L’Âme du Navire
Gianni
La lumière grise se faufile entre les échafaudages du chantier naval, froide, presque étrangère. Elle reflète l’obscurité qui me hante depuis que j’ai lu ce testament. Mes mains moites glissent légèrement alors que je fais face à La Speranza. Monstre figé de bois et de métal, la vieille frégate se dresse, massive, son ombre avalant tout. Ses mâts abattus s’étirent vers le ciel comme des doigts cassés, agrippant l’impossible. La coque est une carcasse, marquée, ravagée par le temps, comme si elle avait survécu à mille tempêtes sans jamais sombrer. Il y a dans cette endurance une terreur sourde.
Chaque poutre, la moindre planche semble imprégnée des âmes de ceux qui l’ont construit, navigué, et peut-être même péri à bord. Comme si le bois portait encore la mémoire de leurs rires, de leurs peurs, de leurs prières. Lorsque je pose la main sur cette surface rugueuse, je sens les vibrations de ces vies passées, une énergie pesante qui me fait frissonner.
La Speranza respire. Elle m’épie. Ses grincements, ses craquements sont les murmures des anciens, testant si je serai digne de l’héritage qu’ils ont laissé. Ce silence, loin d’être paisible, est une menace. Un avertissement. La moindre erreur serait une trahison.
J’imagine que Giulia, elle, porte cette responsabilité comme une seconde peau. Pour elle, ce navire a probablement une âme. Pour moi, c’est une prison, une cage qui se resserre depuis que j’ai signé. Pourtant, il y a ici quelque chose de magnétique, un défi qui m’incite à affronter mes propres démons.
L’air froid écrase tout espoir d’une belle journée. Sur le pont, un silence lourd règne, seulement brisé par le grincement des planches et le claquement des vagues contre la coque. La Speranza me fixe, imposante et presque méprisante, respirant comme un monstre qui attend de voir si je suis prêt à affronter ce qu’elle cache.
Et puis, il y a Giulia.
Je la vois avant même qu’elle ne parle, vêtue de sa salopette usée, les mains déjà couvertes de poussière et de graisse. Elle semble être à sa place ici, comme si ce chaos poussiéreux, ces cordes humides et ce bois pourri étaient une extension d’elle-même. Elle est ancrée dans ce monde ancien que je ne fais que traverser. En comparaison, je me sens étranger, déplacé. Je réajuste ma veste sombre, déplacée dans ce décor. Grotesque. Et elle, elle le voit immédiatement.
Giulia se redresse, me jetant un regard, et un sourire sarcastique étire ses lèvres. Le genre de sourire qui met immédiatement mal à l’aise, celui qui précède une pique acerbe. Elle lâche ses outils avec une nonchalance exagérée, les laissant tomber avec un bruit sec contre le bois du navire.
— Sympa le look, Gianni. T’as rendez-vous avec un banquier après ? Ou tu comptes vraiment bosser dans ce costume ?
Ses mots me piquent, mais je conserve mon masque impassible.
— Peut-être que j’aime garder un peu de classe. Ça n’empêche pas d’être efficace.
Elle arque un sourcil, son sourire s’étire.
— Efficace ? Tu rigoles ? Tu fais juste tache ici.
Je serre les dents, sentant la colère monter, mais je la maîtrise. Mon regard dérive un instant vers le navire. La Speranza. Ironie cruelle. Ce vaisseau semble avaler tout ce qui l’entoure. Je perçois ses échos sous mes pieds, comme si les âmes de ceux qui l’ont construit se manifestaient encore, cherchant à tester ma volonté.
Le silence entre nous s’étire, oppressant. Rassemblant mon courage, je m’avance et tente d’apaiser la tension en abordant ce qui me préoccupe vraiment.
— On ne va pas avoir le temps de tout faire à la main…
Elle se fige un instant, incrédule. Puis elle me dévisage des pieds à la tête.
— Et comment on devrait s’y prendre selon le grand expert de la réparation navale ?
— Utiliser des machines modernes, ce serait déjà un bon début. J’ai d’autres affaires à gérer, Giulia. Des trucs m’échappent, et je ne peux pas tout perdre ici.
Elle s’arrête, ses mains encore couvertes de poussière, et me fixe avec un regard brûlant de détermination. Un sourire sarcastique refait surface.
— Ah oui, bien sûr. Monsieur Rossi a des affaires plus importantes à gérer. Parce que tu es le seul ici à avoir des responsabilités, pas vrai ?
Son sarcasme est cinglant. J’ai l’habitude d’être dans le contrôle, mais là, ses mots me secouent. Alors, je me raccroche à ma logique.
— Tout ce que je dis c’est que ton entêtement va nous coûter trop cher. On doit être pragmatique. Parfois, il faut accepter de vivre avec son temps.
Elle me dévisage un instant, ses yeux chargés de reproches, avant de répondre avec cette flamme que je lui connais bien.
— Et parfois, il faut se souvenir de ses racines, Gianni. Ce navire, c’est notre héritage. Pas un dossier à bâcler pour aller plus vite.
Avant que je ne me défende, elle murmure, la voix acide :
— Si ma façon de faire ne te plaît pas, tu peux descendre du bateau tout de suite.
Son regard percute le mien, chaque mot jeté avec une froide détermination. Ce n’est plus une banale dispute. C’est un affrontement sur ce que nous sommes, ce que nous voulons incarner. Elle parle d’héritage, de ce qui doit perdurer. Moi, je me noie dans l’urgence, dans ce qui m’attend ailleurs. Le silence qui suit est lourd, rempli de tout ce qu’on n’ose pas dire.
Je respire profondément, choisissant mes mots.
— Giulia, tu sais ce qu’on m’a appris toute ma vie ?
— À nouer une cravate sans te salir les mains ?
— Très drôle…
Je ferme les yeux comme si mes paupières pouvaient balayer son sarcasme. Ma voix est basse, presque résignée.
— On m’a appris que rien n’est jamais assez. Que tout doit être parfait, sinon ça ne vaut rien.
Je m’avance, sentant le poids de ce que je vais dire.
— Regarde-le. Ce navire, il ne ressemble à rien. Avec ton petit rabot, on dirait que tu t’apprêtes à allumer un feu avec des silex. Le bon outillage pourrait au moins lui redonner une forme, un peu de gueule.
Elle me fixe, la mâchoire serrée, mais elle reste impassible. Puis, un sourire sarcastique revient doucement sur ses lèvres.
— Ah, bien sûr. Parce que toi, tu veux que ça brille, que ça soit lisse, parfait, n’est-ce pas ? Mais Gianni… la perfection, c’est un leurre.
Je la dévisage, pris au dépourvu. Je pensais qu’elle se défendrait sur les outils, mais elle s’attaque directement à ma quête de perfection. Sa voix est calme, mais chargée de cette passion qu’elle maîtrise à peine.
— La perfection, c’est ce qui t’empêche de voir l’essentiel. Ce navire, il ne doit pas être parfait. Il doit être vrai.
Ses mots fusent comme des flèches, et chacune touche juste. Je réalise soudain que je n’ai jamais vu les choses sous cet angle. Elle poursuit, implacable :
— Ce qui compte, ce n’est pas à quoi il ressemblera à la fin. Ce qui compte, c’est ce qu’il représente. Je veux qu’il revive, qu’il retrouve son âme. Et aucune machine ne pourra faire ça.
Ses paroles me frappent de plein fouet. Elle a raison, je cours toujours après la perfection. Mais à quel prix ? Pourtant, je serre les dents, puis lâche :
— Peut-être, mais à ce rythme, ton navire ne retrouvera son âme que dans 200 ans. Avec ton silex, on n’avancera jamais. Parfois, il faut faire des compromis. Ce navire ne sera sauvé que s’il a fière allure. Et pas dans deux siècles. On doit être réalistes.
Elle secoue doucement la tête, un mélange de tristesse et de détermination dans les yeux.
— Non, Gianni. Sauver ce navire, c’est une promesse. Une promesse que j’ai faite à mon grand-père. Je ne la trahirai pas pour quelques retouches esthétiques ou pour gagner du temps. Si on fait ça, on perd l’âme du projet. Et je ne te laisserai pas dévier de ça.
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