Faida – Chapitre 2

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L’Aube des Cicatrices

Giulia


Le ciel est si noir qu’il semble engloutir tout, ne laissant que quelques étoiles éparses, pâles lueurs perdues dans l’immensité. La lune, à demi voilée par des nuages épais, projette une clarté blafarde qui danse sur la surface lisse de la mer. C’est comme si la mer elle-même retenait son souffle, en attente du jour naissant. Même le bruit régulier des vagues paraît suspendu, et seul le bois usé du Luce di Mare gémit sous la tension. Mon bateau, à l’image de ma vie, flotte entre deux eaux, pris dans cet instant fragile où l’équilibre peut rompre à tout moment.

Accrochée à la barre, mes mains rudes, marquées par le sel et les années, ne sont qu’une extension des cicatrices qui jalonnent ce vieux rafiot. Chaque craquement me rappelle ce que la mer prend, et ce que je dois lui céder en retour. Son odeur âcre et pénétrante m’enveloppe, un parfum indélébile mêlé à cette mélancolie tenace qui ne me quitte jamais. Je me sens lourde, comme un filet trop chargé, avec des muscles endoloris, pétris par des heures de lutte. Tenir. Encore un peu. Contre la mer, contre ce monde qui s’effrite. Contre moi-même.

Cette nuit, la mer n’a offert que quelques kilos de poisson. Une maigre prise. Pas de quoi calmer les arriérés. Marisa devra encore patienter. Je fixe l’horizon, là où mer et ciel se confondent en une obscurité profonde, et mes pensées se dispersent, comme des vagues qui oscillent entre espoir et résignation. La promesse faite à mon père — maintenir cette affaire à flot — me pèse comme une chaîne invisible, me tirant vers le fond. Je crains que ce bateau, que cette vie, ne me noient pour de bon.

À mes côtés, Pietro, son regard fatigué sous son bonnet usé, croise le mien. On n’a pas besoin de mots. Ce désespoir silencieux, seuls ceux qui ont partagé la même lutte peuvent le comprendre. Il me tend une corde, ses mains rugueuses glissant dessus avec une lassitude évidente. Un geste devenu purement mécanique, un écho de notre combat sans fin.

— Encore une nuit pourrie, Giulia. Mais on tient le coup, hein ?

Son sourire exténué et privé d’une dent me rappelle à quel point ce vieux loup des mers est loyal. Pietro gratte sa barbe grisonnante et tire sur ses bretelles, comme pour se revigorer.

— On est toujours là. Pas vrai ?

Sa voix se perd dans le vent marin, tandis que mes yeux restent fixés sur l’horizon.

— Toujours…

Les poissons se débattent encore dans le filet, leur lutte désespérée n’est qu’un écho de la nôtre. Et je ne peux m’empêcher de penser : que reste-t-il vraiment après chaque tempête ? Après nos batailles ?

— Merci, Pietro.

Ma voix est faible, à peine un murmure. Une reconnaissance teintée de fatigue. Mon esprit dérive, comme ces vagues mourantes contre la coque.

Alors qu’on approche du port, les premières lueurs de l’aube percent timidement l’obscurité. Un rose pâle vient caresser l’horizon tandis qu’une mer d’huile nous guide avec douceur jusqu’au quai. Positano s’éveille lentement, ses maisons colorées baignant dans une lumière irréelle, presque en contraste avec la fatigue écrasante qui nous habite.

Descendre du bateau est un ultime supplice, le moindre pas est une lutte. On traîne les caisses de poissons sur les pavés mouillés, alors que la ville commence à vibrer. Autour de nous, la ville prend vie : des voix, des rires, des salutations résonnent, et le brouhaha du marché matinal s’élève, mélange de cris de vendeurs et de cliquetis de caisses. Mais tout ça me semble distant. Creux. Comme si je n’en faisais plus vraiment partie jusqu’à ce qu’une voix familière brise l’aube.

— Eh, Esposito ! Encore du poisson vendu à prix d’or ?

Alessandro Rossi, avec son sourire narquois et son costume impeccable, se tient là, comme la parfaite incarnation de cette nouvelle Positano que je hais. Il prospère là où nous peinons à survivre. Ses mots sont venimeux, et pourtant… ils contiennent une vérité que je refuse d’admettre. Mes poings se serrent, la rage monte en moi, brûlante, prête à exploser.

— Avec ton costume à deux mille balles et ta Lamborghini, tu peux te permettre d’acheter le poisson. Même le plus cher de la côte.

Mes mots jaillissent, acérés et tranchants. Alessandro s’avance, son parfum sophistiqué envahissant mon espace vital. Alors que je m’attends à une discussion houleuse, une fatigue, une douleur peut-être, traverse son regard. Fugace. Presque imperceptible. Mais je l’ai vue. Derrière sa façade, il cache aussi ses propres cicatrices.

— Tout le monde finit par vendre ce qu’il a de plus précieux, Esposito. Tout est une question d’opportunité. Et de prix.

Je tressaille. Un malaise diffus me traverse à la seule idée qu’il puisse avoir raison. Mon estomac se tord. Ses paroles s’insinuent en moi, empoisonnant chaque pensée.

— Peut-être. Mais je ne vendrai jamais mon âme au Diable.

Son regard change. Et pour un instant, je le vois tel qu’il est vraiment. Pas l’homme puissant, mais l’homme blessé.

— Tout se vend, Giulia… Tu le sais, au fond.

Alessandro s’approche encore, jusqu’à ce que je sente la chaleur de ses mots contre ma peau. Son regard vacille à nouveau, trahissant une vérité plus profonde. Derrière ses sourires froids et sa posture de prédateur, il y a des cicatrices bien cachées, comme les miennes.

— Ça dit, il y a des choses que l’argent ne peut pas acheter…

Son murmure, même teinté de cynisme, laisse échapper une amertume que je ne lui connaissais pas. Il ne s’agit pas de moi, pas cette fois. Peut-être parle-t-il de lui. Certains hommes camouflent leurs blessures sous des armures dorées, mais l’éclat ne guérit jamais ce qui saigne à l’intérieur.
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Gianni

Encore englué dans la crasse d’une nuit noyée d’alcool, de musique et de rencontres faciles, je reste figé devant la baie vitrée de mon bureau. L’immense surface de verre me domine, suspendue au sommet d’un immeuble qui surplombe Naples, l’avalant dans son ombre. Le contact froid du verre contre mon front palpite presque, captant les murmures de la ville en contrebas. Une brise tiède s’insinue par une fissure invisible, glissant sur ma peau d’une moiteur poisseuse. L’été napolitain est un étouffement, chaque souffle d’air semble collé à mes pores, m’empêchant de respirer pleinement. Naples hurle, siffle, vibre. Et moi, je flotte, comme un fantôme entre le verre et le ciel, étranger à ce monde qui s’effondre sous mes pieds.

Les bruits de la ville montent, des vagues de grondements de moteurs, des éclats de voix, des klaxons hystériques qui s’entrechoquent comme une symphonie désaccordée. Pourtant, tout reste lointain, comme si ces sons frappaient un mur invisible avant de mourir. Mon regard traverse la ville, glissant sur les immeubles, les antennes, les toits sans jamais s’y attarder. Mon esprit, lui, dérive, loin de cette agitation urbaine, loin de Naples. Il retourne à Positano.

Mon village natal, suspendu entre ciel et mer, ses maisons éclatantes de couleurs s’accrochant à la falaise comme des âmes tenaces. Rien que d’y penser, je sens l’odeur des citronniers, le parfum du sel dans l’air, tout revient avec une force brute, une vague d’amertume douce, tranchante. Et ce projet. Ce foutu projet. Un complexe hôtelier. Un monument de mon ambition, mais aussi une chaîne à mes chevilles, me tirant vers le fond. Chaque jour, ce rêve grandiose devient un fardeau plus lourd à porter. Les retards, les obstacles, les doutes qui m’étouffent… Le manque de courage peut-être. Ou est-ce la peur de me révéler incapable de devenir ce que mon père attend de moi ? Ce complexe, c’était censé être ma victoire. Maintenant, c’est une ombre qui menace de m’engloutir.

En parlant de menace… Marco. Son nom claque comme un coup de fouet dans ma tête suite à l’appel d’Angelo. Je lui ai tendu la main, je l’ai tiré vers le haut, mais il reste irrécupérable. On ne fera jamais briller une pierre brute comme un diamant, pas plus qu’on ne changera un serpent en un chien fidèle. Je le sens glisser entre mes doigts, attiré ailleurs, là où les Esposito attendent, tapis dans l’ombre. Sa trahison n’est pas encore apparente, mais je la sens. Elle est là, dans chaque geste, chaque regard évité. Les liens entre nous sont minces, fragiles, à deux doigts de se briser sous le poids des secrets et des mensonges qui échappent à mes radars.

Un soupir m’échappe, brouillant la vitre devant moi d’un léger voile de condensation. Les relents de whisky, mélangés à la fatigue, martèlent mes tempes. Je ferme les yeux, espérant que tout ça s’évanouisse, ne serait-ce qu’un instant.

On frappe à la porte. L’air se charge d’un parfum familier avant même que je la voie entrer. Claudia. Elle s’avance dans la pièce comme une ombre fluide, chaque geste contrôlé, chaque pas mesuré. Tout en elle est calculé pour séduire, pour troubler, mais aujourd’hui, son jeu glisse sur moi. Je suis trop loin, trop loin de moi, trop las pour me laisser prendre.

— Gianni…

Sa voix, douce et dangereuse, m’effleure comme une caresse enveloppée de poison. Je tourne légèrement la tête, croisant son regard du coin de l’œil. Ses yeux clairs, insondables, brillent d’une lueur ambivalente. Mi-tendre, mi-dangereuse. Claudia est une promesse toxique, une tempête sous des sourires. Elle s’approche, effleurant à peine les plans avec une assurance presque irritante.

— J’ai pris quelques libertés avec les plannings. Peut-être que je pourrais t’aider… autrement ?

Le sous-entendu est évident, mais aujourd’hui, la tentation n’a aucune prise sur moi. Je suis trop abîmé pour céder à ses avances.

— Claudia, je n’ai pas la tête à ça.

L’éclat de surprise dans ses yeux disparaît aussi vite qu’il est apparu, remplacé par une déception maîtrisée. Elle recule, son parfum entêtant flottant encore dans l’air lourd de la pièce. Ses talons claquent sur le parquet, perçant le silence comme des coups de marteau.

Mon téléphone vibre, brisant le calme. Le nom de mon père s’affiche à l’écran, et je sens mon cœur se contracter. Ses appels ne sont jamais anodins. Ses mots ne me laissent jamais indemnes.

— Oui, papa ?

Sa voix, sèche, ne laisse aucun doute sur le ton de la conversation.

— Devine qui j’ai croisé au marché ce matin.

Mon estomac se noue. Je n’ai pas besoin de réfléchir.

— Les Esposito.

— Les Esposito, oui. Mais ce n’est pas ce qui m’inquiète le plus. Les gens parlent, Gianni. Ils disent que ton projet est à la dérive. Tu comptes faire quoi ? On en est où exactement ?

Je baisse les yeux, incapable de soutenir plus longtemps ce poids invisible. Mon regard glisse vers la maquette du complexe sur la table, ses lignes parfaites me paraissent soudain vides, artificielles. Mais je m’accroche, je joue le rôle qu’on attend de moi.

— Je gère. C’est sous contrôle.

Un silence pesant suit. Mon père sait. Il sent les failles.

— Gianni… arrête de te voiler la face. Tu ne pourras pas tout piloter depuis Naples. Tu penses vraiment que Marco et les Esposito vont se tenir à carreau ? Ouvre les yeux, il se rapproche d’eux. Et toi, tu restes planté là, parce que tu as peur de croiser Isabella.

La mention de Marco est douloureuse, mais celle de mon ex me transperce. La colère monte, mais je la ravale, la transforme en résolution.

— Je n’ai peur de personne.

— Alors prouve-le, fiston.

— Je vais à Positano. J’arrive.

Ma voix est basse, presque brisée.

— Content de l’entendre.

Une quinte de toux l’interrompt, puis il reprend d’une voix affaiblie.

— Il est temps de faire face. Ne me déçois pas.

Ses mots résonnent en moi, lourds, plus lourds qu’avant. Je raccroche. Je n’ai pas d’autre choix que de retourner à Positano, affronter les démons qui m’y attendent. Après tout, les racines que l’on croit profondes ne sont parfois que des chaînes.

Je regarde à nouveau la ville par la baie vitrée. Cette fois, elle me semble encore plus éloignée. Plus vide. Positano m’appelle. Avec ses falaises. Ses mensonges. Ses vérités. Cette fois, il n’y aura plus de faux-semblants.
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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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Invité
Chantal
1 mois il y a
Je regarde à nouveau la ville par la baie vitrée. Cette fois, elle me semble encore plus éloignée. Plus vide.…" Lire la suite »

On entrevoit un malaise. Suspens !

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