Liés par les Non-Dits
Gianni
Je me tiens là, chez mes parents, l’esprit encore accroché à La Speranza, cette carcasse d’un autre temps qui flotte dans mon esprit comme un vieux souvenir dont je n’arrive pas à me détacher. Le crépuscule s’éteint doucement, effaçant d’un voile de cendre l’orange qui meurt sur les murs de la propriété. Je me poste à la fenêtre, je regarde les ombres se glisser sur chaque recoin, avalant lentement tout le reste de lumière. Derrière moi, ils sont là, mes ancêtres. Leurs visages peints et figés sur les portraits suspendus au mur. Des témoins immuables. Silencieux. Et pourtant, ils semblent hurler ce que je me refuse à entendre. Cette maison n’a rien d’un refuge. C’est une prison. Une cage dorée, forgée dans un métal froid qui ne rouille jamais, mais qui t’emprisonne à jamais.
Je passe une main nerveuse dans mes cheveux, essayant d’apaiser cette pression qui me broie de l’intérieur. Mon père est assis à son bureau en bois massif. Autrefois imposant, il paraît aujourd’hui minuscule, rabougri, comme s’il s’effritait sous le poids des années et des secrets. Ses épaules affaissées, ses mains qui tremblent à peine. Ce n’est plus le titan que je redoutais, mais un vieil homme fatigué, bouffé par tout ce qu’il porte sur ses épaules depuis trop longtemps.
Le silence est étouffant. Un silence qui résonne entre nous deux, aussi lourd qu’un coup de marteau sur l’enclume. Le tic-tac de l’horloge devient une sentence qui se répète, inlassable. Mon père détourne les yeux, incapable de me faire face. Une rareté chez lui. Il y a des mots qu’il refuse de dire, des vérités qu’il ne veut surtout pas affronter.
Puis, sa voix fend l’air, glaciale et mesurée :
— Alors, comment ça se passe avec la fille Esposito ?
Le simple fait de l’entendre prononcer son nom fait remonter une tension dans mes entrailles. Giulia. Il sait. Je sens l’inquiétude, tapie sous la question. Il teste mes réactions, il essaie de lire entre les lignes. Je serre les poings, m’efforçant de ne rien laisser paraître.
— Ça va, on avance…
Je dis ça de la manière la plus détachée possible, mais à l’intérieur c’est la tempête. Giulia Esposito. Il n’y a plus rien de simple dès qu’il s’agit d’elle. Et puis il y a ces fichus documents que nous avons découverts à bord. Une part de notre passé que j’aurais voulu garder enterrée. Nos mains s’étaient frôlées en soulevant ces vieilles planches, et ce moment ne cesse de me hanter. Cette lueur dans ses yeux. Un mélange de défi, de complicité.
Je prends une grande inspiration, m’avance d’un pas.
— Dis-moi, papa… Est-ce que tu savais que la famille était impliquée dans des affaires maritimes autrefois ? Je veux dire bien plus qu’à l’époque de Chiara…
Il fronce les sourcils. Pris de court.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi tu demandes ça ?
Son ton se fait plus sec, plus tranchant. Un avertissement déguisé. Mais cette fois, je ne recule pas. Pas question. Pour la première fois, je vois une lueur de panique dans son regard. Ses mains tremblent un peu plus. C’est là que je réalise. Lui aussi, il est enchaîné par ce foutu héritage.
— J’ai trouvé des papiers sur le navire… Des papiers qui parlent de La Aurora…
Ses yeux se relèvent lentement vers moi, son regard n’a rien perdu de son tranchant malgré la fatigue. Il reste assis, mais c’est comme si tout son poids pesait sur mes épaules. Puis, dans un murmure lourd de sens, il lâche :
— Laisse ces histoires là où elles sont. Certaines choses, Gianni, doivent rester enterrées.
Un silence. Son avertissement flotte dans l’air comme une menace déguisée.
— Quand on remue la vase, on ne sait jamais ce qu’on va faire remonter.
Je veux parler. Lui répondre. Lui arracher la vérité. Mais une quinte de toux violente le coupe net. Il tente de reprendre contenance, m’éjecte d’un geste agacé de la main. Incapable de cacher sa faiblesse, il sort un mouchoir, luttant contre cette toux qui le secoue.
— Tu as vu un médecin ?
Il ne répond pas. Ses yeux me jugent, comme toujours. Et puis il se lève, malgré sa toux. Il sort, me laissant seul avec mes questions. Seul avec ce poids écrasant. Autour de moi, les murs se referment. Les visages de mes ancêtres me fixent. Accusateurs. J’ai brisé quelque chose ce soir. Et il n’y aura plus de retour en arrière.
Le tic-tac de l’horloge devient assourdissant. Ma colère monte, incontrôlable, et pourtant, un étrange soulagement l’accompagne. On ne pourra plus échapper à cette vérité. Ni lui. Ni moi.
Je sors de la maison, mes pas résonnant dans l’immensité silencieuse du jardin. L’air frais sature mes poumons, mais rien n’y fait, la pression sur ma poitrine reste intacte, oppressante. Positano est peu à peu noyée dans une nuit sans lune, et l’odeur iodée du sel marin, mêlée au parfum des citronniers, semble presque me narguer. Même cette brise habituelle, douce et rassurante, n’arrive plus à apaiser mes tourments. Les ruelles, désertes, se tordent autour de moi, comme pour m’étouffer. Ce lieu autrefois si familier me devient hostile, tout comme la mer. Ses vagues, si tranquilles d’habitude, chuchotent des vérités que je préfère encore fuir. Des vérités que je ne suis pas prêt à affronter.
Mes pieds me guident, malgré moi, jusqu’au chantier naval. Giulia est là. Évidemment. Penchée sur une pièce du gouvernail, elle semble absorbée par sa tâche. Quand elle se redresse, ses yeux croisent les miens, une étincelle de malice y danse.
— Insomnie, Gianni ? Ou alors tu es venu me surveiller ?
Son ton, teinté de sarcasme, tranche net l’atmosphère lourde qui m’étouffait jusque-là. Je lui rends un sourire, mais il est aussi fatigué que moi.
— Peut-être les deux.
Et tout à coup, sa présence chasse, l’espace d’un instant, le poids sur mon cœur. Elle se remet à son travail avec une concentration presque hypnotique, ses gestes sont sûrs, précis. Je reste là, à l’observer. Fasciné. Il y a chez elle une passion teintée de tranquillité que je ne posséderai jamais. Ce gouvernail usé, marqué par le temps, c’est elle tout craché : abîmé, mais d’une solidité à toute épreuve. Visiblement, il donne du fil à retordre.
— C’est plus qu’une simple réparation, hein ? Peut-être que tu as raison… Revenir aux vieilles méthodes, c’est la solution…
Elle relève à peine la tête, mais son visage se détend. Un hochement de tête discret, presque imperceptible.
— Mon grand-père aurait su quoi faire. Heureusement, Luigi a appris de lui.
Je me perds un moment dans mes pensées. Comme ce vieux gouvernail, on a tous nos cicatrices. Certaines visibles, d’autres non. Et elles nous façonnent, qu’on le veuille ou non.
— Et Luigi, il est où maintenant ?
Giulia sourit. Un sourire simple, mais étrangement réconfortant.
— Il arrive bientôt. D’un instant à l’autre.
Le silence s’étire, mais il n’est plus pesant cette fois. Il est doux, comme un souffle complice qui nous enveloppe. Elle me lance un regard joueur.
— Tu veux rester un peu ?
Je plisse les yeux, esquissant un sourire en coin.
— Pourquoi pas ? J’ai peut-être besoin d’apprendre deux ou trois trucs pour me rendre utile.
— Si tu veux te rendre utile, tu ferais bien de ne plus venir ici en costume trois pièces.
Je ricane, jetant un coup d’œil à ma tenue qui dénote avec l’endroit.
— Et quoi, tu m’imagines en bottes en caoutchouc et salopette ?
— Honnêtement ? J’ai du mal à me représenter la scène !
Elle éclate de rire. Un éclat clair, vibrant, qui balaye toutes les ombres autour de nous. L’espace d’un instant, tout semble presque… léger. Mais avant que je ne puisse ajouter quoi que ce soit, des bruits de pas résonnent derrière nous. Giulia tourne la tête, un sourire satisfait aux lèvres.
— Ah, le voilà.
Luigi entre dans le chantier avec l’assurance tranquille d’un homme qui connaît chaque fibre de bois sous ses doigts. Ses mains, marquées par des années de labeur, effleurent la coque de La Speranza comme s’il murmurait à l’âme du navire, communiquant sans un mot avec cette vieille carcasse usée par le temps. Sa silhouette trapue se découpe sous la lumière vacillante. Le crâne dégarni, la moustache grise finement taillée, il pose enfin son regard sur le navire. Un silence respectueux s’installe alors que ses yeux scrutent les poutres usées, chaque fissure témoignant d’une longue histoire. Je perçois une forme de révérence dans sa manière d’observer, comme si ce vieux bâtiment était plus qu’un amas de bois. Un morceau de vie. Une mémoire.
Il avance lentement, presque avec une certaine solennité, avant de monter à bord. Chaque pas sur le pont résonne plus fort que le précédent, et j’ai l’étrange sensation que le bois reconnaît son ancien maître. Luigi inspire profondément, laissant son regard caresser la structure fatiguée avec une douceur inattendue. Une lueur de nostalgie éclaire ses yeux ternis par les années.
— Ça ne me rajeunit pas tout ça…
Sa voix, rauque et fragile, fend l’air. Il se tourne vers Giulia, les yeux brillants d’une émotion qu’il tente de refouler.
— Ton grand-père… Giovanni. Un homme droit, un capitaine comme on en fait plus. Toutes mes condoléances, Giulia. Ce navire, il l’aimait comme un membre de la famille.
Giulia baisse la tête, un sourire triste crispant ses lèvres. Un échange silencieux se fait entre eux, une douleur partagée. Luigi, après avoir laissé son regard encore une fois se poser sur La Speranza, s’approche et prend Giulia dans une accolade chaleureuse, avant de se tourner vers moi, les sourcils légèrement froncés.
— Ah, c’est vous, le Rossi ?
Je vois que les nouvelles vont vite dans ce fichu village. Son regard se fait scrutateur, surpris peut-être. Il me tend une main ferme, marquée par des années de travail.
— Ça fait un moment que je n’ai pas vu un Rossi sur ce pont… surtout ici, sur La Speranza.
— Gianni. Ravi de faire votre connaissance.
Je lui rends sa poignée de main, essayant de cacher la tension qui court dans mes veines. Mais il semble sentir cette nervosité, un soupçon d’appréhension passant furtivement dans son regard.
— Eh bien, Gianni, j’espère que vous êtes prêt à vous salir les mains, parce que ce navire en a besoin. Vous restez avec nous ?
Il sourit, une étincelle de défi dans les yeux. Avant que je ne puisse répondre, Giulia intervient, un sourire malicieux aux lèvres.
— Évidemment qu’il reste. Il doit encore apprendre à manier le rabot correctement.
Luigi éclate d’un rire amusé.
— Dans ce cas, observe bien, fiston. Un bon coup de rabot, ça ne s’apprend pas dans les bureaux. Et encore moins en costume !
Giulia pouffe dans son dos. Je hoche la tête, prenant sur moi. Son commentaire ne me touche pas vraiment, mais je sens l’attente dans ses yeux. Un défi silencieux. Luigi se met au travail. Sous ses gestes lents et assurés, le bois fatigué semble renaître. Il ne fait pas qu’enlever les aspérités, il redonne vie. Chaque coup de rabot est précis, méthodique. C’est presque une danse, une symphonie silencieuse. L’odeur du bois poncé se mélange à celle du sel marin, créant un parfum à la fois apaisant et familier, qui, pour un instant, calme le chaos dans ma tête.
Mais rapidement, mes pensées dérivent à nouveau vers cette vieille caisse. Celle sur laquelle trônent ces documents poussiéreux que Giulia et moi avons découverts. Mon cœur se serre, un frisson me parcourt l’échine. J’effleure du regard les journaux de bord de 1986, plus que des reliques : des clés. Des portes vers des vérités que je crains de découvrir.
Je croise le regard de Giulia. Elle est concentrée, ses mains agiles sur le bois, mais dans ses yeux, je lis la même tension. Elle comprend. Nous savons tous deux ce que ces papiers pourraient révéler. Un secret que nous portons déjà, partagé dans ce silence lourd de sous-entendus.
Alors que Luigi explique ses gestes, je reste captivé par l’harmonie de son travail. Tout est à sa place. Tout est ordonné, alors que moi, je me débats dans mes batailles intérieures. Avec patience, ses mains usées redonnent vie à un bois brisé. Chaque craquement sous l’outil murmure une vérité : même ce qui est cassé peut être restauré.
Giulia me lance un coup d’œil complice. Ce simple échange suffit à chasser mes pensées sombres. Ici, dans cette cale à moitié éclairée, entouré par ce navire qui renaît sous nos yeux, je trouve un calme que je croyais impossible.
Soudain, Luigi pose les yeux sur la vieille caisse. Mon cœur rate un battement, mes poumons se figent. Giulia, d’un ton faussement léger, brise le silence.
— Luigi… tu travaillais ici en 1986, non ? Ces papiers… Tu en as déjà entendu parler ?
Elle s’empare doucement des bordereaux et des documents d’époque pour reprendre un ton plus bas.
— Ils sont liés aux vieux navires des Rossi. Tu pourrais nous en dire plus ?
Sa voix est douce, mais ses mots sont lourds. Chaque question semble pesée, mesurée. Luigi s’immobilise, ses mains calleuses glissant sur son tablier de cuir comme pour effacer une poussière invisible. Le silence qui suit est presque plus éloquent que n’importe quelle réponse. Il hésite, puis son visage adopte cette expression modeste de ceux qui en savent bien plus qu’ils ne veulent le montrer.
— Moi ? Oh, à cette époque… je n’étais qu’un simple manœuvre, Signorina.
Il esquisse un sourire timide, humble.
— Mais Giuseppe Falcone… C’était lui le vieux marin, loyal et solide, qui travaillait pour ton grand-père. Cet homme-là, il en sait bien plus que moi.
Le nom Giuseppe Falcone résonne dans ma tête comme un coup de tonnerre. Un frisson glacé remonte le long de ma colonne. Je regarde Giulia. Elle reste calme, concentrée, mais je sais qu’elle ressent la même chose. Nos regards se croisent, et à cet instant, tout devient clair. Giuseppe Falcone est la clé. Un nom que je ne connaissais pas, mais qui devient maintenant la seule piste.
— On doit le retrouver.
Ma voix est un murmure rauque, chargé de gravité. Giulia hoche la tête lentement, ses yeux rivés aux miens. Elle sait. Tout comme moi, elle comprend qu’une fois cette porte ouverte, il n’y aura plus de retour possible.
— Quitte à déterrer tout ce que le passé a voulu enterrer avec lui.
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Ça commence à piquer ma curiosité au plus haut point… je suis comme eux j ai trop envie de le retrouver ce gars là
La petite enquête se précise 😁…
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