Les Fils Invisibles
Gianni
LLe salon des Rossi, c’est bien plus qu’une simple pièce. C’est un sanctuaire, figé dans une époque révolue, chaque détail rappelant une gloire passée devenue piège. Autrefois, ce lieu respirait la puissance, mais aujourd’hui, tout s’effrite, lentement rongé par le temps. Les fauteuils en bois sculpté, polis par des générations de mains, sont fatigués. Les toiles, enfermées dans des cadres aux dorures ternies, restent accrochées aux murs, craquelées, ternes, accrochées non par goût, mais par une fierté qui refuse de s’éteindre. Les lustres de cristal, couverts de poussière, pleurent en silence, figés dans une époque révolue.
Installé à l’écart, je reste sourd au brouhaha des conversations. Ces voix, pourtant si familières, se transforment en un bourdonnement indistinct. Mon esprit est ailleurs, plongé dans la mémoire des yeux terrifiés de Giulia, de ses mains tremblantes dans l’eau froide que j’ai serrées pour lui donner du courage. Chaque mot ici semble dénué de sens à côté de la peur que j’ai vue en elle.
Soudain, la porte claque, brisant l’illusion de sérénité que je m’étais construite. Le bruit résonne comme un coup de tonnerre. Tommaso entre, son teint cireux, comme s’il portait toujours l’ombre d’un secret mal assumé. Ses yeux glissent, jamais vraiment posés, comme s’il évitait de laisser une trace. Chaque geste, chaque pas, trahit une fausse assurance, une sorte de duplicité subtile. Il ne fait que passer, comme un fantôme traînant des mensonges derrière lui, et pourtant, l’air s’alourdit aussitôt. Mon cœur se serre. Je sais qu’un drame le suit toujours de près.
Je me demande brièvement pourquoi il traîne encore ici, ce cousin que je déteste, mais je n’ai pas le temps de m’attarder sur la question. Son regard, fuyant et froid, me fait comprendre immédiatement que quelque chose de grave est arrivé.
— Gianni, tu es au courant ? Giovanni Esposito est à l’hôpital. Mauvaise chute.
Les Rossi ont leurs antennes partout. Rien ne leur échappe, surtout pas dans cette petite bulle médicale où même les murs semblent chuchoter leurs secrets. Au CHU, un murmure suffit pour que l’information glisse jusqu’à nous. Les Esposito peuvent se croire à l’abri, derrière les portes closes des hôpitaux, mais ici, les confidences se faufilent, et la santé des uns devient l’avantage des autres. Je lutte pour garder ma voix stable, mais elle se brise légèrement, trahissant l’inquiétude que je tente de dissimuler.
— Comment il va ?
Tommaso, mon cousin, secoue la tête. Ses traits, habituellement détendus, se figent en une expression impitoyable.
— Visiblement, c’est sérieux. Les rumeurs disent qu’il pourrait se laisser glisser vu son âge. La famille Esposito est très inquiète.
Ces mots tombent comme des pierres, brisant le silence fragile. Les murs couverts de tapisseries se resserrent autour de moi, et la vérité frappe, brutale : cette vieille rancune, cette haine que je croyais endormie, n’a jamais cessé de brûler. Elle n’a fait que sommeiller, attendant le moment parfait pour rallumer l’incendie. Les vieilles guerres ne meurent pas, elles se terrent, prêtes à reprendre là où elles s’étaient arrêtées.
Ma mère, absorbée dans la lecture d’un magazine, lève lentement la tête. Son regard, d’abord indifférent, devient tranchant comme une lame.
— C’est moche de vieillir. Giovanni Esposito… autrefois était un homme respecté, même par notre famille. Mais cette rivalité… cette faida a tout détruit.
Sa voix vibrante d’émotion trahit une douleur à peine cachée. Je lis dans ses yeux une lutte intérieure, un combat entre l’amertume et la peine, une guerre silencieuse, sans fin. Une bataille qui me dépasse, mais dont je ne peux m’extraire.
Tommaso, installé à l’autre bout du salon, toujours en embuscade, ne peut s’empêcher de me piquer. Son regard perçant, cruel, se pose sur moi, comme un serpent prêt à mordre.
— Gianni, après la petite-fille, tu comptes aussi sauver le grand-père ? Deviens donc le héros des Esposito.
Ses paroles me blessent plus profondément que je ne l’aurais imaginé. Elles réveillent une culpabilité que je croyais avoir surmontée. Le sarcasme dans sa voix est cinglant, et ses mots me frappent de plein fouet, ravivant une honte que j’essaie désespérément de refouler. Le poison le plus cruel est celui qui se glisse dans les paroles de ceux avec qui nous partageons le même sang.
Je le fixe un instant, la mâchoire serrée, et une réplique amère franchit mes lèvres avant que je ne puisse la retenir.
— Tu pourrais me donner des conseils. Après tout, tu es bien devenu le héros de mon père. Stronzo.
L’insulte sort avec une froideur calculée, et je vois le visage de Tommaso se durcir instantanément. Ses yeux, d’abord empreints d’ironie, s’assombrissent sous l’effet de la colère.
— Qu’est-ce que t’insinues, Gianni ?
— Juste que pendant que tu me volais tout ce qui comptait, tu es devenu ce qu’il voulait, le fils parfait. Bravo, Tommaso, je devrais peut-être prendre des notes.
La tension dans la pièce monte d’un cran. Le ton de ma voix est empli d’un mépris que je ne cherche même plus à dissimuler. Tommaso se redresse de toute sa hauteur, me dominant de sa stature.
— Tu parles de responsabilités ? Toi, tu n’as jamais su les assumer ! Je n’ai rien volé, Gianni, je prends juste ce que tu laisses derrière toi. Si ça te fait mal de voir quelqu’un faire ce que tu es incapable de faire, c’est pas mon problème.
La rage monte en moi, une flamme brûlante que je ne peux plus éteindre.
— Va te faire foutre, Tommaso ! Tu penses vraiment que ça marche comme ça ? Tu crois que je ne sais pas ce que tu fais, à manœuvrer dans son dos ? Tu te prends pour qui ?
Je fais un pas vers lui, prêt à exploser. Ma respiration devient plus lourde, et chaque mot est chargé de venin. Il s’apprête à répliquer, mais une voix froide et autoritaire coupe court à notre échange.
— Ça suffit !
Ma mère se redresse lentement, le regard dur. Elle ne crie jamais, mais son ton a quelque chose d’irrévocable.
— Tommaso, ça suffit. Laisse-nous. Gianni et moi devons parler.
Tommaso me jette un regard noir, mais je perçois l’ombre de la défaite dans ses yeux. Il sait que lorsqu’elle décide quelque chose, c’est sans appel. Il ravale sa fierté et se tourne vers la porte. Avant de sortir, il lâche, sans se retourner :
— Ne crois pas que ça se termine ici, Gianni.
Le claquement de la porte résonne dans le salon comme un coup de tonnerre. Le silence qui suit est lourd, pesant. Ma mère laisse échapper un soupir discret, mais je perçois une fatigue dans ses gestes, une lassitude enfouie. Elle se tourne vers moi, son regard légèrement plus doux, mais toujours marqué par l’inquiétude.
— Gianni, tu as peut-être agi par instinct, mais tendre la main à la fille Esposito… C’est une erreur. Tu ne comprends pas encore. La haine entre nos familles est bien plus forte que ça.
Les mots qu’elle prononce sont secs, ils ont une lourdeur qui me rappelle que tout ça dépasse de loin ma simple dispute avec Tommaso. Pourtant, je ne peux pas me défaire de la culpabilité qui m’étreint. La chaleur monte à mes joues, ma gorge se serre.
— Je ne pouvais pas la laisser se noyer, peu importe nos rancunes.
Elle arque un sourcil, agacée, puis soupire. Elle veut me ramener à la raison, m’éloigner de cette histoire, mais c’est trop tard. Je suis déjà pris au piège, englué dans cette rivalité qui m’étouffe. Ses mots claquent comme un ordre froid, un dernier avertissement. Je la fixe, cherchant un éclat dans ses yeux fatigués, mais il n’y a rien. Juste une muraille glaciale, infranchissable.
— Pourquoi nos familles se détestent-elles autant ?
Mon désespoir transparaît dans ma voix. Elle ferme les yeux un instant. Son visage, marqué par des années de rancune et de secrets enfouis, s’alourdit sous le poids des souvenirs.
— Esposito et Rossi, autrefois, ils cogéraient La Speranza. Mais après la mort du père de Giulia, tout a basculé. Il faut toujours un coupable, et cette perte a tout ravivé. On a cédé nos parts, mais la faida… elle, elle ne meurt jamais.
Ces mots, longtemps attendus, tombent comme une sentence. L’orgueil, tel une tempête, fait chavirer même les plus solides. Le poids de cet héritage m’écrase. Coincé entre deux tragédies que je n’ai pas choisies, je baisse les yeux, scrutant le parquet usé, cherchant une échappatoire dans les fissures du bois, comme si elles pouvaient me libérer.
Un bruit de toux sèche, venant d’une pièce voisine, brise le silence. Ce son transperce mon cœur, éveillant une angoisse que je refusais de reconnaître.
— Comment va papa ?
Ma voix est plus douce, plus vulnérable. Ma mère soupire, et ses yeux se voilent de tristesse. Son masque de dureté se fissure, laissant entrevoir la femme angoissée, fatiguée.
— Je m’inquiète, Gianni. Il n’est pas en grande forme.
Son aveu me transperce. Derrière son masque impassible, je vois enfin la peur, celle que j’ai toujours ignorée, celle qui rappelle que même les plus forts finissent par flancher. Pour la première fois, je perçois ce qu’il cache, et ma gorge se noue.
Sans un mot, je marche vers la chambre de mon père, chaque pas lourd d’inquiétude. Je le trouve affaissé sur son lit, la main tremblante sur sa poitrine, peinant à respirer. La scène me fige. L’homme invincible que j’ai toujours connu n’est plus qu’une ombre, fragile, écrasée par un fardeau invisible. Les géants tombent en silence, et c’est dans leur chute qu’on réalise leur fragilité.
Ses rides profondes, marquées par les ans, se creusent à chaque souffle. Ses yeux, autrefois perçants, sont voilés par une fatigue qui dépasse le corps, une lassitude qui pèse sur l’âme. Le poids des fardeaux familiaux l’a broyé, le réduisant à cet homme vulnérable devant moi.
Le contraste est saisissant. La lumière tamisée projette des ombres sévères sur son visage, des ombres qui incarnent les secrets, les sacrifices, tout ce qu’il a dû porter. Ma voix tremble, brisée par la peur.
— Papa, tu devrais voir un médecin…
Il lève une main pour m’arrêter. L’autorité est toujours là, même dans la lenteur du geste. Affaibli, mais fier, son regard reste tranchant.
— Ce n’est rien, Gianni. Juste un vieux corps fatigué. Il y a des choses plus importantes à discuter.
— Plus importantes que ta santé ?
— Celle de nos rivaux.
Son ton érigé un mur entre nous. Je reste figé, tiraillé entre l’envie de protester et la soumission à son autorité. Avant que je n’aie le temps de réagir, il enchaîne, fermant toute discussion sur son état.
— Le bateau des Esposito a été endommagé par la tempête. C’est délicat pour eux.
Ses mots flottent dans l’air lourd avant que leur sens ne me frappe. Je comprends aussitôt. Exploiter leur malheur. Un frisson me traverse. Sa froideur me glace.
— Et pourquoi ça nous concerne ?
Je lutte pour rester calme, mais l’idée me révolte. Il se redresse légèrement, sa réponse tombe sèche, sans appel.
— Ils ne pourront probablement pas le réparer. Ce bateau est à la fois une relique et un fardeau. S’ils le vendent, c’est une opportunité pour nous.
Son ton froid me dégoûte. Il ne voit que les bénéfices potentiels, comme si la souffrance des autres n’était qu’un pion sur un échiquier. Je serre les poings, la pièce devient étouffante, un piège.
— Et qu’est-ce qu’on gagnerait à racheter ce vieux bateau ?
La colère perce dans ma voix. Ce n’est pas une question de bateau, c’est une question de principes.
Son regard se durcit, toute trace d’affection disparaît. Il n’y a plus que cette détermination froide que je ne reconnais plus.
— Tu manques de vision. Ce n’est pas juste une question de profit immédiat. Ne pose pas de questions inutiles, fais ce que je te demande.
— Mais…
— Ne me déçois pas. Sinon, Tommaso s’en chargera.
Ses mots sont des ordres. Chaque phrase me ramène à cette place que j’ai toujours occupée, celle de l’héritier qui doit obéir ou voir Tommaso s’emparer du trône. Je serre les dents, étouffé par la pression. La pièce semble se resserrer autour de moi. À chaque pas sur ce chemin du devoir, on abandonne un peu plus ce qu’on aurait voulu être.
— D’accord… je vais m’en occuper…
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J en peux déjà plus… je veux comprendre…
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