MarkO

M

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Marko

4e de couverture :

Pour Gina, regagner le Panama avec sa sœur est une question de vie ou de mort. Le mot est faible quand on a sa tête mise à prix par le cartel. En dépit de ses efforts, cette jeune fugitive ne quittera pourtant pas la Colombie. Car « Marko » en a décidé autrement…

Kidnappée avec la brutalité des narcos dans ce sous-sol sombre, elle se demande où est sa sœur mais surtout ce que ce type aux yeux verts compte lui faire ? Son ravisseur est secret, Marko est méthodique, déterminé. Mais ce malade n’est pas là que pour la cocaïne…

De toute évidence, ce type la connaît, c’est un homme qui ne recule jamais. Marko ira jusqu’au bout, quitte à se brûler, ou à jouer avec le destin auquel Gina cherche à échapper.

Ebook ( mobi – epub)
Broché dédicacé

Extrait

Prologue
Lui

Planté dans les escalators bardés d’inox qui font la fierté des riverains et des politiques locaux, j’observe la verdure des collines andines s’effaçant sous un ciel bas. 385 mètres d’escaliers mécaniques desservent une ville tout en dénivelé, et m’offrent une vue dominant l’agglomération encaissée. C’est une nette avancée pour l’urbanisme, une démonstration de force après les années de guerres civiles, mais surtout un attrape-touriste qui me laisse tout le temps de contempler la « Comuna 13 » sous un autre angle. Difficile de croire qu’autrefois ce quartier était le plus dangereux du monde, mais il ne faut jamais se fier aux apparences… Un voile argenté enveloppe les nombreuses maisons faites de bric et de broc entassées sur les hauteurs, ici, les modestes constructions côtoient l’art de rue dans une volonté manifeste de s’ouvrir sur le monde. Les stigmates laissés par Pablo Escobar se marient aux graffitis dénonçant la violence omniprésente. Ces fresques peintes à la bombe fleurissent pour le plaisir des yeux mais surtout pour que l’on n’oublie jamais les dégâts des Narcos, des sicarios[1], des milices et des frappes de l’armée.

Je l’admets, la résilience des gens du coin force l’admiration, mais ils ignorent que malgré la moiteur des 28°C régnant dans le secteur, la Colombie déverse encore de la neige sur L.A. ou dans le sud de l’Espagne. Des tonnes de poudre, aussi blanche que pure, via le Panama, jusque dans les soirées huppées californiennes ou au beau milieu de la « vida coca » au cœur de Barcelone. Le trafic de drogue est officiellement affaibli, c’est ce qu’on veut faire croire à la population, pourtant la cocaïne s’infiltre toujours partout, à faible bruit mais prête à reprendre de plus belle, comme des braises d’un incendie qu’un rien suffit à raviver.

Un œil sur la montre, bien que largement dans les temps, je presse le pas et dévale les marches en me faufilant entre les passants bruyants, les grand-mères bavardes et les étudiants qui se laissent porter vers le centre-ville grouillant de bon matin. Sous ma capuche, je me fonds dans la masse des habitants enthousiastes qui apprécient sans doute une paix bien méritée. Après avoir connu les guérillas, les charniers, l’opération Orión[2] où de nombreux civils ont été tués sans la moindre distinction, « La trece » est devenue un secteur plus accueillant, presque charmant. Même si, quoi qu’on en dise ou quoi qu’on fasse… Medellin est, et restera, le berceau de la coke. Je suis bien placé pour le savoir.

Les mains dans les poches, la tête basse – histoire d’éviter les regards, j’arpente les trottoirs le long des devantures blanches et rouges. Je ne suis qu’une ombre fendant les ruelles défigurées par les câbles, un anonyme qui erre dans le vacarme d’une cité cherchant à reprendre le dessus, un fantôme disparu des radars. Vu de l’extérieur, je suis juste un type qui évite soigneusement les patrouilles ainsi que les gardes devant les bâtiments publics.

Entre deux stations de métro, je prends soin d’esquiver les attroupements, j’ai pour habitude de m’éloigner du moindre mec en costard et je me méfie toujours des 4×4 rutilants – au moins autant que des flics. Les pétarades des motos et des scooters sont dévorées par le passage du train aérien surplombant le béton craquelé d’une zone en chantier. À croire que plus je m’enfonce dans la Calle Nueva, plus les travaux se multiplient. À l’angle de la 45, sous des palmiers ornant un immeuble encore défiguré, un « ambulante[3] » m’appâte avec sa cuisine de rue à l’odeur irrésistible. Son bagout de bonimenteur qui tient à payer ses factures et nourrir sa famille ne me laisse pas indifférent. Sensible à sa bouffe et ses arguments, je reste toutefois avare de mots et d’interactions sociales en lui réglant finalement une arepa[4] garnie de poulet avant de renouer avec la ponctualité. Caché derrière un masque poli mais peu loquace, je poursuis mon chemin vers ce bâtiment de briques entouré de barricades, d’engins de chantier et de marteau-piqueurs qui sévissent devant le sas des urgences.

L’hôpital Général de Medellin se dresse devant moi, et derrière les bâches vertes protégeant de la poussière les visiteurs qui déambulent sur le parvis, un gamin assis par terre se lève aussitôt qu’il m’aperçoit. Ce petit gars à peine âgé d’une dizaine d’années trottine dans ma direction en s’assurant que personne ne prête attention à ma venue. Le môme se gratte la tête et m’emboite alors le pas pour me faire la conversation dans un naturel tout à fait relatif.

— Vous êtes pile à l’heure.

— Toujours. Comment ça se présente ?

— La voie est libre. Il fume de l’autre côté.

— Tu as bien travaillé, petit.

— C’était facile pour moi. Je suis un professionnel, vous savez ?

Son regard marron et vif cherche le mien, mais je ne m’attarde pas sur son visage espiègle. Il a la fierté de ceux qui bombent le torse malgré le frigo vide, alors je lui tends l’encas encore chaud acheté spécialement pour mon petit indic’ et me dirige vers la porte de service où un employé semble décharger du matériel depuis son camion. C’est là que mon complice haut comme trois pommes tire sur mon sweat noir.

— Hey, je veux de la monnaie, pas de quoi manger !

Pourtant, il croque dans son casse-croute à pleines dents si bien qu’il tache son maillot de foot vert et blanc du Deportivo Cali, et avant de m’engouffrer dans le dos du manutentionnaire, j’extirpe de la poche de mon jean quelques billets qu’il n’a pas volé. Une liasse capable d’écarquiller ses yeux comme s’il se trouvait devant un trésor, d’ailleurs je ne suis pas sûr qu’il écoute mes conseils.

— L’un n’empêche pas l’autre. Mange correctement et dépense-les utilement.

— Tout ça ! Waouh ! ça fait un paquet de pesos, patron !

La bouche pleine, il m’assure qu’il peut recommencer encore et encore si je le paie aussi bien à chaque fois. Sa remarque me tire un léger sourire et elle m’arrache même une once de sympathie, à tel point que je me surprends à frotter sa tignasse avec tendresse.

— Ne m’appelle pas patron.

— C’est quoi votre nom alors ?

— Pas de nom, pas de sanction. Pas de trace, pas d’enquête. Je suis un fantôme.

— Moi ça me va, du moment qu’il y a de l’argent à prendre. C’est quoi la suite ?

— Il n’y a pas de suite. Avant de vouloir travailler pour moi, fais-moi le plaisir de retourner à l’école.

— L’école ça sert à rien ici. Dans la rue, on n’a pas besoin de tout ça.

— Ouvre des livres, ils te sortiront de la rue. Tu peux me croire.

Les sourcils froncés, pas vraiment ravi à l’idée de potasser, ce gosse des quartiers secoue la tête et compte ses billets alors que le temps file.

— Va-t’en loin d’ici, petit. On ne doit plus te voir dans les parages.

Sa mission lucrative est terminée, il mastique lentement une dernière bouchée et m’abandonne en rangeant soigneusement son butin dans son pantalon de jogging. Je ne sais pas grand-chose de lui, il ne connait rien de moi, et c’est très bien ainsi. Reste à m’engouffrer dans la réserve sans me faire remarquer, puis remonter le corridor menant aux ascenseurs du personnel pour me hisser au 4e. Dans les couloirs blancs des soins intensifs, il règne une chaleur étouffante et un calme qui me facilite la tâche.

L’enfilade de portes turquoise laisse la place aux box vitrés et je me poste devant le premier. Celui qui me rappelle l’homme que je suis, celui qui me ramène à mes fautes. C’est étrange que le responsable et la victime se trouvent si proches, simplement séparés par une cloison transparente. Sous les néons, le verre reflète le bas de mon visage, une bouche pincée devant ce lit armé d’une tonne d’appareils branchés à une beauté froide, immobile. Une rousse aux yeux clos et sous respirateur, dont la poitrine ondule à la seule force du miracle de la science. Je m’apprête à ouvrir pour pénétrer à l’abri des regards, au chevet de cette femme à l’avenir incertain, mais une voix sèche me stoppe immédiatement.

— Ta présence n’est pas la bienvenue.

Je me rétracte pour dévisager ce médecin qui arbore une fine moustache, ajuste sa blouse et feint de ne pas me connaitre. Avec ses tempes légèrement grises, son visage sec et la peau mate, mon ami scrute le couloir pour s’assurer que personne ne nous voit. Puis il se racle la gorge et grimace furtivement.

— On ne devrait même pas se croiser. Tu en as conscience ?

— Je sais, Tristan. Je sais.

Ma voix est plus rauque que je ne l’aurais souhaité, et elle ne s’éclaircit pas lorsque mes yeux se posent sur la patiente inconsciente que je désigne du menton.

— Tu crois qu’il y a des chances pour qu’elle se réveille un jour ?

Sa figure se pare alors d’un voile pessimiste et, toujours méfiant, il s’approche de moi pour me répondre d’un murmure.

— Non, c’est statistiquement de moins en moins possible. Carmen ne parlera plus.

— Je vois.

Je fixe ce corps inerte, effleure la vitre que je tapote du bout des doigts et mon complice brise le silence dans cette étuve encore déserte.

— Tu ne dois pas trainer. Son frère est descendu fumer une cigarette dans la cour du hall principal, il ne va pas tarder à remonter.

— Je suis au courant. J’ai mes sources…

— Avec ou sans source… S’il te croise, il va te sauter à la gorge. Et je ne veux pas de nouvel esclandre ici. Déjà que je risque ma place…

J’espère qu’il saisit toute la reconnaissance que je lui témoigne dans mon hochement de tête, toujours est-il qu’il entrouvre sa blouse et en extirpe en catimini un dossier rouge qui doit impérativement rester sous le manteau.

— Tiens, il y a tous les documents qui manquaient. Les prélèvements, un listing, des rapports, des conclusions rédigées à la main. Si on apprend que je l’ai volé, je peux faire une croix sur ma carrière.

Ma gorge est soudainement sèche, je passe ma langue sur mes lèvres et ouvre délicatement la pochette cartonnée, mais Tristan m’interrompt en posant sa main sur la mienne.

— Ne perds pas de temps à le lire ici. Mais sache que tu avais raison.

— Tu veux dire que… ?

Après un ultime regard dans le couloir, il opine du chef et se met à chuchoter.

— Gina figure là-dedans. C’est écrit noir sur blanc.

Un sentiment étouffé de colère et de déception me prive d’air un instant. Mon pouls bat l’hymne sombre d’une décision qui m’enfonce dans des actes dont on ne se vante pas. Je sens alors mon sternum se nouer et mes poings se serrer, comme si la lucidité pouvait me crisper de la tête aux pieds. Le nom de Gina dans ce dossier rouge, c’est une vérité qui ne laisse plus la moindre place à la tempérance. J’enserre la chemise cartonnée entre mes mains et recule d’un pas en lorgnant les ascenseurs, sauf que Tristan saisit ma manche.

— Tu peux encore faire machine arrière. Tu n’es pas obligé.

— Je ne recule jamais. Tu le sais.


[1] Tueur à gages.

[2] L’opération Orión est un épisode du Conflicto armado interno (Conflit armé interne) colombien qui oppose les guérillas d’extrême gauche aux groupes paramilitaires et à la force publique (armée et polices). Le 16 octobre 2002, les forces militaires et policières frappent Medellin et la Comuna 13, laissant derrière cette reprise en main féroce un véritable champ de bataille, des arrestations arbitraires et un nombre indéfini de disparitions.

[3] Marchand ambulant, stand de cuisine de rue.

[4] Plat le plus vendu en Colombie, notamment dans la rue. Galette de farine de maïs, façonnée à la main et frite. Peut-être accompagnée d’œufs, de chorizo, de boudin noir ou d’une brochette de viande.


CHAPITRE1
Gina

Au fond d’un Uber qui délaisse l’avenue propre et calme s’étirant à perte de vue, je laisse mon regard courir à l’horizon, vers la chaine montagneuse qui semble se détacher des artères de Bogotá pour veiller sur la capitale aux nombreux buildings léchant les nuages. Il y a peu de trafic ce matin, quelques vélos et joggeurs se donnent du mal alors que mon chauffeur s’insère rapidement dans la zone résidentielle du quartier Teusaquillo. Depuis ma vitre, les maisons propres bordées de haies et de gazon bien tondu succèdent peu à peu aux rues plus typiques et animées. Quelques mariachis habillés en blanc jouent de la trompette alors que nous sommes immobilisés à un feu rouge. Comme un vieux réflexe, je m’assure depuis la lunette arrière que personne ne nous suit avant de me munir du petit miroir au fond de mon sac à main. Sous mes lunettes de soleil, je recoiffe ma frange rousse, ajuste mes mèches flamboyantes et scrute à nouveau les environs en redoutant d’être prise en filature. Au même moment, mon téléphone se manifeste et dès que mes yeux se posent sur le numéro d’Ivanex Moshe cherchant à me contacter, je laisse l’appel filer sans prendre la peine de répondre, ni même sans parvenir à faire taire mon appréhension.

Ce maudit feu tricolore passe enfin au vert, on délaisse les cuivres et les chants traditionnels, pour s’enfoncer peu à peu vers Santa Fe et ses trottoirs plus fréquentés, plus sales, plus… populaires. Ici et là, des groupes de femmes patientent au pied des immeubles, guettant les clients pour leur offrir des passes à un tarif défiant toute concurrence. Dans ce quartier où la prostitution au grand jour est tolérée tout comme l’ensemble des activités illégales qui s’y rapportent, il y a des pointeurs qui plantent la tente sans être inquiétés par la police, celle-ci se contentant de faire partie du décor. Un décor d’ailleurs composé de façades insalubres, de tags monumentaux et de poubelles qui débordent. Au milieu des concerts de klaxons, de la radio locale crachée à tue-tête et des aboiements de chiens errants, il n’est pas rare de trouver des âmes égarées allongées à même le sol ou même des poussettes abandonnées avec un bébé à l’intérieur. Au-delà des apparences, j’imagine que chacun ici fait simplement de son mieux, un peu comme moi.

Mon trajet au cœur du Barrios Unidos se termine non loin de ce square trop malfamé pour que des enfants puissent y jouer. Dans cette rue, toutes les maisons sont bardées de grilles aux fenêtres, y compris celle où je suis censée résider. Mon véhicule ralentit à proximité du marché en plein air, l’homme au volant semble hésiter puis m’adresse un regard inquiet depuis le rétroviseur.

— Madame, vous êtes sure d’être à la bonne adresse ?  

Coincée entre ce Lavomatic décrépi et cette cafétaria à l’odeur de vieille friture, se trouve mon dernier logement « officiel », ma planque. Une boite aux lettres blanche et une porte jaune, derrière laquelle je n’ai pas passé une seule nuit depuis des semaines. Je me penche vers mon chauffeur en lui demandant de m’attendre sans couper le moteur. J’imagine qu’en acceptant ma course au pied d’un hôtel bon chic bon genre, il ne se doutait pas devoir me conduire jusque dans les basfonds de la capitale.

— Je ne serai pas longue.

— Vous allez vraiment sortir dans cette tenue ?

Un sourcil arqué, j’examine mon tailleur crème et je me dis que définitivement, je fais tache dans le paysage, mais je refuse de me vêtir comme un sac, même si c’est pour me rendre dans un coupe-gorge. Surtout pas aujourd’hui, car cette fois, je le sens bien : si mes calculs sont bons, ce matin devrait être le dernier dans la peau d’une fugitive.

Dernier coup d’œil sur les trottoirs environnants, j’ouvre la portière et reste toutefois méfiante en faisant claquer mes talons vers la boite aux lettres. L’impression d’être suivie me colle à la peau, je ne peux pas m’empêcher de scruter le parc ainsi que les gens qui déambulent dans le marché. Pourtant, c’est avec un pincement au cœur tinté d’optimisme que je me saisis des clés dans mon sac et ouvre sans tarder. Hélas, mon regard se perd dans le vide absolu. Rien. Aucun courrier.

— ¡Mierda!

La déception est immense, l’attente insupportable. Et de rage, je claque le battant métallique en cognant dedans. Reste à recommencer, comme hier et comme demain, depuis des jours et des jours, je guette une enveloppe providentielle. Je me dis que ce n’est qu’un stupide retard, dans 24 heures j’aurais sans doute plus de chance, cette lettre va fatalement arriver. De retour vers la voiture, je m’engouffre à l’arrière encore contrariée.

— Ramenez-moi à l’hôtel, s’il vous plait.   

*

Derrière les portes automatiques du hall raffiné et climatisé, j’admets me sentir davantage en sécurité, même si les prestations du Wyndham Plaza ne sont en rien un gage de tranquillité en ce qui me concerne. Parce que je ne suis à l’abri nulle part, c’est ma réalité. Remontant la réception tout en noir et blanc, je regagne ma chambre sans parvenir à m’ôter de l’idée que ce courrier aurait dû arriver, que cette journée devait être la dernière et qu’il va me falloir encore tenir bon, même si je suis fatiguée de me terrer.

Au sixième étage, après un ultime regard par-dessus mon épaule, j’entre dans ma chambre encore plongée dans le noir. Le son rassurant de la serrure dans mon dos me tire un soupir de soulagement, je sais pertinemment que chaque sortie comporte sa part de risque. Sitôt ma carte magnétique enclenchée, un halo feutré me guide jusqu’aux interrupteurs et j’active alors les stores qui laissent entrer toute la lumière dans la suite. Le soleil envahit la moquette finement rayée, puis la parure de lit depuis lequel ma sœur pousse un grognement désapprobateur.

— Gina ! C’est pas sympa de me réveiller comme ça !

— Debout, la marmotte.

— C’est abusé, je suis crevée !

Ses cheveux bruns en pétard répondent à son air renfrogné, ses yeux aussi noirs que les miens me lancent des éclairs et elle replonge de plus belle sous la couette en se dédouanant.

— J’ai passé la nuit sur internet. Laisse-moi dormir…

— Tu ne trouveras rien en lien avec Papa sur internet. Tu le sais ?

Pour appuyer ma réflexion, je tire sèchement sur les draps afin de laisser ses jambes à l’air et l’obliger à quitter le matelas. Exaspérée, elle s’accoude, s’empare d’une cigarette et me toise avec un brin de fierté.

— La dernière fois, j’ai trouvé sa bague sur eBay, je te signale.

— Et on sait comment ça s’est terminé…

En manque d’arguments, Kara grimace et me singe de son visage plus rond que le mien, puis elle s’étire mollement alors que j’enjambe ses affaires qui jonchent le sol pour me rendre dans la salle de bain. C’est là qu’elle frotte sa joue marquée par la trace de l’oreiller, tire sur sa blonde et me retient avec ses questions faussement innocentes.  

— Tu as déjà terminé ton rendez-vous, ce matin ?

Je crois que je préfère l’entendre râler plutôt que de devoir lui mentir comme ça. Il n’y a pas de rendez-vous, il n’y en a plus depuis un bon moment, si bien que je me contente d’un bruit de gorge afin de rester la plus évasive possible. Comme pour mieux fuir, je me faufile dans la pièce attenante, mais elle poursuit dans mon dos.

— Tu as une sale gueule, Gina.

— Merci, ça fait plaisir. Tant qu’on se balance des gentillesses… laisse-moi te dire que tu as pris du cul.

— Peut-être… Mais au moins je n’ai pas que la peau sur les os. Et puis, je ne sais pas si tu as vu la couleur de tes cernes… Ton standing en prend un coup.

— Je sors avec des lunettes de soleil. Mon standing s’en remettra.

— Oui mais tu es blanche comme un cachet d’aspirine.

— Tu trouves ? Tu exagères…

— Regarde-toi dans une glace !

Postée devant l’élégant lavabo aux lignes épurées, je ne peux que me contempler dans le miroir en esquissant un minuscule début de sourire suite à sa remarque. Elle n’a pas tort… Dans la lumière LED implacable, la fatigue se lit sous mes yeux sombres et dépités. Avec mes joues creuses, il est clair que je ne brille pas d’une énergie débordante, même mes lèvres sont toutes pâles. Pas facile de trouver le sommeil quand on a sa tête mise à prix. Je chasse tout de suite cette idée pour ne pas me laisser envahir par l’anxiété et je m’examine sous tous les angles avant de l’interpeler.

— Je vais remédier à ça. Tu as raison.

— Tant qu’on y est… cette couleur de cheveux ne te va pas du tout. C’est dégueulasse !

— C’est la valse des compliments, dis-donc.

— À ton service, j’y peux rien, tu es brune, tu es brune. Et puis fallait pas me réveiller en fanfare.

J’admets que ce roux n’est pas la teinte la plus heureuse, je quitte le miroir pour me ruer dans le dressing, changer de perruque, optant pour un blond suffisamment foncé avant de me rabattre sur une bonne dose de maquillage et forcer un peu le trait.

Sans attendre, j’ôte ma veste de tailleur et mon haut afin d’enfiler une chemise champagne et me glisser dans un pantalon à pinces noir. Des fois qu’on m’aurait repérée, changer de look plusieurs fois par jour est devenu un réflexe, une précaution, une nécessité. Alors que je perçois les pas de Kara qui semble enfin se décider à quitter le lit, je contemple une dernière fois mon reflet et fronce des sourcils à cause de mes manches retroussées. Les traces de piqures et les bleus aux creux des coudes sont du plus mauvais effet, j’ai du mal à l’assumer et je couvre mes bras pour les soustraire à ma vue.

L’odeur du tabac envahit peu à peu l’espace, m’irritant la gorge, je réprime une quinte de toux, mais ne peux rien faire contre le frisson qui me parcourt l’échine. J’enguirlande ma sœur et lui demande d’ouvrir la fenêtre, alors que son silence enfumé m’intrigue tout à coup. Je repasse dans le salon pour savoir ce qu’elle fabrique et la découvre installée à table devant une ligne de coke qu’elle façonne méticuleusement à l’aide d’une carte de crédit.

— Range-moi ça, Kara !

— Ça m’aide à me réveiller. On a rien mangé depuis hier.

Sèchement, je lui ôte sa MasterCard, lui confisque sa poudre et la foudroie du regard. Quitte à passer pour une rabat-joie.

— Pas de bon matin, encore moins à jeun ! On n’est pas des junkies !

— Dit-elle en suçotant son doigt tout blanc…

— Je prends soin de toi, c’est tout. Et ce n’est pas la peine de lever les yeux au ciel.

La cocaïne sur mes gencives engourdit peu à peu ma bouche pendant que Kara ricane amèrement. Elle plaque ses cheveux légèrement hirsutes en arrière et m’adresse ce regard noir que je connais sur le bout des doigts.

— Vraiment ? Tu t’occupes de moi ?

— Comment tu peux en douter ?

— Voyons voir… Je meurs de faim, on passe notre vie d’hôtel en hôtel sous un faux nom. Je suis cloitrée ici sans connaitre les tenants et les aboutissants, sans même savoir si un jour tout ça prendra fin, ni même sans être informée du pourquoi du comment !

— Tu sais très bien qu’on nous cherche. Et si on nous trouve, on est foutues. Tu comprends ça ?

Les épaules basses, elle accuse le coup. Bien sûr qu’elle saisit la gravité de la situation. Mais elle n’a pas le même mental que moi, je le réalise pleinement à travers sa plainte presque candide.

— Moi, je crève la dalle. J’ai les crocs et je regrette tellement notre vie d’avant…

Avec une lassitude contagieuse, elle délaisse la table pour se trainer mollement vers le lit et s’affaler, pliant sous le poids d’une cavale qui aurait dû cesser ce matin – si j’avais reçu ce maudit courrier. Plaidant coupable en silence, je délaisse le sachet de poudre pour la rejoindre doucement au bord du matelas et soupirer en cherchant à renouer avec la chose la plus précieuse à mes yeux : le lien qui nous unit.

— Moi aussi je regrette, petite sœur…

Elle fixe le plafond, les bras en croix, avec cet air d’adolescente blasée de son sort. Ma frangine emplit sa poitrine d’air et rompt finalement le silence.

— Tu sais ce qui me manque le plus ?

— Les soirées ? Le champagne ?

— Ouais, toute cette thune ! Me faire servir aussi… Puis le Dom Pérignon, tu as raison… Et les mecs qui vont avec le champagne.

— Le contraire m’aurait étonnée…

— Et ton château, à Carthagène bien sûr ! Ça avait une autre allure qu’une chambre d’hôtel merdique.

Je souris à la lueur de ces heures insouciantes, mais tiens toutefois à nuancer son propos.

— Je nous ai quand mis pris une suite. Et puis c’était une simple villa, pas un château.

— Quand on a 10 chambres à Bocagrande qui donne sur la mer, des « gens » pour nous servir et des dépendances, j’appelle ça un château.

Dans le silence qui suit, j’étouffe mes heures de gloire alors que son ventre gargouille, elle s’en excuse et je tapote sur sa cuisse avant de me relever.

— Je vais te chercher à manger.

— Oh ! Des empanadas[1] s’il te plait ! Au chorizo ! Mais bien gras, les plus gras que tu puisses trouver !

— Ce n’est pas super équilibré, pense à tes fesses.  

— Si tu savais à quel point je m’en fous ! Y a que mon estomac qui compte en ce moment.

— Je vais voir où je peux te dénicher ça.

— Et des salpicons[2] ! Je tuerais pour manger de l’ananas frais.

— De l’ananas, c’est noté.

J’ai enfin droit à un sourire durant un court instant qui me rappelle que je suis de 6 ans son ainée, et que je ferais tout pour elle. C’est simplement mon rôle de la protéger.

— En attendant, tu n’ouvres pas la porte. Tu ne parles à personne, tu ne te tapes pas le premier mec venu et tu ne te mets pas de la poudre plein le nez. Compris ?

— J’ai quand même le droit de me dégourdir les jambes et de respirer l’air extérieur ? Ou tu comptes m’attacher sur le lit ?

Mon esprit ne peut s’empêcher de calculer rapidement la probabilité qu’elle puisse s’attirer des ennuis ici. Dans un quartier d’affaires sécurisé, au pied d’un hôtel bien fréquenté.  

— Pas plus loin que le pâté de maisons.

— J’imagine que ce n’est pas si mal… Merci de m’accorder autant de liberté, votre grandeur !

— On ne peut pas prendre de risque. Je dois aller chercher un peu d’argent. Pas de bêtise.

Je m’empare de ma carte magnétique, de mon sac à main et m’apprête à me ruer sur le premier ambulante disponible lorsque Kara me retient sur une dernière question.

— Et toi ? C’est quoi ce qui te manque le plus, Gina ? — La liberté.


[1] Galette de farine de maïs un peu comme les arepas et farcie de pomme de terre et de viande, notamment à Bogotá.

[2] Salade de fruits frais.


A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

1 commentaire

  • Marko Marko…. Déjà la couverture .
    Que dire sur cette histoire sans trop en dire . Déjà, toujours cette plume mature et poétique ! Cette faculté à nous entraîner dans des intrigues bien ficelées, des indices dispersés intelligemment ️‍♀️. Lorsque les révélations se font, petit à petit, on se dit mais bien sûr ! Comment ai-je pu passer à côté, c’était tellement logique et pourtant… Cette histoire m’a retournée et grillé les neuronnes et j’adoooore ça !
    Ce héros est d’un énigmatique. Qui est-il exactement ? Que veut-il ? difficile de savoir si nous pouvons nous fier à lui . A t’il réellement le choix de ses actes ?
    Et elle, victime ou bourreau ? Femme forte, manipulatrice ou est-ce une facade ? Une héroïne que l’on va tantôt aimer, tantôt détester, pour ne pouvoir statuer qu’à la fin.
    Bref une magnifique histoire pleine d’interrogations qui m’a engloutie et transportée jusqu’aux dernières lignes ! Merci merci Matthieu Biasotto !
    Un univers de crime et de drogue où seule la loi du plus fort à sa place. Une ambiance plutôt sombre où manipulation, danger et suspens sont au rendez-vous. Sans oublier l’amour, un amour bouleversant, puissant
    ❤️ ❤️ ❤️ que d’émotions… Mais à quel prix ? Il y a tellement à dire sur la subtilité des personnages mais bon chuuuuut je ne veux pas spoiler non plus .
    Bref un coup de cœur pour ma part ! Voilà voilà alors foncez je recommande !!
    Bonne lecture .

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