L’Instant Suspendu
Giulia
Quelques semaines avant l’accident…
Je reprends enfin mon souffle, chaque inspiration est une brûlure vive, mais au moins la vie n’a pas encore déserté mes poumons. L’air froid s’insinue dans ma gorge, cinglant, tranchant, à mille lieues du poids étouffant de l’eau salée qui m’a presque engloutie. Une quinte de toux me secoue, expulse la mer, mais chaque spasme est une douleur vive, comme si la mer cherchait à s’accrocher à moi, à me rappeler qu’elle n’a pas totalement renoncé. Je suis là. Encore là. À moitié sauvée, mais toujours à la lisière de l’abîme.
Le sable froid, abrasif, s’infiltre dans mes vêtements trempés, me colle à la peau, me ramenant brutalement à la réalité. Je sens chaque grain, chaque frottement contre ma chair brûlée par le sel. La sensation est insupportable, presque autant que la douleur qui me traverse. Pourtant, cette douleur me rassure. Elle me prouve que je suis en vie. Que la Méditerranée n’a pas réussi à me prendre complètement.
Le chaos de l’eau et de la lutte s’efface lentement de ma conscience, mais il laisse derrière lui une empreinte indélébile. Mon esprit flotte encore, perdu entre l’instant présent et le souvenir de ces vagues qui m’ont engloutie. L’angoisse remonte à la surface, sourde et oppressante, comme un poids qui refuse de me quitter. Est-ce vraiment fini ? Ou est-ce que je rêve encore ?
Je devrais être soulagée, je le sais. Mais tout en moi refuse de s’apaiser. L’océan, ce monstre implacable, continue de gronder quelque part au fond de moi, même ici, sur la terre ferme. Je sens encore ses griffes glacées, prêtes à me happer de nouveau. Le ressac des vagues semble résonner dans ma tête, une rumeur sourde qui refuse de s’éteindre.
Je tousse encore, crachant le goût amer de l’eau salée, ce goût qui me brûle la gorge et qui ne partira jamais vraiment. J’ai survécu, mais je ne sais pas comment. Mon corps a lâché depuis longtemps. Alors comment suis-je ici, à respirer, à ressentir le froid et la douleur ? La réponse est là, juste à côté de moi.
Gianni Rossi.
Je tourne la tête vers lui, le cœur battant plus fort, lourd de tout ce que je n’arrive pas à formuler. Il est là, trempé jusqu’aux os, sa chemise blanche lui collant à la peau, révélant les muscles tendus par l’effort. Ses cheveux noirs, autrefois si soigneusement coiffés, sont en bataille, plaqués contre son front par l’humidité. Ses yeux bleus, ces yeux que je ne peux jamais oublier, sont fixés sur moi, brillants d’une lueur indéchiffrable dans la lumière vacillante de la cabane. Il semble aussi épuisé que moi, mais dans son regard, il n’y a ni reproche, ni colère. Seulement une sorte d’intensité brute qui me perturbe. Une profondeur que je n’avais jamais vue en lui.
C’est lui qui m’a ramenée. Lui qui m’a arrachée aux griffes de la mer.
Mon esprit lutte pour réconcilier ce que je ressens avec la réalité de ce moment. Gianni Rossi, cet homme que j’ai toujours vu comme distant, arrogant, presque insensible… Il vient de risquer sa vie pour me sauver. Une part de moi refuse d’accepter cette vérité. Comment peut-il être cet homme-là ? Celui qui se bat contre la mer pour moi, qui reste ici, à mes côtés, veillant sur chaque souffle que je prends.
La confusion me submerge, tout comme l’épuisement. J’ai envie de lui parler, de lui dire quelque chose, mais les mots se bloquent dans ma gorge, coincés sous le poids de ma fierté, de ma peur. La tempête à l’extérieur n’est rien comparée à celle qui fait rage en moi.
Je tremble encore, et pas seulement à cause du froid. Il reste si près, si présent, et je ne sais pas comment réagir. Pour rompre le silence, ma voix n’est qu’un murmure rauque, presque sarcastique :
— Je suppose que je devrais te remercier, ou un truc du genre ?
C’est tout ce que je trouve à dire. Une phrase ridicule. Mon sarcasme habituel, ma barrière contre tout ce que je ne veux pas affronter. Mais Gianni ne semble pas surpris. Il hausse un sourcil, un sourire en coin déformant à peine ses lèvres, mais ses yeux ne quittent pas les miens, comme s’il sondait plus profond que mes mots.
— Tu pourrais, mais ne te sens pas obligée de te prosterner pour autant.
Un rire amer me secoue, mais même ça me fait mal. Je veux m’accrocher à cette ironie, à cet échange léger, pour retrouver un semblant de contrôle dans ce chaos. Mais ça ne fonctionne pas. Je ne peux pas échapper à la réalité, ni à ce qu’il représente maintenant. Plus que jamais, Gianni me perturbe. Il n’est plus simplement cet homme arrogant. Il est bien plus que ça. Et c’est précisément ce qui me dérange.
— Sérieusement, tu pensais vraiment au verbe “prosterner” ? Maintenant ?
Il sourit, un sourire plus large cette fois, presque rassurant. Et malgré moi, quelque chose en moi s’apaise, juste un peu. Je ne sais pas pourquoi, mais cette légèreté entre nous, cette forme de camaraderie stupide qui naît là, dans la tempête, me donne l’impression que le pire est passé.
— Peut-être. En tout cas, si tu tiens vraiment à exprimer ta reconnaissance…
Je roule des yeux, incapable de réprimer le mélange de dégoût et de dérision qui monte en moi. Ce type. Irritant. Insupportable. Mais vivant. Et à cet instant précis, je ne peux m’empêcher de me raccrocher à cet humour, à cette légèreté qui détonne dans le chaos ambiant.
— Tu rêves, Rossi. Je préfère encore me noyer.
Son rire résonne, grave et franc. C’est un doigt d’honneur aux vagues monstrueuses. Un éclat de vie dans cette cabane, un son presque rassurant dans son étrangeté. Il me regarde, et je sens que, pour un instant au moins, on a repoussé l’ombre de la mort. Ce rire… il me touche plus profondément que je ne veux l’admettre. Parce que derrière cette arrogance, il y a autre chose. Quelque chose que je ne comprends pas encore, mais qui me pousse à réévaluer tout ce que je pensais savoir sur lui.
— Je ne te laisserai pas faire.
Son expression se durcit à peine, mais cette détermination, cet éclat dans ses yeux, me désarme. Un bref silence flotte entre nous avant qu’il ajoute, presque à voix basse :
— Je pouvais pas te laisser te noyer.
Son ton redevient plus léger, mais avec une sincérité que je ne peux pas ignorer.
— Ça aurait été trop dramatique, même pour moi.
Je le fixe, soudain prise de court par la franchise derrière ses mots. Quelque chose change entre nous. Ce n’est plus seulement une question d’ego, de survie. C’est plus profond. Plus troublant.
— Alors, c’est juste ton sens du drame qui t’a poussé à me sauver ?
Mon ton reste ironique, mais mon cœur bat un peu plus fort. Je lutte pour ne pas laisser cette émotion prendre le dessus.
— Exactement.
C’est ce qu’il dit, mais son sourire trahit autre chose. Une vérité plus complexe qu’il ne veut peut-être pas admettre. Je frissonne à nouveau, mais ce n’est plus seulement le froid qui me traverse. Il y a une chaleur, timide, fragile, qui naît entre nous. Une chaleur inattendue dans cette cabane, alors que dehors, la tempête continue de battre contre les murs. Peut-être que certains sauvetages vont bien au-delà des flots.
Gianni
Je ne pouvais pas la laisser se noyer. Ce n’était pas juste un devoir, c’était viscéral. Comme si tout mon corps m’obligeait à la sauver, au-delà de toute logique, au-delà de la haine. Ça dépassait les mots, ça allait plus loin que cette guerre stupide entre nos familles. Maintenant qu’on est là, à l’abri, la réalité me frappe de plein fouet. Dehors, la tempête continue, mais à l’intérieur, c’est ce silence qui hurle. Il m’oblige à faire face à ce que j’ai repoussé.
Agenouillé près de Giulia, les mains tremblantes, je sens monter en moi une vérité brutale. Jamais je n’aurais cru que sauver quelqu’un, elle en particulier, provoquerait un tel chaos en moi. Quand j’ai senti son corps glacé dans mes bras, c’était plus qu’une vie à sauver. C’était moi. Quelque chose de profondément enfoui qui refaisait surface. Elle n’était plus juste un corps qu’il fallait tirer hors de l’eau, elle devenait le rappel d’une humanité que j’avais voulu oublier. Nos querelles familiales n’étaient plus rien, juste des ombres fades face à cette fragilité qu’on partage tous. Elle, moi, Esposito, Rossi, peu importe.
Quand elle a ouvert les yeux, ces cils trempés de sel et de peur, j’ai vu une faille, quelque chose de nouveau. De la vulnérabilité. Ça m’a frappé en plein cœur. Ça a fissuré tout ce que j’avais construit. Une brèche dans mon armure. À cet instant, on n’était plus que deux humains, nus face à notre propre faiblesse. Et dans ce reflet, je me suis vu, moi aussi, fragile. Humain.
Je resserre la couverture autour de ses épaules, le geste est simple, mais lourd. Il porte une promesse que je n’ai jamais faite à personne. Une promesse de protection qui me terrifie. Elle reste silencieuse, mais quelque chose a changé. Ses lèvres, tremblantes, hésitent. Un mélange de défi et de fatigue traverse son visage. Même épuisée, elle garde cette aura, sauvage, indomptable. Jusqu’à aujourd’hui, elle n’était qu’un nom, une Esposito. Rien de plus. Mais maintenant… elle est différente.
Je tente de briser ce silence pesant, avec un sourire.
— T’es… t’es sûre que ça va ?
Ma voix en dit plus que je ne le voudrais.
Elle me fixe encore de ses yeux dorés, et je me surprends à chercher un éclat de reconnaissance dans ce regard. Comme si, d’un coup, on n’était plus que deux personnes perdues dans une tempête qui dépasse tout le reste.
Elle reste sur la défensive, son esprit encore secoué par la peur et le choc, mais je perçois un changement subtil en elle, tout comme en moi. Un changement que ni elle ni moi ne comprenons encore tout à fait. Comme si, dans la fureur de la tempête, on avait été confrontés à une vérité plus grande que nous : on n’est pas si différents après tout. Et cette vérité me trouble plus que je ne veux l’admettre. Elle me trouble au point qu’il me faut briser le silence.
— Ne t’inquiète pas, je dirai rien à personne.
Je me redresse, un sourire en coin pour alléger l’atmosphère lourde de la cabane. Ces mots, que je prononce avec légèreté, sont en fait un moyen de me protéger de ce que je ressens vraiment. Mes paroles sont une tentative maladroite de masquer l’intensité du moment, de retrouver un semblant de normalité.
— Ça restera notre petit secret. Une Esposito sauvée par un Rossi, ça ferait un paquet de rumeurs dans le village, tu crois pas ?
Giulia me fixe, encore groggy, mais son regard se plisse légèrement, cherchant peut-être à comprendre mes intentions. Elle inspire difficilement, puis finit par demander, la voix faible mais teintée d’une pointe de défi :
— Comment tu t’es trouvé là, miraculeusement en position de sauver une… Esposito ?
Je la regarde un instant, un sourire ironique au coin des lèvres, avant de hausser les épaules.
— On va dire que je préfère sauter dans l’eau glacée plutôt que de faire des selfies avec des pimbêches instagramables.
Elle fronce les sourcils, visiblement perplexe, essayant de comprendre l’allusion. Sa voix teintée d’une confusion palpable brise un silence que je trouvais chargé de sens.
— C’était si terrible que ça ?
— Tu n’imagines même pas.
— Du coup… C’est presque toi qui dois de me dire merci. Non ?
Son ton révèle un mélange d’humour et de finesse qui m’interpelle. Son timbre, plus doux maintenant, me fait comprendre qu’elle aussi sent ce changement, cette tension nouvelle entre nous.
— C’est pas faux. Tu veux une statue à ton effigie ?
Elle hoche la tête, feignant un air sérieux, même si je vois bien qu’elle lutte pour ne pas éclater de rire.
— Ouais, carrément. Mais je te tiens. T’as une dette maintenant, Gianni.
Je me fige une seconde, surpris par mon prénom qui glisse de sa bouche. Un instant de flottement, avant que je ne reprenne avec un sourire en coin.
— Une dette, hein ? Tu fais donc de moi ton débiteur…
— Exactement, et je ne suis pas du genre à lâcher.
— On peut toujours négocier avec ses créanciers, non ?
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