Les Mots du Passé
Giulia
Quelques semaines avant l’accident…
Assise sur ma caisse de bois, la salopette encore imprégnée d’odeur de mer et de vieux bois, j’observe les planches usées de La Speranza comme on scrute un vieil ami qui se meurt. Quelques minutes plus tôt, j’avais planté mes yeux sur lui, ce visage imbu de lui-même, la tablette en main, toujours à calculer, à organiser. Il avait cette arrogance tranquille, celle qui pense qu’un tableau Excel peut réparer des siècles d’histoires et de cicatrices.
Sur ce triste constat, je m’attache à ses yeux bleus qui attendent une réaction de ma part. Gianni continue de parler, son ton insistant, presque suppliant, comme s’il essayait désespérément de me convaincre.
— Même si un ventilateur ne fait que brasser de l’air, tu devrais vraiment jeter un œil. Ça a un lien avec nos familles.
À l’évocation du mot “familles”, cette tension habituelle remonte en moi. Nos familles, leurs secrets, leurs dettes, leurs histoires… La faida. Tout refait surface. Je le fixe, tentant de voir s’il est sincère. Une partie de moi veut le croire, mais une autre me murmure qu’il essaie encore de tirer les ficelles. Est-ce que je devrais vraiment lui laisser cette chance ?
Je finis par me relever, peut-être par curiosité, ou un espoir flou que je n’arrive pas à définir. Mais à peine ai-je bougé que Gianni murmure, comme pour lui-même ou peut-être pour me piquer :
— Peut-être que tout ça, au fond, ça compte même pas…
Ses mots m’étranglent. Je crois qu’il ne parle pas seulement du bateau, mais de ce truc entre nous.
— Ouais… peut-être que tout ça, au final, c’est pas si important.
Je ne le regarde pas, mais je sais que mes mots l’ont atteint. Depuis cette nuit-là, depuis son retournement de veste et son coup de poker devant le notaire, plus rien n’a la même valeur. Le silence qui suit est lourd, chargé de tout ce qu’on tait. Chaque pas est une lutte pour ne pas me retourner, pour ne pas lire dans ses pensées. Le navire craque sous nos pieds, murmurant que chaque décision pèse.
— Regarde, Giulia. C’est là.
On s’arrête devant une inscription gravée dans le bois. Je m’immobilise. La lumière du crépuscule éclaire à peine les mots, mais mes doigts glissent instinctivement sur les lettres. L’aspérité du bois usé par le temps semble chuchoter des histoires que j’ai toujours évitées. Les mots, « À ceux qui ont donné leur vie, non pour l’or, mais pour la paix de l’âme », me heurtent doucement, réveillant des souvenirs enfouis. Une chaleur étrange monte en moi, l’écho d’un passé que je m’efforce d’oublier.
En touchant ces gravures, une vieille douleur refait surface. Chaque lettre est marquée de souffrance, de sacrifices, et je réalise à peine ce que ça signifie de se sacrifier pour quelque chose de plus grand que soi.
Je tourne la tête et mon regard tombe sur une autre inscription, presque effacée, que je réussis à lire :
« Esposito et Rossi, unis par le sacrifice, divisés par le temps… »
Ces mots ébranlent mes certitudes, résonnant en moi, ramenant une tempête d’émotions que je croyais avoir enterrée. Chaque lettre appuie sur une blessure mal refermée, et je sens mon cœur battre fort, presque douloureusement.
Pourquoi ça me touche autant ? Mon cœur s’emballe et je lutte pour ne pas montrer ma réaction. Mes doigts s’accrochent au bois, cherchant une force invisible.
— C’est… particulier.
Je tente de masquer le trouble dans ma voix, mais je sais que Gianni l’a remarqué. Nos regards se croisent, et je vois dans ses yeux clairs une lueur, difficile à lire, entre la surprise et la satisfaction.
Il ne dit rien, mais son regard est lourd sur moi. Le silence devient presque oppressant, comme si ses pensées non dites résonnaient plus fort que les mots. Je me sens vulnérable sous son regard.
— Je savais que ça te toucherait.
— “Toucher”, c’est un grand mot, calme-toi…
— En tout cas, ça montre que nos familles, ce n’est pas juste des vieilles querelles. Il y a eu des sacrifices, des liens qu’on a oubliés. Peut-être qu’on s’est trop laissé définir par ces conflits.
Ses mots résonnent, dénouent des nœuds que je croyais permanents. Derrière son masque de Rossi, est-ce qu’il y a quelqu’un qui en a assez de ces guerres silencieuses ? Une part de moi voudrait répondre, admettre que je ressens la même fatigue. Mais les mots restent bloqués, et le silence s’étire, chargé de mon hésitation.
Je tente de lire en lui, ses yeux, habituellement si fermés, semblent plus ouverts. Y croit-il vraiment ? Difficile à dire. Mais je sais une chose : je ne peux pas lâcher prise si facilement. Mon armure, je l’ai forgée au fil des années, et elle ne se brise pas pour quelques mots gravés dans le bois.
Pendant qu’on continue à travailler sur le bateau, le bruit des outils et le craquement du bois me ramènent à la réalité. Nos mains se frôlent par accident, et ce simple contact résonne en moi plus fort que je ne l’aurais imaginé. Nos regards se croisent, et pendant un instant, le monde autour disparaît, laissant place à cette tension étrange entre nous. Mon cœur s’accélère, mais je garde mes distances. Mes cicatrices sont trop profondes pour disparaître en quelques gestes ou paroles. Pourtant, je sens que cette proximité involontaire crée une complicité troublante, un jeu auquel je n’étais pas prête.
Gianni finit par rompre le silence avec un sourire ironique.
— Plus j’y pense, plus cette inscription nous rappelle tout ce qu’on a foutu en l’air.
Sa voix est pleine d’ironie, mais j’y sens une pointe d’amertume. Comme toujours, il essaie de désamorcer en se cachant derrière des demi-vérités. Je lui rends un sourire en coin, mais mes mots sont plus tranchants.
— Peut-être, mais faut pas oublier que c’est toi qui as tout foutu en l’air. Moi, j’ai ramassé les morceaux.
Il ne s’attendait pas à ça. Son sourire se fige, ses yeux vacillent un instant. Puis, son masque se fissure. Je vois une sincérité rare traverser son visage. Mais rapidement, il reprend le contrôle, replaçant cette barrière invisible entre nous. Pourtant, quelque chose persiste dans son regard, une réflexion qu’il ne veut pas laisser paraître.
— Fallait bien que ça arrive… La vérité, c’est comme une claque : ça pique toujours, même quand on la voit venir.
Je réprime un ricanement et laisse le silence s’étirer, puis, avec un sourire sarcastique, je lance en jetant un coup d’œil vers sa tablette :
— C’est sûr qu’avec tes gadgets et tes beaux discours, tu brasses pas mal d’air. Tu comptes superviser la restauration de La Speranza depuis ton écran, ou tu vas enfin passer à la pratique ?
Son regard s’enflamme, et je sais que j’ai touché un point sensible. J’imagine qu’il n’aime pas qu’on remette en question ses compétences, surtout ici, sur un chantier. Il inspire profondément, ses épaules se tendant un instant avant qu’il ne lâche prise, visiblement agacé. Gianni referme doucement sa tablette et la dépose sur une caisse.
— Très bien. Si tu veux une démonstration, je vais m’y mettre. Mais crois pas que je vais abandonner ma méthode. On peut réfléchir et se salir les mains en même temps.
Je lui lance un regard perçant, et avec un sourire sarcastique, je réplique.
— Tu réfléchiras chez toi ce soir. Ici, c’est les mains qui bossent.
Son sourire devient plus malicieux, et il plante son regard dans le mien, provocateur.
— Ça veut dire que j’ai le droit de penser à toi pendant mes soirées, ou c’est interdit ?
Mon cœur rate un battement. L’espace d’un instant, je suis déstabilisée, mais je ne montre rien. Je lève simplement un sourcil, jouant l’indifférente, puis retourne à mon travail avec un léger sourire aux lèvres.
— Je doute que t’aies les compétences pour penser à moi, Gianni.
Je sens son regard sur moi, insistant, mais quelque chose a changé. Nos piques habituelles sont toujours là, mais cette fois, il y a une tension plus profonde, plus dangereuse, qui s’installe entre nous. Un trouble que je n’avais pas anticipé.
Il finit par se détourner, rompant cette connexion, et je relâche la pression dans mes épaules. Ses gestes deviennent plus lents, comme si lui aussi ressentait ce poids. Un léger soupir lui échappe, maladroit, comme une tentative pour changer l’ambiance.
— C’est dommage…
Mon cœur se serre. Il ne me regarde pas. Ce mot, “dommage”, flotte entre nous, chargé de tout ce qu’on évite, de tout ce qu’on refuse d’admettre.
— Qu’est-ce qui est dommage ?
Ma voix est plus sèche que je ne l’aurais voulu. Il s’arrête, secoue la tête doucement, puis un sourire ironique se dessine sur ses lèvres.
— Toi et moi…
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Ah… il ose !!! Il est temps
C’est un slow burn 😉
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