Chapitre 6
Talya
J’’ai tremblé au cœur du parc, devant le bâtiment austère de béton foncé, puis j’ai frémi de bonheur en découvrant les entrailles du complexe, dès l’accueil où j’ai finalisé mon dossier d’admission. Tout est blanc et gris, rigoureux pour ne pas dire austère. L’ambiance est stricte, le protocole pour entrer dans l’antichambre de l’élite est impressionnant, à l’image des institutions encore très soviétiques. Pesée, mesurée, fichée, je regagne à présent ma chambre, mes clés en main. Et dans l’aile ouest du centre de formation Sovetov, loin de ma grand-mère et des piques incessantes de maman, je prends lentement mes repères. Ma porte ne semble pas verrouillée, je découvre mon petit espace de vie et deux lits.D’un coup d’œil, je fais le tour rapide du propriétaire, un minuscule balcon, une salle de bain sobre, un seul bureau, et tout un tas de vêtements roulés en boule au pied du lit installé en face du mien. Seule, je déballe mes affaires dans l’armoire qui m’est réservée, et j’installe ma machine à coudre en balayant les paroles cruelles de ma mère, lorsqu’une voix enjouée retentit dans mon dos.
— Tu as conscience que ce n’est pas un atelier couture ? On a des costumières, ce n’était pas la peine de venir équipée !
Sur le pas de la porte, une brune espiègle aux yeux cristallins m’adresse un grand sourire puis vient à ma rencontre. Intimidée, sans doute dans le flou quant à l’attitude à adopter, je lui tends la main pour la saluer. Je ne sais jamais comment réagir, surtout avec les gens d’ici, j’ignore si je dois les considérer comme des camarades ou des adversaires. Pourtant, elle glousse et me fait la bise.
— Pas de ça entre nous ! Tu veux pas me faire un salut militaire tant que tu y es ?
Je m’excuse, me ravise en bredouillant quelque chose de confus, alors, elle rebondit illico.
— Katinka, enchantée. J’adore la couleur de tes cheveux ! C’est du vrai ou une teinture ?
— Talya… Une vraie rousse.
Je crois qu’il suffit d’une bise pour savoir si le courant passe tout de suite ou pas. Cette fille qui parle vite semble sincère, sans fioritures, juste heureuse d’avoir une voisine de chambre ou quelqu’un à qui parler.
— Tu sens super bon ! Mais tu es toute petite, dis-donc !
Même si je réalise qu’elle me dépasse d’une tête, je me défends et je nie.
— Pas du tout ! Je suis dans la norme.
— La norme ? Tu mesures combien ?
— 1 m 53 et demi.
— Et demi ?
Elle pouffe puis éclate carrément de rire quand j’insiste : « Le demi-centimètre est important, j’y tiens. »
— Ok, ok… 1 m 53 et demi… chacune ses lubies. Moi, j’ai juste une question et c’est très important.
Mes sourcils se lèvent, et je m’inquiète de la lueur solennelle dans son regard gris.
— Dis-moi simplement que tu ne ronfles pas. Pitié, Minipouce ! C’est tout ce que je demande.
— Ronfler ? Euh… Je… je ne crois pas…
— OK, ouf… Ça, c’est fait. Tu viens d’où ?
— De Saint-Pétersbourg.
— Arrivée ce matin ? Hey, mais attends, je t’ai déjà croisée, non ?
Je baisse les yeux, craignant qu’elle me reconnaisse suite à une contre-performance que je préfère oublier. Pourvu que ma réputation ne me précède pas. Sentant mon malaise, elle saute du coq à l’âne en me prenant pas le bras.
— Tu as vu la patinoire ?
— Pas encore…
— Tu passes les prochaines sélections ?
Avant que je n’aie le temps de répondre, elle se jette sur son lit et ouvre sa table de nuit pour en sortir une liste.
— Groupe B, Talya Glinka… C’est bien ton nom de famille ?
Je valide d’un signe de tête, elle bondit aussi sec en me répondant que je passe en même temps qu’elle, dans quelques heures. Katinka me prend par la main et m’entraîne loin de mes valises.
— Je vais te montrer la patinoire, tu vas prendre tes marques.
— Euh, OK… mais… Et mes affaires ?
— On s’en fiche de tes affaires, on joue notre vie aujourd’hui !
Elle a beau le dire d’un ton léger, ça me remet tout de suite les pieds sur terre. D’une foulée pétillante et survoltée, Katinka me traîne le long des couloirs entre les sportives visiblement plus à l’aise que moi, bien plus grandes aussi. Je découvre la salle de sport, celle de danse pour les chorégraphies ainsi que la zone médicale où les kinés sont à pied d’œuvre.
— Là-bas au fond, c’est le réfectoire. Et de l’autre côté tu as le gymnase.
J’enregistre, je tente de concevoir un plan des lieux dans mon esprit, mais c’est encore confus. Alors qu’elle me guide vers la patinoire, je me stoppe devant une vaste enfilade de portraits photo.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Oh, ça Minipouce, c’est le « mur des légendes ». On rêve tous d’avoir notre trombine accrochée à côté de Glazkov et de Navka.
Mon œil s’arrête sur le portrait d’un champion au regard perçant, la mâchoire carrée, une confiance en lui manifeste. Lazar Glazkov, son palmarès m’a toujours fascinée, mais je n’ai jamais concouru en même temps que lui. Ancien attaquant du Spartak Moscou, meilleur buteur de la ligue de hockey avant d’abandonner la crosse pour des raisons que personne n’explique. Mais à en croire sa trajectoire, il n’a rien à regretter : douze fois champion de Russie et d’Europe, sept fois champion du monde, sacré aux jeux olympiques en équipe. Un style sur glace aussi vif que musclé, une légende. D’ailleurs sur cette photo, il semble si sûr de lui, presque arrogant. Un jour, j’aurai ma tête affichée ici, je me le promets comme j’ai promis un titre à ma grand-mère.
— Il est canon, hein ? On va peut-être le croiser aujourd’hui !
Elle me caresse le bras et je me rétracte d’un mouvement réflexe. Ma peau n’apprécie que moyennement le contact dans cette zone-là.
— Il est ici ?
— Pas exactement. Mais je peux te dire qu’à chaque fois qu’il débarque on s’affole toutes.
— Je… je ne suis pas dans cette optique, ce n’est pas mon délire.
— Mouais, on dit toutes ça. Mais attend de le voir !
— Je te jure Katinka, il n’y a que la compétition qui compte pour moi. Tu n’imagines pas à quel point.
Sur cette affirmation, un groupe de filles en survêtement ouvre les doubles portes menant à la patinoire et passe à notre niveau. L’une d’entre elles, une blonde tout en longueur me dévisage mais je ne baisse pas les yeux. Du haut de son mètre soixante-dix, elle m’adresse alors un regard aussi méprisant qu’amusé avant de poursuivre sa route et de plaisanter avec ses copines. Tandis que je les observe s’éloigner, je reçois un coup de coude de ma voisine de chambre qui reprend à voix basse.
— Évite de t’accrocher avec cette blonde.
— C’est qui ?
— Lana, elle est dans le groupe B aussi. Un conseil : méfie-toi de cette peste.