Kamden

K

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Kamden

 

4e de couverture :

Modèle de discipline et d’exemplarité, dotée d’un sens du devoir aiguisé, Mei ne s’autorise qu’une seule distraction dans sa vie conforme aux exigences du Régime : prendre soin des pivoines sur son balcon.

Si on en croit ses mœurs légères, le locataire d’en face se fiche éperdument des règles édictées par le Parti et pourtant nécessaires au bien commun. Aussi bruyant que désinvolte, cet étranger installé seul avec son petit garçon vit à contre-courant, écoute sa musique occidentale bien trop forte, mais ce n’est rien à côté du défilé permanent de jeunes femmes dans son appartement.

Mei ignore ce qui se cache derrière cet homme aux cheveux longs. Tout ce dont elle est certaine, c’est qu’il n’existe qu’un moyen de le contraindre à retrouver le droit chemin et elle compte bien y recourir. Mais il se pourrait qu’en signalant les travers de son voisin, Mei déclenche un tsunami qui va bouleverser radicalement sa vie.

Deux cultures se percutent alors autour de la résilience et d’une soif de liberté, comme une superbe tache sur une toile de maître esquissant peut-être un nouvel horizon pour deux âmes, un quartier, une ville entière, et même toute la Chine.


Extrait

Prologue

Mei

Un tonnerre d’applaudissements, mon nom affiché en grand et pas la moindre émotion. Que m’arrive-t-il ? J’ai l’impression d’être une spectatrice totalement étrangère à cette remise de prix, me voilà traversée par la sensation de ne pas appartenir à ce moment censé couronner mes efforts. Il m’est difficile de réaliser que mon parcours se trouve projeté sur l’écran géant dominant la scène et le parterre d’invités. N’importe quelle personne normalement constituée serait en mesure de savourer l’apogée d’une carrière enfin sanctifiée et reconnue, je devrais toucher du doigt la satisfaction que procure la réussite pleine et entière, mais rien de tout ceci ne m’atteint vraiment.

C’est comme si j’étais éteinte, j’ai longtemps rêvé de voir mes compétences mises à l’honneur alors que cette soirée ne me procure pas une once d’émotion. C’est à croire que le chemin est plus intéressant que la destination ou qu’une vive contrariété peut entacher n’importe quel rêve d’enfant.

Au beau milieu des convives triés sur le volet, sagement assise au 88e étage dans l’une des plus prestigieuses salles du centre d’affaires de Pudong, je devrais avoir le cœur qui palpite et sentir la fierté m’animer tandis que le maître de cérémonie expose mon honorable curriculum vitae. Dans l’enfilade de tables laquées et ornées de boiseries rares, je scrute avec détachement l’assemblée composée de collaborateurs studieux, de partenaires commerciaux enjoués et de concurrents probablement envieux. Mon regard désintéressé se fiche bien de mon portrait exposé sur l’estrade et préfère s’attarder sur ce siège inoccupé, tristement vide. Il aurait dû être présent. Il me l’avait promis…

Il est hors de question qu’un soupir déçu s’échappe de mon tailleur crème signé par une grande maison française, personne n’aura l’occasion de deviner la couleur de mes sentiments, pas même quand je consulte ma messagerie, en pure perte. Et derrière un masque aussi impeccable que mon chignon, je m’applique à mimer soudainement le plus grand intérêt pour mes diplômes longuement listés, pour la description prononcée au micro de ma trajectoire d’employée méritante, puis de directrice médicale exemplaire. Et c’est dans la peau de la lauréate du Trophée des Talents qu’il me faut répondre à l’invitation des organisateurs et rejoindre – sous les ovations de l’assistance – Bao Yusheng, mon patron et ami d’enfance devenu le directeur général de YuMediCare.

Intimidée par la vue qu’offre la scène sur les participants à la cérémonie, une étincelle d’orgueil vient tout de même ricocher dans ma poitrine lorsque l’œil complice de Bao se pose sur moi. Un sourire respectueux se dessine sous sa fine moustache, il ajuste ses lunettes avant de saluer le public d’une discrète inclinaison du buste et de s’emparer du prix qu’il doit me remettre. Très droit dans son costume cintré, il s’approche du micro avec l’assurance d’un leadeur. Me voilà au centre de toutes les attentions et je lutte intérieurement pour ne pas adresser un nouveau regard en direction de la place vacante. Triturant mon badge VIP, j’aimerais être moins morose lorsque mon supérieur prend la parole.

— C’est un honneur pour moi de décerner ce trophée à la femme la plus exemplaire et la plus rigoureuse de toutes mes équipes…

Plantant mes ongles dans la paume de ma main, je serre discrètement mon poing en me jurant de ne pas rougir devant tant de compliments déversés en public. Je maudis surtout cette larme qui voudrait naître en songeant que la seule personne devant vraiment entendre ces mots n’a même pas daigné se déplacer. Bao poursuit dans un style tout à fait personnel.

— Je connais Mei depuis l’école primaire, elle était déjà très belle et très intelligente. Ce n’est un secret pour personne, nous sommes amis, pour autant, en rejoignant l’aventure YuMediCare, elle n’a jamais souhaité bénéficier du moindre traitement de faveur.

Je prie pour qu’il n’évoque pas mes origines ni mes déboires personnels, Bao ne partage pas ma pudeur des sentiments. Cela dit, j’imagine qu’il doit sentir le poids de mon regard insistant sur ses épaules, car il retient sa respiration puis désigne ma photo projetée sur la toile. J’ai du mal à observer mon image, plus particulièrement la légère cicatrice sur ma lèvre, contrairement à Bao qui la contemple longuement pour mieux appuyer son discours.

— Derrière ce minois candide et presque angélique se cache une véritable machine qui ne transige pas sur la qualité. Sa constance est une arme redoutable, elle a toujours fait preuve d’une droiture qui explique sans aucun doute le succès de l’entreprise.

Mon embarras est proportionnel aux vaines flatteries, parce que dans mon cœur tout ce spectacle était destiné à un seul homme. Un homme trop occupé pour m’accorder du temps ou le moindre intérêt, contrairement à mon patron qui continue son flot d’éloges.

— Ce n’est pas un hasard si nous sommes devenus leadeurs dans l’équipement de protection à destination des hôpitaux. Mei est notre meilleur élément, elle a su le montrer jour après jour, surtout dans les périodes difficiles, ce prix de l’excellence lui revient tout naturellement.

L’allocution presque gênante se solde par de chaleureux applaudissements et ce petit garçon autrefois turbulent devenu à présent l’un des hommes d’affaires les plus influents du pays me tend la sculpture de cristal aux lignes modernes et gravée à mon nom. Il accompagne son sourire d’un « merci pour tout » aussi respectueux que touchant qui aura finalement raison de mon masque totalement neutre.

D’un geste de la main, il m’invite à approcher du pupitre et à me prêter à un exercice délicat, j’ai toujours eu du mal avec l’expression en public. Serrant contre mon cœur ce symbole en verre tant convoité par mes rivaux, je m’exécute sans pour autant parvenir à être émue. D’un timbre intimidé, peu habituée aux louanges et toujours vexée de l’absence du seul spectateur qui vaille à mes yeux, je bredouille humblement ce que la vie m’a enseigné.

— La discipline est mère du succès, la rigueur vient à bout de tous les obstacles, je tâcherai de me montrer digne de ce trophée dans les mois et les années à venir. Merci à tous.

*

On dit que les meilleures choses ne durent pas éternellement, les calvaires n’échappent pas à la règle. Après un salut appuyé et ma descente de l’estrade, la cérémonie touche à sa fin. Les ovations et la valse des convives me félicitant ne génèrent pas non plus d’étreinte particulière sous mon chemisier, même en trinquant avec une flûte de champagne sur un tapis rouge. La salle se vide à l’instar de mon cœur éraflé par l’amertume, je n’ai toujours pas reçu le moindre mot d’excuse sur mon téléphone, le principal intéressé doit avoir un agenda si chargé que mon petit instant de gloire n’a aucune importance. J’admets qu’il n’a même aucune saveur maintenant que je suis seule. Face aux baies vitrées donnant sur les gratte-ciels illuminés dans la nuit qui s’installe, mon teint de porcelaine se superpose à cette vie qui grouille en contrebas, j’aperçois alors le reflet de Bao s’invitant avec prudence dans mes regrets.

Posté à mes côtés, il observe le silence un instant, mais aussi la vue imprenable sur Shanghaï et enfin ce stupide trophée qui pèse de plus en plus lourd. Avec cet air taquin qu’il ne s’autorise qu’en privé, il se risque à me donner un léger coup d’épaule, comme lorsque nous étions sur les bancs d’école.

— Tu veux fêter ta victoire avec moi ? Je nous réserve une table.

Suspendu à ma réponse, retirant ses montures, il cherche la moindre expression sur mon visage réfléchi par la vitre alors que j’ai du mal à reconnaître cette femme d’affaires asiatique tirée à quatre épingles qui effectue un pas de côté avant de décliner la proposition.

— Ce ne serait pas convenable, tu le sais. 

Après s’être assuré d’un coup d’œil furtif que nous ne sommes que tous les deux, Bao insiste et sa main cherche secrètement mes doigts.

— Arrête de me repousser. Laisse-moi te rendre heureuse.

Instinctivement, je retire mes phalanges loin de toute approche possible. Ce n’est ni correct ni très hygiénique de sa part, mais son geste légitime mon mensonge accompagné d’un regard qui ne vacille pas.

— Je le suis déjà, Bao. Je suis très heureuse.

Par dignité, il se contente de lisser sa cravate et d’acquiescer d’un signe du menton presque imperceptible. J’ai toujours voulu trouver les mots pour qu’il comprenne que mes multiples refus n’ont rien à voir avec lui, malheureusement je n’y suis jamais parvenue. Ce n’est pourtant pas difficile à formuler, le regard des autres nous impose des rapports cordiaux et strictement professionnels. Ce n’est pas pour rien que le monde est bâti sur des règles, des lois et des principes, je l’ai appris à mes dépens. L’écrivain Eiji Yoshikawa a trouvé quelques mots merveilleux pour résumer ma pensée, il disait « La voie que j’ai choisie exige de la discipline. Elle demande que je maîtrise mes sentiments, que je mène une vie stoïque, que je me plonge dans les épreuves. Sinon, la lumière que je recherche m’échappera ». J’ai bien failli perdre cette lumière par le passé, je refuse de la compromettre à nouveau en m’autorisant des entorses superficielles et nuisibles.

— Je suis désolée, j’ai des choses à faire ce soir.

Pour des raisons bien différentes, nous sommes à présent deux à goûter aux saveurs âpres de la déception. Les traits de Bao redeviennent ceux de mon boss, sa bouche pincée disparaît alors sous sa moustache.

— Alors, à demain, Mei.

*

Commandant mon taxi via WeChat alors que je remonte la belle esplanade du Bund, mon triomphe modeste et les élans déplacés de Bao sont de lointains souvenirs, mes idées deviennent plus claires maintenant. Je dois sans doute ce regain de lucidité à l’air frais des rives du Huangpu qui fouette mon visage et s’engouffre entre les immeubles anciens que les touristes prennent en photo. Et c’est en regardant les bateaux-mouches longer les buildings du centre d’affaires que je parviens à me faire une raison : mon père se contrefiche royalement de ma réussite en dépit des efforts que je peux fournir.

Avec ma coupe en cristal sous le bras, errant sous les néons colorés, où 25 millions d’habitants vivent dans la démesure à l’occidentale, la technologie à l’asiatique et avec les traditions de l’Orient, je délaisse l’architecture audacieuse des buildings de verre et d’acier pour rejoindre mon chauffeur vers Nanjing Road.

À l’arrière d’une berline de grand standing, il me suffit d’un coup d’œil depuis la banquette pour constater qu’à l’instar de cette avenue pleine à craquer, la vie à Shangaï ne s’arrête jamais, elle ne fait que croître à vitesse grand V. C’est un pouls vigoureux, bruyant comme des éclats de rire ; quelque chose d’immense et d’ultraconnecté qui sent fort la cuisine de rue. Il n’y a qu’ici que les jeunes millionnaires du quartier financier cohabitent avec les travailleuses du sexe ainsi que les mamies buvant leur thé religieusement. Les pratiquants de tai-chi se mêlent aux tradeurs stressés, les rêves des jeunes sont cotés en bourse, le tout dans un cocktail détonnant de crises surmontées, de publicités digitales, de feux d’artifices et de klaxons. Dans l’ombre du parti au pouvoir, le luxe et la réussite sociale animent les yeux des gens qui rejoignent les métros bondés, mais la tradition et le respect sont aux services de l’ordre en société, une sorte d’immense chorégraphie qui fait de cette mégalopole un endroit où je me sens en sécurité, même si je ne suis pas née dans le béton.

D’ailleurs, le trajet sans bruit ni discussion futile me mène plus au sud dans le district de Minhang, loin du tumulte du centre-ville, là où j’ai grandi. Un peu après les banlieues branchées, au-delà des quartiers résidentiels dédiés aux ouvriers, le capitalisme bordant la route se retire doucement pour laisser place à plus de nature et quelques stigmates d’une époque rigoureusement plus communiste. Les modestes maisons s’espacent sur le dernier kilomètre, à l’approche des murs d’enceinte du cimetière, seuls les arbres sont les gardiens de nos ancêtres. J’ai toujours un pincement au cœur en revenant ici, même si je sais que ma visite sera de courte durée. Poliment, je me penche vers le conducteur afin d’éviter d’avoir à réserver un nouveau véhicule dans une poignée de minutes. 

— Vous pouvez m’attendre ? Je ne serai pas longue.

— Hélas, ce n’est pas moi qui décide, madame.

— C’est-à-dire ? Je vous paye, n’ayez aucune crainte.

— Ce n’est pas le problème. Tout dépend de votre score dans l’application. Ce service est réservé aux citoyens exemplaires.

— Je suis à 770, vous savez.

De bonne foi, j’exhibe un score honorable sur 950 qui m’octroie l’accès à cette fameuse « fonctionnalité ». Il me faut tout de même payer d’avance sur mon smartphone si je veux que le chauffeur patiente dans cet écrin de verdure, au pied du temple traditionnel.

Frictionnant mes mains de gel alors que le moteur tourne encore, la portière claque suite à mon léger coup de coude, puis je m’engage dans le jardin qui abrite les sépultures sous un ciel sans étoiles. Guidée par les lampions qui bordent les allées, je déplore ne pas avoir eu l’occasion de venir ici depuis le dernier festival Qingming, mais je suis comme tout le monde, il me faut attendre le jour célébrant les morts pour rendre visite à cette tombe que je suis la seule à entretenir.

— Bonjour, Maman.

Le bruissement des feuilles me répond puis la bise balaye le parc en meublant mes silences, à défaut d’être munie d’un balai traditionnel pour épousseter la pierre, j’extirpe de mon sac à main un paquet de lingettes afin de faire place nette avec un sourire douloureux.

— Tu vois, je continue à faire de mon mieux… Du moins, j’essaie.

La gorgée nouée, je pose délicatement le trophée sur le granite puis l’aligne avec minutie pour le disposer harmonieusement avec mon étoile du mérite citoyen, ma nomination au comité du quartier et le cadre dans lequel se trouve la copie de mon dernier diplôme. Le vent caresse alors ma figure face à cet autel dédié à racheter ma conduite, puis je reçois une notification de WeChat qui n’a rien à voir avec mon chauffeur de taxi. Là, mon cœur bondit, car il s’agit d’un message de mon père.

« Je dois prendre l’avion pour Pékin cette nuit. Si tu tiens à me voir, sois au bureau dans une heure, j’ai 10 minutes à t’accorder. »

*

Quiconque habite une grande ville sait très bien qu’une heure est un délai largement insuffisant pour traverser l’agglomération de part en part. En ce qui concerne « La Perle de l’Orient », 60 minutes relèvent de l’impossible, pourtant, c’est essoufflée mais presque à l’heure que j’abandonne mon taxi non loin de People’s Park avant de galoper vers le parvis du bâtiment gouvernemental et retrouver mon père au pied du siège de la municipalité.

Dans les lueurs du soir, sa silhouette sèche trahit l’impatience et plus j’approche, plus la dureté de son visage me condamne.

— Tu me fais attendre, Mei. Je déteste ça.

— J’ai… j’ai fait aussi vite que j’ai pu…

— Je dispose d’à peine cinq minutes, pas une de plus.

Face à sa mâchoire fermée, écrasée par son regard qui me jauge et me juge, je ne sais plus si je peux lui témoigner en public mon affection, j’en perds même mes moyens et mes mots. Son temps est précieux, il me le fait comprendre en insistant d’un « Alors, je t’écoute » qui claque dans l’air et me renvoie dans mes jeunes années, au point de me tétaniser. Sois forte, Mei.

— Tu veux bien marcher un petit peu avec moi, Papa ?

Ses yeux autoritaires murmurent qu’il trouve l’idée ridicule, mais le poids des responsabilités pesant sur ses épaules lui vole un soupir résigné. Nous voilà donc en train de déambuler pour quelques minutes le long des nombreux portraits consacrés aux héros de la province et affichés fièrement devant les murs blancs du bâtiment public.

Comme une enfant cherchant l’approbation d’une figure paternelle aux cheveux plus courts et plus grisonnants qu’avant, je prends une profonde inspiration afin de gommer la déception qui m’a rongée sur scène. J’attends le bon moment pour me lancer devant la brochette de modèles de réussite imprimés sur les panneaux du Parti.

— J’ai été primée au travail, tu sais. Tu as raté la cérémonie…

Je n’espérais pas une médaille de sa part, encore moins des embrassades, mais je n’ai droit qu’à l’écho de ses semelles, alors j’insiste.

— C’est un trophée très prestigieux, tu sais.

— Tu voudrais que je t’applaudisse, Mei-Lin ?

Sa réponse me cloue devant cette photo d’un militaire devenu héros de la nation. Les bras m’en tombent, si bien que ma voix trahit une pointe d’agacement lorsque je me défends.

— Non, j’aurais simplement voulu que tu assistes à la remise des prix, comme tu me l’avais promis.

— On n’a pas toujours ce qu’on attend et on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Je te rappelle que je suis cadre du Parti.

Comme si j’avais besoin qu’il me rafraîchisse la mémoire.

— Et être haut placé en politique t’empêche de m’envoyer un message ?

— Ton arrogance ne te mènera nulle part. Les actions du gouvernement passent avant tes petites victoires personnelles. Si le Parti a besoin de moi, je ne peux pas me libérer, Mei. C’est aussi simple que ça.

J’en laisse échapper un ricanement étouffé qu’il interprète comme de l’insolence. Son air le plus sévère s’abat sur moi lorsqu’il me pointe du doigt.

— Cesse de croire qu’en me ramenant des trophées et des médailles comme un chien rapporterait une balle, tu pourras effacer le passé. Trouve-toi un homme digne de ce nom et reste à ta place.

J’aurais préféré qu’il me gifle en public plutôt que d’entendre le fond de sa pensée. C’est quoi « ma place » ? Malgré mon regard embué, je ne lui ferai pas le plaisir de pleurer, au contraire, je désigne les portraits des citoyens émérites avant de le prévenir d’une voix éraillée par l’humiliation.

— Que tu en sois fier ou pas… un jour… je serai en photo ici.

— Avant de vouloir être un modèle pour la nation, sache qu’il te faudra plus qu’un stupide prix d’entreprise et des caprices pour voir ton père.

— Quoi que je fasse, ça ne sera jamais assez bien à tes yeux. C’est ce que tu essaies de me dire ?

Avec le peu d’estime qu’il me porte, Papa consulte sa montre et met un terme à notre petite marche.

— Quoi que tu fasses, ça ne me ramènera pas ta mère. Je dois y aller.


CHAPITRE 1
Kamden

L’écho de notre sprint sur le pavé résonne dans la ruelle animée, nos éclats de rire s’élèvent au-dessus des câbles électriques et des enseignes lumineuses de Tianzifang. Surnommé le quartier des artistes, ce village dans la ville est notre terrain de jeu, et accessoirement un attrape-touriste pour ceux qui font leur marché sans avoir les bonnes adresses. Reprenant mon souffle, j’entraîne mon petit bonhomme par la main entre les passants qui déambulent devant les échoppes de créateurs et c’est sous un porche que mon fils est victime d’une tentation sucrée le clouant sur place. Hypnotisé devant une vitrine d’un confiseur, Liam en oublie la raison de notre promenade au pas de course.

— Elles sont trop belles les brochettes de bonbons, Papou ! Je peux en avoir une ? Dis oui ! Steuplaît !

Ses grands yeux tirés en amande brillent d’envie, alors je m’accroupis devant le seul être qui illumine mes jours.

— Tu sais qu’on est en mission, tu as oublié ?

Avec ses mains miniatures que j’aime couvrir de bisous, il dégage les cheveux de ma figure et sa bouille de petit bonze esquisse une mimique adorable quand il me répond qu’il est tout à fait capable de terminer la mission en mangeant des bonbons.

— Je préfère t’acheter des fruits, c’est bourré de sucre et de colorants ces trucs-là.

— Mais j’veux pas des fruits, moi !

— Pourtant c’est mieux pour la santé. Tu sais ce que je dis tout le temps ?

— Qu’on devient ce qu’on mange… je sais…

Avec sa moue boudeuse et renfrognée, il secoue ma main d’un mouvement de balancier qui l’aide à gérer sa frustration, puis il prend un air soudainement très mature en levant un sourcil.

— Mais ça veut dire que tu vas devenir une bière et une cigarette ?

Pour avoir tapé dans le mille au point de m’arracher un ricanement, il s’en sort avec une monstrueuse brochette de guimauve probablement bourrée de E171 et de dioxyde de titane, mais son sourire béat valait bien une petite entorse à mes principes. Sa main dans la mienne, on progresse à un rythme soutenu entre les familles qui ont tout leur temps pour lécher les vitrines et les devantures en bois, et j’en profite pour rappeler la raison de notre sortie à mon petit addict au sucre.

— Quel est le programme, agent Liam ?

Entre deux léchouilles gourmandes, entraîné dans mon sillage, il énumère fièrement les objectifs en se prêtant au jeu de deux espions en plein repérage.

– Prendre des bombes de graffiti pour Captain Kamden. Du turquoise, de l’argenté et du bleu marine.

– Et un nouveau masque !

– Et tout ça avant que Shi-Lin arrive à la maison.

Sous les lampions traditionnels et les guirlandes lumineuses, on presse le pas en longeant des enfilades de scooters et de vélos garés, avant de bifurquer dans une coursive aux murs de briques.

— Tu restes sur cette caisse de bois, le temps que papa achète ses bombes de peinture, j’en ai pour une minute.

Hochant la tête, il mord à pleines dents dans sa guimauve sous ma surveillance permanente et l’œil attendri d’une grand-mère sortant de nombreux sacs poubelles. Après avoir réglé en espèces mon matériel quitte à ennuyer le commerçant habitué à des paiements par téléphone, je ressors triomphant, mes munitions dans un sachet plastique et ma petite monnaie tintant dans la poche de la chemise contre mon pendentif.

— Mission accomplie ! Tu viens ?

Je m’attends à ce qu’il me tende la main et qu’il m’emboîte le pas, mais Liam semble songeur, presque triste. Mon petit gars fixe le coin de la rue avec une expression un brin inquiète.

— Dis, Papou… Tu crois que les gens savent qu’ils sont filmés tout le temps ?

Contemplant à mon tour les caméras si nombreuses qu’elles font partie intégrante du décor, j’ai un pincement au cœur en songeant que ce côté le plus abject de la Chine vient d’entrer dans la conscience d’un enfant de 7 ans. Je chasse les dérives technologiques de la reconnaissance faciale et du flicage H24 pour ironiser et tirer un sourire à mon bébé.

— Pas du tout, regarde-les… les gens ont le nez dans leur téléphone, ils ne se doutent de rien.

Tirant sur mon jeans délavé pour m’accroupir et le rassurer, je saisis la perche tendue afin de dévier le sujet et rendre la situation bien plus agréable.

— Du coup, on n’est que deux à le savoir. Et tu sais à quoi servent vraiment ces caméras ?

— À voir qu’on se comporte bien ?

— Erreur, agent Liam : elles s’assurent que tu ne triches pas pour la fin de cette mission.

— Tricher ? Mais pourquoi ?

— Parce que le sol, c’est de la lave !

Aussitôt, mon bout de chou réalise qu’il a cinq secondes pour trouver refuge et ne plus poser un pied sur les pavés. Avec mes sprays de peinture, je chevauche un scooter stationné tandis que Liam saute de sa caisse en bois pour s’agripper à une gouttière en scrutant la lave imaginaire qui pimente notre parcours. La mamie sortant ses poubelles roule de gros yeux et nous traite de fous, ce qui a le don de nous faire éclater de rire et de nous chasser de la coursive.

C’est le cœur plus léger après une franche rigolade qu’on allonge notre foulée sous une myriade de fanions colorés et de blocs de climatiseur plus très jeunes, avant de longer le Walker et ses bières d’un autre monde. Lorsque Liam vient finalement à bout de sa brochette, on quitte le quartier des artistes pour rejoindre notre résidence « la droiture » juste à côté des commerces animés. Main dans la main, on trottine dans le petit square qui se trouve au centre des immeubles et on file au troisième étage du bâtiment B dans l’espoir d’arriver avant la prof de violon de mon fils. Pas de chance, Shi-Lin perd déjà patience devant notre porte.

— Vous savez que la ponctualité est une forme de respect !?

Bras croisés dans sa tunique près du corps, Shi tapote son avant-bras d’impatience, et je crois que la contrariété renforce ses charmes, peut-être parce que j’aime bien son carré brun sévère et ses petites lèvres tendres qui se mettent à sourire quand Liam galope vers elle pour se blottir contre ses jambes. Alors, j’en profite pour demander simplement pardon.

— Vraiment désolé, notre mission était plus longue que prévu…

— Que vous est-il arrivé cette fois ?

Pour soutenir mes excuses qui dérident la professeure de violon, mon garçon avoue que c’est parce qu’il voulait des bonbons.

— Puis il y a eu de la lave sur notre chemin !

— De la lave ?

— Oui ! Alors, on devait montrer aux caméras que je ne trichais pas !

D’un sourcil arqué, Shi me scanne alors que j’ouvre la porte de l’appartement, et tandis qu’elle indique à Liam d’installer ses affaires et de commencer à s’échauffer avec ses gammes dans sa chambre, je m’excuse une nouvelle fois. Je suis pleinement conscient que le retard n’est pas toujours bien perçu en Chine, sans parler du temps à rattraper pour Liam après les nombreuses leçons annulées au terme d’une période compliquée pour la planète entière. Mais l’enseignante particulière se plante entre le mur de briques industrielles et ma mezzanine pour me coincer d’un regard qui ne tremble pas.

— Vous êtes pardonné. Par contre, il faudrait songer à régler mes honoraires du mois dernier, monsieur Cooper.

— Bien sûr ! Je suis le roi des étourdis ! Je vais chercher de quoi vous payer.

Ni une ni deux, je me rue sur l’étagère au-dessus du canapé, mais sa voix me retient sur le parquet avant que je n’attrape le pot à billets dont le niveau est dangereusement bas depuis quelque temps. 

— Je préfèrerais éviter les espèces, si possible. Vous pouvez me faire un transfert via WeChat ?

— Et moi, je ne tiens pas à utiliser mon téléphone. C’est ce qu’on avait convenu, il me semble.

— Je pensais que c’était seulement pour la précédente mensualité. J’ai besoin de montrer des mouvements créditeurs sur mon compte, c’est pour mon score…

— On dirait qu’on s’est mal compris.

— Peut-être que nous pourrions trouver un arrangement ?

— Quel arrangement ?

Adossée au mur de béton ciré qui délimite la salle où je peins du reste de l’appartement, elle affiche un sourire taquin qui me trouble, parce qu’elle se méprend.

— Vous savez que j’aime beaucoup Liam, et le petit m’apprécie également…

— C’est réciproque, on est ravis de vous avoir sur notre route.

L’espace d’un instant, elle balaye la pièce à vivre du regard, s’attarde sur la table basse où gisent quelques croquis, la cuisine pas tout à fait nickel et son œil s’échappe vers les nombreux balcons de l’immeuble d’en face, comme si elle n’avait pas le cran de me regarder pour prononcer la suite.

— Si j’en crois l’état de cette garçonnière… Il n’y a pas de madame Cooper sur votre chemin ?

Sans s’en rendre compte, il se peut qu’elle vienne de me vexer, voire de me blesser. Muni de mon pot à fric, j’extirpe les centaines de yuans qui couvrent les heures que je lui dois et cherche à comprendre où elle veut en venir en prêchant le faux pour avoir le vrai.

— Vous sous-entendez qu’en plus d’être en retard, je suis bordélique ? Tenez, vous pouvez recompter.

Shi-Lin se fige un instant devant l’argent que je lui remets puis me crucifie cette fois d’un regard étrangement fiévreux.

— Inutile de compter, je vous fais confiance. Quant à mes sous-entendus, je veux dire que je serais ravie de contribuer à l’équilibre de Liam et plus encore de me dévouer au vôtre.

C’est dit avec un aplomb doublé de velours, le silence qui suit ne l’empêche pas d’approcher de moi comme un félin devant sa proie.

— Il se dit que de nombreuses femmes sont de passages ici…

— Je pense que les gens ont des aprioris sur la vie d’artiste.

L’inclinaison de sa tête et l’index qu’elle aventure avec imprudence sur mon torse retirent le voile de la pudeur alors que les premières notes de violon nous parviennent depuis la chambre de mon fils.

— Alors, ôtez-moi tout préjugé, monsieur Cooper. Acceptez d’éclairer mes lanternes autour d’un verre ou d’un dîner, qu’en dites-vous ?

J’ignore ce que j’ai pu faire ou dire laissant penser qu’il y a la moindre place dans ma vie entre mon art et mon fils, mais je recule d’un pas, quitte à détruire toutes les illusions de cette prof de violon.

— Avec tout le respect que je vous dois, j’en dis que vous faites erreur. Je ne suis pas prêt et Liam vous attend pour sa leçon.

*

Mei

Blessée par les mots de mon père, je l’ai regardé se fondre dans le bâtiment public, après avoir tourné les talons, il n’a pas daigné regarder une seule fois dans ma direction. Je suis restée une longue minute dans les lueurs de la ville, face à mes responsabilités, réprimant une envie de pleurer qui n’aurait fait que renforcer l’humiliation que je venais d’essuyer.

Si aucun trophée n’a pu racheter ma conduite jusqu’ici, c’est simplement parce qu’il est encore trop tôt, je dois juste persévérer. Un jour, il ne pourra que constater toute la discipline que je m’impose jour après jour afin de redresser la barre et réparer mes fautes. C’est avec cette certitude chevillée au cœur que je marche en direction de l’arrêt de bus le plus proche, comme si je cherchais à fuir le passé sans devoir attendre un taxi ou que je m’astreignais à moins de confort afin de me punir pour tout ce qui m’est reproché. À moins que je ne sache inconsciemment qu’en présence d’autres personnes je trouverai fatalement la force de ne pas verser une larme pour les quatre vérités que Papa vient de m’envoyer à la figure.

Dans la clarté des panneaux d’affichage digitaux, ceux-là mêmes exposant les visages des mauvais payeurs non loin des bornes électroniques, je couvre mon visage à l’approche de l’autocar avant de m’engouffrer dans la chaleur du véhicule. Malgré le revers que je viens d’essuyer, je constate avec une once de fierté que le coût de mon trajet a encore baissé. Récompensée par le système d’être dans la peau d’une citoyenne irréprochable, je me trouve une petite place contre les vitres, en prenant soin de ne toucher personne et surtout pas les barres métalliques qui me répugnent.

Bercée par les aléas de la route et les multiples descentes des usagers, je cherche à oublier des paroles qui me hantent encore, le quartier des artistes se profile enfin après une journée qui m’aura définitivement éreintée. Foulant le bitume de l’arrêt « la droiture » quelques minutes plus tard, je m’autorise un détour par l’épicerie fine dans laquelle j’ai mes petites habitudes lorsque je ne jette pas mon dévolu sur le Auchan Minute entièrement automatisé. À l’image des nombreuses ombres sur le trottoir croisant le flot ininterrompu de voitures, j’ai hâte de rentrer chez moi, alors je presse le pas vers le magasin avant de m’arrêter net, le regard accroché par un citoyen aux mœurs étranges.

Dans la pénombre du petit jardin public jouxtant le boulevard, un homme portant un curieux sac à doc blanc semble parler seul. Tantôt agité, tantôt mimant une valse avec une partenaire invisible, il pousse des cris puissants puis des rires embarrassants avant de chasser des mouches imaginaires. Et lorsqu’il se met à converser avec un buisson, mon devoir d’exemplarité me pousse à le prendre en photo et à le signaler à la gouvernance sociale.

Ce n’est pas seulement pour les 5 points crédités sur mon score citoyen que je le fais, mais aussi dans un souci de maintenir l’ordre aux abords de ma résidence. La République Populaire de Chine ne tolère pas les drogués, les malades mentaux, les fous furieux qui lancent des pétitions et les pratiquants de Falun Gong[1], ils doivent être systématiquement dénoncés, c’est la loi et je m’y plie volontiers. On ne dirige pas un peuple composé de plus d’un milliard d’individus sans l’effort de chacun.

C’est avec la satisfaction du devoir accompli que je franchis le seuil du magasin d’alimentation, accueillie par le tintement familier de la clochette. Dans les rayons, aucune perte de temps, je file bille en tête en direction de mon péché mignon : les Dim Sum[2] de légumes et de crabes. Armée de mes boîtes de bambous fétiches contenant le mets le plus sain et le plus nourrissant à mes yeux, il me reste à saluer le gérant en caisse. Je ne vois pas tout de suite son œil au beurre noir et c’est au moment de payer que je m’inquiète de l’état de son visage.

— Que s’est-il passé ? On vous a agressé ?

— Les gens sont fous, mademoiselle Xiaoli ! Je vous assure !

— À qui le dites-vous, je viens de dénoncer un énergumène dans le petit jardin public qui n’avait pas toute sa tête…

— Oh ! celui qui m’a fait ça avait toute la sienne… Il n’a simplement pas supporté le fait que d’acheter une bière faisait baisser son score sur le téléphone. 

— Je suis choquée. Tout le monde le sait ! Il a fini par prendre de l’eau ?

— Il m’en a surtout collé une bonne… Et voilà le résultat.

Réglant mes emplettes via mon téléphone, j’écoute avec attention les détails de l’arrestation, et je suis stupéfaite qu’un malotru prenne le risque de se compromettre avec toutes les caméras de surveillance dont l’épicerie dispose.

— Si je peux me permettre, vous devriez cesser de vendre de l’alcool, vous prendriez moins de risque.

— Je vais y songer sérieusement.

— Ce serait plus sage, la période que l’on vit actuellement est si étrange…

— En parlant d’étrange… vous avez entendu la rumeur ?

Intriguée, je me fige alors que le propriétaire s’incline au-dessus de sa caisse pour me murmurer la nouvelle sous les néons.

— On dit que ça redémarre ici et là. Il paraît qu’ils vont verrouiller la zone à nouveau.

Stupéfaite, j’entrouvre la bouche en songeant au vol que devait prendre mon père pour Pékin. Mais lorsque le responsable me demande si je suis au courant de quoi que ce soit, je me contente de botter en touche et de lui souhaiter un bon rétablissement.

Après ce que vient de m’annoncer l’épicier et l’épisode de l’homme dérangé dans le parc, c’est sur la défensive que je regagne l’enceinte de ma résidence, me méfiant de tout comportement suspect. Une chance que le secteur soit calme à l’heure qu’il est, au pied de mon immeuble, je me sens bien plus rassurée. Le long des boites aux lettres, en quête de mon courrier, je découvre toutefois que quelqu’un a eu l’audace de coller un autocollant « Liberté ! Révolution ! » sur le panneau d’affichage du règlement de « la droiture ». Décidément, certains n’ont honte de rien !

À l’aide de mes clés, ce ridicule sticker est gratté méticuleusement tandis qu’une femme moulée dans une tunique près du corps quitte le bâtiment B en regardant à plusieurs reprises en direction des étages. Celle-ci s’éloigne de l’immeuble puis salue une autre silhouette aux courbes suggestives marchant à sa rencontre. Une créature légèrement vêtue qui se rend dans le fameux bâtiment. Ce va-et-vient ne peut plus durer… 

Convaincue que toutes ces candidates plus belles les unes que les autres, entrant et sortant régulièrement de « la droiture », sont liées de près ou de loin à quelque chose de louche… j’appelle l’ascenseur en prenant soin de ne pas toucher le bouton avec mes doigts avant de me réfugier au 4e, dans le calme de mon studio.

Un doux silence m’envahit sur le seuil, mon regard s’attarde sur le coucher de soleil exposé en photo sur la commode, qu’il est bon de retrouver ses automatismes rassurants et les rituels qui ponctuent la fin de journée. D’abord mes chaussures retirées dès l’entrée, mes mains savonnées religieusement, ma veste de tailleur soigneusement disposée sur un cintre à destination du pressing, avant d’apprécier la quiétude d’un mobilier spartiate.

Il n’y a rien de meilleur que de savourer les plus succulents Dim Sum de Shangaï dans un endroit où tout est rangé, parfaitement à sa place, avec pour seule compagnie le portrait de notre président Xi Jinping suspendu au mur et les nouvelles à télévision.

J’aime me tenir au fait de ce que préconise le gouvernement, c’est une manière d’essayer de comprendre l’immense responsabilité confiée aux cadres du Parti, ce qui me rapproche sans doute d’un père taiseux et explique par procuration ses silences interdits. Entre deux savoureuses bouchées, j’apprends que l’épicier avait raison, la politique « Zéro » reprend. Convaincue qu’il n’y a que la fermeté qui puisse faire de la Chine un empire digne de ce nom, j’accompagne le Parti communiste par la pensée puis nettoie soigneusement ma petite table avant de m’adonner au seul véritable plaisir que j’ai.

Délicatement, j’ouvre ma baie vitrée, me glisse comme un chat sur mon modeste balcon avant de répéter des gestes que je pourrais effectuer les yeux fermés, tant ils sont synonymes de bonheur en mon for intérieur. D’abord enfiler mes gants, ensuite me munir de mon petit arrosoir et enfin admirer la reine des fleurs, mes belles pivoines.

Je tiens ces beautés du jardin de ma mère, elles reçoivent quotidiennement toute mon affection, je leur prodigue les meilleurs soins, et c’est avec impatience et sourire que j’observe l’un des bourgeons tardant à éclore.

Je ne me lasse pas de détailler sa tige teintée de rouge, ses feuilles caduques et ses pétales majestueux, un spectacle d’une beauté infinie que j’arrose méticuleusement, jusqu’à ce qu’une musique infernale ne s’échappe de l’immeuble d’en face. Dans le bâtiment B, quelqu’un écoute un morceau occidental si fort qu’il me vole le seul moment de grâce de ma journée. 

Franchement irritée par l’indélicatesse du voisinage, je balaye des yeux les nombreuses fenêtres qui me font face avant de m’arrêter sur ma cible au troisième étage. Dans une chemise débraillée, un étranger se met à pousser des cris absurdes, si bien que j’en retire mes gants, parce que ma patience atteint ses limites. Penchée sur ma rambarde, je distingue cet homme aux cheveux longs, armé d’un oreiller, qui court dans son appartement transformé en salle de concert.

C’est inacceptable. Si bien que je rentre à l’intérieur, à la recherche de ma paire de jumelles afin de voir le forcené de plus près.



[1] Le Falun Gong ou « effet de la roue de la puissance » est un mouvement spirituel inspiré du qigong, qui combine la pratique de la méditation, avec des exercices aux mouvements lents et souples, ainsi que le travail sur soi.

[2] Désigne un ensemble de mets de petites portions consommées dans la cuisine cantonaise, les dim sums sont généralement des mets cuits à la vapeur.

A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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