Les Larmes du Vent
Giulia
Les obsèques m’ont vidée. L’église, la bénédiction en bord de mer, les bougies, les chants traditionnels… tout ça n’a fait qu’alourdir un peu plus la peine de maman, et la mienne. Je reste figée devant la tombe de mon grand-père, à jamais mon nonnino. Un voile d’immobilité m’enserre, me clouant au cœur de ce tableau cruel. Les fleurs éclatantes – rouge, blanc, jaune – semblent narguer la pierre noire qui le garde désormais. L’air, saturé par les effluves de lys et de roses, devient une étreinte parfumée qui m’étouffe.
Le vent se lève légèrement, apportant une odeur saline mêlée à celle des fleurs, et un frisson parcourt mon corps. Peut-être est-ce la fatigue, ou l’écho de la présence de quelqu’un d’autre derrière moi. Les membres de la communauté Esposito s’éloignent en silence, emportant avec eux un lambeau de tristesse, leurs pas résonnant dans le silence oppressant. Le crissement du gravier sous leurs pieds s’infiltre dans mes os, pesant sur mes épaules comme un fardeau invisible. Je n’ai même pas la force de tourner la tête lorsque des pas hésitants approchent derrière moi. Je sais que c’est lui. Gianni.
Il s’arrête à quelques mètres, mais son ombre me frôle. La distance entre nous semble vide de sens, comblée par quelque chose de plus lourd, de plus profond. Une rose blanche à la main, il paraît hésitant. Je sens son regard sur moi, un mélange de regrets et d’une culpabilité muette, mais il n’y a pas de place pour ça aujourd’hui. Pas ici, devant la tombe de mon grand-père.
— Giulia…
Sa voix est douce, presque une caresse sur cette plaie ouverte qu’il a laissée en moi, mais elle me taillade, tranchant le silence comme une lame.
— Je suis venu rendre hommage à ton grand-père.
Ces mots résonnent comme une provocation. Comment ose-t-il, après avoir fui comme un lâche ? La douleur que je ressens n’est plus seulement celle de la perte de Giovanni, c’est aussi celle du revirement qu’il m’a fait subir. Je me tourne lentement vers lui, et l’expression dans ses yeux me frappe un instant. Ce n’est plus l’homme arrogant qui m’a humiliée, mais quelqu’un d’autre, un homme touché, fissuré.
— Tu penses vraiment que c’est le moment ? Que tu as ta place ici, après ce que tu m’as fait ?
Le regard de Gianni se trouble un instant. Il serre légèrement la rose blanche, comme si c’était le seul lien qui le rattachait encore à ce moment, à moi.
— Je n’ai jamais voulu que les choses se passent comme ça, Giulia.
Sa voix tremble presque imperceptiblement.
— Comme un jeu dans lequel je ne suis qu’un pion ?
Mon ton est plus tranchant que je ne le voudrais, mais je ne peux pas m’en empêcher. Un éclair de vulnérabilité traverse ses yeux, et je me surprends à ressentir ce pincement dans ma poitrine, une fraction de ce que nous avons été, de ce qui aurait pu être, mais je l’enterre sous l’amertume et la trahison.
Il baisse les yeux un instant, comme s’il pesait chacun de ses mots. Puis il relève la tête, cherchant les miens.
— Giovanni… il n’aurait probablement pas voulu que cette guerre continue. Il t’aurait dit de ne pas te laisser dévorer par cette haine, même si je sais que c’est ce que j’ai provoqué en toi.
Mon souffle se suspend, et malgré moi, je sens une partie de ma colère s’effriter. Sa voix, sa présence, tout chez lui m’atteint d’une manière que je déteste. Mais je ne peux pas le laisser voir ça.
— Ne parle pas à sa place. Et puis c’est toi qui m’as humiliée devant tout le monde. Et maintenant tu oses venir ici, avec des mots vides ?
Papi disait qu’il est plus facile de pardonner une trahison du cœur qu’un silence chargé de honte et je suis bien d’accord. Gianni fait un pas vers moi, mais je recule instinctivement, refusant de le laisser s’approcher trop près. Pourtant, il y a cette tension électrique, comme si chaque mouvement rapprochait un peu plus nos mondes, nos passés.
— Je suis désolé, Giulia. Ce que j’ai fait… je n’aurais jamais dû te traiter de cette façon.
Mon cœur se serre. Pourquoi me dit-il tout ça maintenant, ici, devant la tombe de mon grand-père ? Je veux hurler, le secouer pour son revirement, mais les mots restent bloqués dans ma gorge. Et cette manière dont il me regarde, comme s’il cherchait à atteindre cette part de moi qui lui résiste encore, me trouble plus que je ne veux l’admettre.
— Je voulais te protéger. Je ne pensais pas que…
Je l’interromps, la voix dure, chargée de toute la colère et la douleur accumulées.
— Protéger ? C’est ça que vous appelez « protéger » chez les Rossi ?
Gianni se fige, puis baisse les yeux, incapable de répondre. Un long silence s’étend entre nous, seulement brisé par le souffle du vent qui balaie les pétales de la rose qu’il tient toujours. Le contraste entre la blancheur délicate de la fleur et la noirceur de notre situation me frappe encore une fois, et je sens un moment de faiblesse, de désir de lâcher prise, mais je ne peux pas. Pas ici. Pas avec lui.
Je fais un pas en avant cette fois, mon regard brûlant de la rage que je ressens encore.
— Giovanni t’aurait dit de rester loin de sa tombe. Et loin de moi. C’est ce que tu devrais faire, Gianni.
Nos regards se croisent, et pour une seconde, je vois une fraction de l’homme qu’il était autrefois, celui qui aurait pu… mais non. Ce n’est pas le moment pour cela. Il hoche la tête, reculant lentement, conscient qu’il n’est pas le bienvenu ici, pas maintenant. Avant de partir, il murmure :
— Je voulais juste lui montrer mon respect. Mais tu as raison. Je m’en vais.
Cette fois, ses mots sont plus lourds, et quelque chose en moi vacille, une part de moi que je refuse d’explorer pour le moment. Quand Gianni disparaît enfin, je me tourne à nouveau vers la tombe de mon grand-père. Et là, tout s’effondre. Je tombe à genoux, les larmes enfin libres, brûlant ma peau glacée. Et dans ce chaos, un murmure s’élève au fond de moi, une certitude que je ne peux plus ignorer : quelque chose doit changer.
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[…] novembre 2024 F par Matthieu Biasotto 7 novembre 2024 Commenter Faida – Chapitre 23 Retour en haut Faida – Chapitre […]