Une étincelle suffit
Giulia
Le vent déchaîné s’écrase encore contre la cabane, comme une bête enragée cherchant obstinément à tout dévorer. Chaque rafale fait trembler les murs, les planches grincent sous la pression, prêtes à céder comme un vieux navire pris dans une tempête infernale. Des éclairs traversent la nuit, projetant des flashs de lumière à l’intérieur. Même la couverture rugueuse autour de mes épaules n’arrive pas à me réchauffer. Mais ce n’est pas juste le froid. Une autre tempête gronde ici, entre Gianni et moi, invisible mais plus dangereuse encore. À l’extérieur, le chaos. À l’intérieur, la tension.
Gianni, lui, reste calme. Trop calme. Ses gestes sont mesurés, presque déconcertants, alors que dehors tout menace de s’effondrer. Il fouille les placards, insensible au vacarme des éléments. La lumière pâle filtre à travers la porte, éclairant par intermittence son visage fermé. Sa tranquillité m’agace autant qu’elle me fascine. Comment peut-il être si impassible quand tout vacille ?
Il dépose doucement une lampe à huile sur la table, le bruit du verre sur le bois semble étrangement lourd dans le silence relatif de la cabane. Chaque geste qu’il fait me tape sur les nerfs.
— On pourrait essayer ça. Si on a de la chance, on aura un peu de lumière.
Le vent secoue la cabane comme pour contredire chaque mot de Gianni. Chaque bourrasque menace d’arracher notre abri, comme si la tempête elle-même refusait sa confiance naïve. Et lui, il dépose une lampe à huile sur la table, comme si un peu de lumière allait tout résoudre.
— De la chance, vraiment ? Tu trouves que c’est le bon moment pour être optimiste ?
Il hausse les épaules avec une nonchalance qui me fait grincer des dents. Ce sourire en coin, ce masque de contrôle… Pourquoi rien ne semble jamais l’atteindre ? Pourquoi tout semble trop m’impacter ? Une rafale plus violente fait vibrer les murs, et je dois me retenir pour ne pas sursauter.
— L’optimisme n’a jamais tué personne. Contrairement à l’envie de faire trempette dans des creux de dix mètres…
Je roule des yeux, exaspérée par son détachement. Mais sous le sarcasme, il y a quelque chose de plus profond. Une ombre qu’il cache habilement. Le jeu de la lumière sur ses traits me donne l’impression qu’il y a un monde entier qu’il me cache.
— Alors, monsieur l’Optimiste, tu comptes l’allumer avec tes bonnes intentions, ou tu as besoin d’aide ?
Je fouille un tiroir à la recherche d’allumettes, mes mains tremblent légèrement. Est-ce à cause du froid ou de cette tension qui monte entre nous ? Mon regard glisse par la fenêtre. Mon bateau, le Luce di mare, lutte contre les vagues, son mât prêt à céder. Une boule se forme dans ma gorge.
— Ce bateau… c’est tout ce qu’il me reste de mon père.
Les mots sortent avant que je puisse les retenir. Gianni relève la tête, son regard devient plus intense, mais il ne dit rien. Le silence qui suit en dit plus que n’importe quel discours. Puis je me confie, la voix à fleur de peau.
— Le Luce di Mare, c’était le sien, avant qu’il ne m’en fasse cadeau. Dès qu’il a pu s’offrir, le Stella Maris, un autre bateau.
Je prends une pause, les souvenirs resurgissent, amers.
— Le Stella Maris a brûlé… Après ça, il ne restait plus que ce bateau…
Son visage se ferme un peu plus, comme s’il comprenait trop bien ce que je ressens, mais refuse d’en parler.
— Tu ne vas pas le perdre. T’as survécu à pire.
Je lève un sourcil, incertaine. Comment peut-il en être si sûr ? C’est facile à dire quand on semble toujours s’en sortir.
— Peut-être… mais qu’est-ce que t’en sais, toi ? On dirait que tu t’en sors toujours sans une égratignure, que rien ne t’atteint vraiment.
Je ne cherche pas à l’accuser, mais les mots sortent malgré moi. Pourtant, cette fois, il ne sourit pas. Son regard devient plus sombre, et je devine quelque chose d’inattendu.
— C’est ça que tu crois ? Tu te trompes, Giulia. J’ai perdu des choses que personne ne verra jamais.
Son regard se détourne vers l’obscurité dehors, et je sens une tension en lui, différente. Peut-être que sa force n’est pas là où je l’imaginais. Il fixe la lampe encore éteinte, et je comprends que ce n’est pas toujours en affrontant les tempêtes de front qu’on montre sa force.
Je soupire et, mes doigts tombant sur une vieille boîte, je la tends à Gianni. Une petite pile d’allumettes. Un espoir, fragile.
— En tout cas… C’est pas en restant dans le noir qu’on va avancer.
Nos doigts se frôlent, un contact bref mais lourd de non-dits.
— T’as raison. Une étincelle peut tout changer.
Je lève les yeux au ciel et craque une allumette. Elle s’éteint aussitôt. Le bruit sec me rend folle.
— Parfois, une étincelle ne suffit pas. T’es sûr que c’est pas toi qui portes la poisse ?
Gianni sourit, un sourire empreint d’une douceur teintée de tristesse. Il allume une deuxième allumette. Cette fois, la flamme prend. La cabane s’illumine d’une lumière douce. Les ombres dansent sur les murs, et tout semble un peu moins oppressant.
— Voilà. C’est la deuxième fois que tu peux te prosterner devant moi.
Je le fixe, les sourcils froncés, mais il y a une étrange légèreté dans l’air, une sorte de compréhension mutuelle.
— C’est vraiment ce que tu veux ? Que je me mette à genoux ?
Ses yeux brillent d’amusement, mais il reste sérieux.
— Non, je voulais juste qu’on ait un peu de lumière. Pour qu’on se réchauffe. Pour y voir plus clair.
Je souris malgré moi. Derrière son arrogance, il y a autre chose, quelque chose que je commence à comprendre. Je détourne les yeux vers la lampe. La flamme danse doucement, et pour la première fois depuis que la tempête a commencé, je me sens moins seule.
Je me tourne vers Gianni, et cette fois, je le vois autrement. Au-delà de l’homme trop sûr de lui, derrière la montagne de suffisance des Rossi, il y a quelqu’un d’humain, de vulnérable.
— Je te vois, Gianni.
C’est un murmure, à peine pour moi-même, mais je crois qu’il l’entend.
Gianni
La tempête faiblit enfin, mais dehors, l’obscurité est encore dense, comme un voile impénétrable. Le vent persiste, glacial, s’insinuant à travers chaque fissure de la cabane. La faible lumière de la lampe à huile projette des ombres tremblantes sur les murs usés, où chaque craquelure semble abriter des souvenirs figés dans le bois. Entre Giulia et moi, le silence est tout aussi fragile, prêt à se rompre à la moindre secousse.
Je l’observe, enveloppée dans sa couverture, immobile, mais je sens qu’en elle, la tempête continue de gronder. Sa respiration lente, presque mesurée, trahit une lutte intérieure. Je reconnais cette tension, elle est familière. Quelque chose a changé entre nous, quelque chose d’indéfinissable, et ça me perturbe.
Mes doigts tremblent sous le poids de ce que je ressens. Chaque battement de cœur résonne, lourd, dans ce silence épais. Et soudain, je le vois. Un éclat métallique sur le sol.
— Giulia, je crois que c’est à toi… Ta chaîne…
Ma voix brise le silence, comme une détonation dans l’air lourd. Elle sursaute, ses doigts cherchent son cou, glissent sur la peau nue. Je ramasse le médaillon, le métal glacé contre ma paume m’électrise. Ce simple objet, presque banal, devient soudain un point de bascule. Je lui tends la chaîne, nos doigts se frôlent, et ce contact me brûle.
— Tiens, tu l’as laissé tomber. Heureusement que ça n’est pas arrivé en mer.
Elle le prend, ses yeux noisette brillent dans la lumière tremblante.
— C’était à mon grand-père, du temps où sa raison était intacte. C’est tout ce qu’il me reste de lui, avant que la mer et le temps ne lui volent son esprit. J’y tiens énormément.
Sa voix est basse, pleine de souvenirs emportés, comme une vague qui se retire en silence. Elle serre le médaillon avec une force surprenante, comme si elle pouvait retenir tout ce qu’il représente. Je veux dire quelque chose, mais aucun mot ne sort. Le silence est chargé de tout ce qu’on ne dit pas.
— Fais attention à ne pas le perdre à nouveau…
Ma voix révèle l’émotion que j’essaie de cacher. Elle hoche la tête, caresse le médaillon avec une délicatesse presque sacrée. Son regard croise le mien, et pour la première fois, je sens la barrière entre nous vaciller. Mais c’est elle qui parle, brisant ce silence tendu.
— Gianni, tu grelottes.
Un mélange de moquerie et de sollicitude dans sa voix, malgré tout. Je tente un sourire maladroit.
— Ça va, ça finira par passer. J’aime tester mes limites.
Elle me lance un regard sceptique, avant de déplier un pan de sa couverture.
— Si tu continues, c’est la pneumonie assurée. Viens, on partage.
Je marque une pause, puis m’approche. La couverture rugueuse, tiède, me fait l’effet d’un soulagement immédiat. Nos épaules se touchent à peine, mais c’est suffisant pour relâcher la tension dans mon corps. Je concède un murmure, embarrassé.
— Merci.
— De rien. Je n’ai pas envie de te retrouver mort ici, ça compliquerait les choses.
Elle sourit, et l’instant s’allège un peu. Sa proximité apaise quelque chose en moi. Le silence revient, mais il est moins lourd. Peu à peu, Giulia s’abandonne à la fatigue, sa tête reposant sur mon épaule, son souffle chaud effleurant ma peau.
Je baisse les yeux vers elle, ses traits détendus, plus vulnérables que je ne l’aurais cru. Je suis tenté de glisser une mèche de cheveux derrière son oreille, mais je m’abstiens. Chaque mouvement qu’elle fait, chaque respiration, alourdit l’instant d’une intimité inattendue. Elle n’est plus cette silhouette distante. Elle est là, tangible, une présence douce.
— Giulia… qu’est-ce que tu feras, après tout ça ?
Elle met un moment avant de répondre, ses paupières lourdes.
— Je ne sais pas. Là, tout de suite… je crois que je veux juste dormir.
Elle se blottit un peu plus contre moi, et je reste là, immobile, me concentrant sur cet instant suspendu. Giulia s’endort profondément, la tête sur mon épaule, son souffle chaud contre ma peau. Son corps s’est relâché, totalement abandonné. Ce n’est pas juste la fatigue. C’est de la confiance. Et ça me frappe plus fort que je ne l’aurais imaginé. Elle s’est blottie contre moi, et moi, je reste là, immobile, tendu, pris dans un tourbillon que je ne sais pas comment calmer. Son souffle apaise la tempête en moi, mais je n’ose pas bouger, de peur de briser cette parenthèse fragile.
Les ombres dansent sur les murs, la lumière vacille, mais tout ce qui compte, c’est elle. Plus rien d’autre n’existe. Giulia n’est plus cette silhouette distante. Elle est là, réelle, vulnérable. Et moi, je suis à la frontière de quelque chose que je n’ai jamais osé franchir. Je sens cette chaleur monter en moi, plus forte que le froid de la tempête. Une chaleur qui vient d’elle.
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