se redresse, comme un condamné qui refuse la corde.

— Je n’ai rien à craindre. Isabella me fera sortir en moins de deux. Je vous retrouverai. Je vous ferai payer… tous les deux.

Sa voix, tremblante, vibre de fureur contenue. Mais elle sonne creuse, comme le râle d’un homme qui sait déjà que son règne a pris fin.

Ces mots, crachés comme les dernières griffes d’un fauve blessé, ne sont plus que des ombres d’anciennes menaces, vidées de leur pouvoir. Autrefois capables de faire trembler, ces paroles se perdent maintenant dans le vide, vaines, creuses. Giulia, droite, les bras croisés, à peine un frémissement sur le visage. Elle n’est plus cette femme brisée qu’il manipulait. Non, elle s’est métamorphosée, forgée par les épreuves, luttant pour renaître. Son regard, acier et défi mêlés, est fixe, implacable.

— Il n’y a aucune chance que ça arrive.

Sa voix, calme et tranchante, fend l’air comme une lame. Pas besoin de hurler : chaque mot qu’elle prononce lacère les illusions de Massimo.

— Nous ne laisserons plus nos familles détruire ce que nous avons construit.

Ses mots, durs et inébranlables, portent toute la gravité des batailles passées, des douleurs encaissées et des espoirs réveillés. C’est une promesse qui coupe net l’emprise de Massimo, la brise en poussière. Autour de nous, le vent siffle doucement, presque complice, soulignant la solennité de l’instant.

Je tourne mon regard vers Massimo, cet homme qui régnait sur nos vies comme un dieu. Aujourd’hui, son empire, érigé sur la peur et la corruption, vacille, un château de cartes secoué par la vérité. Giulia et moi avons pris un autre chemin, celui de la justice. Nous avons décidé de dévoiler ses crimes, les déchets toxiques qu’il a camouflés, cette bombe prête à éclater et sacrifier des vies, tout cela pour son pouvoir.

Le hors-bord accoste enfin. Elena Verdi descend avec une détermination presque militaire, un sourire victorieux éclaire son visage. Elle tient enfin la conclusion de son enquête, après des années de lutte. Sa caméra, témoin fidèle, capture Massimo, cet homme autrefois intouchable, aujourd’hui réduit à l’impuissance. C’est elle qui dévoilera la vérité au monde, déchirant le masque de son imposture.

— C’est dans la boîte ! Plus de dix ans d’enquête, et c’est vous qui m’avez donné le dernier coup de pouce.

Sa voix, vibrante de satisfaction, claque comme un coup de marteau final. Chaque syllabe scelle le destin de Massimo, avec une intransigeance implacable. La caméra, témoin de sa déchéance, tient les preuves d’un règne qui s’achève. C’est fini. Massimo n’a plus rien, pas même la lueur de sa réputation.

Je me tourne lentement vers lui, le regard aussi aiguisé qu’une lame. Il n’y a plus de pitié, plus de place pour l’indulgence. Il a semé le chaos, il doit en récolter les conséquences.

— Tu avais tout, Massimo.

Ma voix pèse lourd, chaque mot empli de cette vérité crue, presque triste, pour ce qui aurait pu être.

— Et tu as tout détruit.

Ces mots, simples, mais terribles, luisent comme un miroir placardé devant ses ruines. Une vérité brutale qu’il s’obstine encore à nier. Son visage, autrefois fier, se décompose lentement sous l’impact. Il détourne les yeux, incapable de soutenir mon regard. Pour la première fois, une ombre de honte passe dans ses traits. Mais c’est trop tard, bien trop tard.

Un silence profond s’abat, mais cette fois, ce n’est plus la tension. C’est le point final, la conclusion d’une histoire de domination et de trahison. À mes côtés, Giulia prend une profonde inspiration. Ce souffle, c’est des années de lutte, de douleurs libérées d’un seul coup. Elle me regarde, puis lance un regard vers Elena, et hoche lentement la tête. Un geste chargé de gravité.

— C’est fini.

Sa voix est douce, posée, mais chaque mot porte la solidité d’une pierre scellant le passé.

Elle a raison. Tout est fini.

Les vagues continuent leur danse indifférente, éternelle. Le vent, plus léger, emplit l’air de sa fraîcheur. La mer, vaste et impassible, devient l’écho d’une justice rendue. Ce bateau n’est plus que la scène de la chute de mon oncle, le théâtre de sa destruction. Le soleil qui s’enfuit, baigne le ciel d’une lueur rougeoyante, comme si l’univers lui-même marquait cet instant d’un sceau sacré. Et dans cette lumière mourante, je sens enfin ce poids immense se détacher de mes épaules.

La fin d’une ère. Le début d’un nouveau chapitre.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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