Lignes de Fuite
Giulia
La pluie frappe violemment les fenêtres. Chaque goutte explose contre le verre, un assaut continu, implacable. Le bruit ne s’arrête pas, il me tape sur le système, tandis que l’eau serpente sur les vitres. Le déluge tord la lumière des lampadaires en ombres étranges et inquiétantes, projetées sur les murs. Le froid s’infiltre et me mord la peau, réveillant ce malaise qui me ronge depuis des heures. Dehors, la tempête fait rage, le vent hurle, ma modeste piaule tremble, prête à céder sous cette fureur aveugle.
Je claque la porte. Mes vêtements trempés me collent à la peau, glacials, mais ce n’est rien comparé à cette douleur sourde, insidieuse, qui me paralyse. Leurs murmures assassins me hantent encore. Les regards accusateurs des pêcheurs… Je me sens seule. Désespérément seule. Mais hors de question de céder.
Ezio est là, affalé sur le canapé, absorbé par sa console. Les explosions du jeu résonnent, décalées, presque grotesques dans cette ambiance suffocante. Il ne lève même pas les yeux. Mes cheveux dégoulinent, formant des flaques sur le sol. Aucun signe d’intérêt pour ma personne.
— T’étais où ?
Sa voix vide fend l’air, juste là, par habitude. Cet écho creux me blesse plus que je ne l’aurais cru. Présent physiquement, absent mentalement ; inexistant sur le plan émotionnel. Une vague de lassitude glaciale m’envahit. Je suis trempée, épuisée, et cette colère qui couve menace d’exploser. Pourtant, une part de moi se demande encore pourquoi je me bats.
Je le regarde, ce frère qui n’est plus qu’une silhouette effacée. Ses traits sont marqués, fatigués. Un étranger. Deux étrangers. L’inquiétude me ronge, se mêle à la colère. Lui, il fuit. Moi, je sombre. Mais rien. Pas un mot. Et je n’ai plus la force de briser cette carapace. Je reste là, espérant un signe. Mais il n’y a que la pluie, le vent et ces foutues parties en ligne à la con.
Un soupir m’échappe. Je traîne mes pas jusqu’à la cuisine. Mes chaussures détrempées laissent des traces sur le carrelage. Mon téléphone vibre sur la table, presque imperceptible, mais dans ce silence, c’est une déflagration. Le numéro, je le reconnais. Mon estomac se serre.
— Madame Esposito ? Vos paiements sont en retard, les intérêts s’accumulent. Si vous ne régularisez pas rapidement, des mesures légales seront prises.
Les mots claquent comme des coups de couteau. Mon cœur s’emballe, ma tête tourne. Les factures… Je suis submergée. L’air me manque, je tente de respirer, en vain.
— Je… Je comprends. Je vais faire ce qu’il faut.
Ma voix tremble. Faible. Si vulnérable.
— Vous avez jusqu’à la fin de la semaine.
Fin de la semaine. Je raccroche, les mains fébriles, la panique monte. Je me perds dans la vitre embuée. Mon reflet… Un dessin flou. Presque irréel.
— Ezio ?
Ma voix est un murmure, un appel désespéré. Un S.O.S. qui n’a aucune chance d’arriver.
— Quoi ?
Sa réponse fuse, sèche, coupante. L’agacement dans ses silences. La colère monte, brûlante et folle. Mais c’est le désespoir qui m’envahit, finit par m’étouffer. Mes mains tremblent encore. Je m’avance, chaque pas alourdi par tout ce que je porte.
— Tu te rends compte de ce qu’on est en train de perdre ? Les dettes, l’entreprise, le bateau… Si on ne fait rien, on va tout nous prendre !
Ses yeux se détachent enfin de l’écran. Lents. Ses pupilles vides se posent sur moi. Il met sa manette de côté, un geste d’une lenteur frustrante.
— Je vais t’aider, c’est bon…
Sa voix est lasse. Résignée. Ces mots sonnent faux. Une promesse bidon, sans conviction.
Je reste figée. Je sais qu’il n’y croit pas. Mon regard glisse vers sa cheville, ce bracelet électronique qui émet une lueur faible. Le symbole de tout ce qu’il a perdu.
— Tu peux même pas sortir.
Ma voix n’est qu’un souffle. Un constat chargée de douleur.
Sa mâchoire se crispe. Il baisse les yeux, un éclat de honte traverse son visage. Puis, le silence retombe, lourd. Oppressant. Le fossé entre nous devient insurmontable. Dehors, la tempête continue de rugir, mais c’est ici que la vraie tempête gronde. Celle qui finira par tout anéantir.
Il faut que je me barre d’ici.
À l’extérieur, le vent rugit, déchaîné. Des rafales de pluie fouettent les vitres avec une violence irréelle. Les vagues, enragées, se fracassent contre les quais du port de Positano, éclaboussant tout sur leur passage. Une force brute, incontrôlable, qui résonne jusque dans ma poitrine. Chaque bourrasque est un cri du vent semble m’appeler. Me rappeler que je ne peux plus fuir. Le moment des décisions est arrivé. Inéluctable. Il faut que je fasse ce qui doit être fait. Pour nous.
Le sifflement du vent transperce mes pensées, arrachant des gerbes d’eau à la mer furieuse, comme si elle s’acharnait contre la terre. Chaque cri de la tempête vibre en moi, écho de mon chaos intérieur. Tout autour reflète mes tourments. Les vagues déchaînées, les bourrasques furieuses, les gémissements du port… Tout me rappelle l’urgence. Pourtant, au milieu de ce carnage, une petite étincelle brûle encore, obstinée.
Positano, d’ordinaire vibrant, est figé sous la tempête, comme un rêve qui se brise. Les pêcheurs ont disparu, engloutis par ce silence mystique. Seuls la mer et le vent défient ce calme sacré. Et moi, au milieu, je me tiens là, une ombre trempée sous ma capuche. Inconnue dans la nuit.
Mes yeux se posent sur La Sperenza, le vieux navire familial, amarré non loin du mien. Son bois craque sous la pression, les cordages tendus comme des fils prêts à céder. Chaque grincement ramène des souvenirs, des racines ancrées dans cette mer. Ce que je suis sur le point de faire… c’est autant pour le passé que pour l’avenir.
Mes mains tremblent. Glacées, engourdies par l’humidité et l’adrénaline. Je glisse mes doigts sur les cordes. Chaque nœud me brûle la peau, l’excitation tord mon estomac. Puis des pas lourds résonnent derrière moi, me figeant. Mon cœur cogne. Est-ce que c’est la fin ? Je retiens mon souffle.
Antonio. Sa silhouette massive se dessine dans la pénombre. Le père de Marisa avance, courbé sous la pluie, imperturbable. Comme toujours. Ses pas, lents, sûrs, sont ceux d’un homme qui a dompté la mer des milliers de fois. Même sous cette tempête, il reste calme.
— Giulia !
Sa voix, brisée par le vent, réussit à m’atteindre, pleine d’une inquiétude familière. Un père veillant sur son enfant. Je me redresse, masquant mes doutes. Mentir à Antonio est devenu une seconde nature, mais il me connaît trop bien.
— Ouais, Tonio. Je voulais juste m’assurer que tout est en place. Ce vent peut tout arracher.
Il fronce les sourcils. Ses yeux sombres me fixent, perçant mes mensonges. Il sait. Mais ne dit rien. Il a vu assez de tempêtes pour comprendre. Mon cœur bat plus fort, chaque seconde me rapproche du moment décisif.
— Pas une bonne nuit pour traîner ici, Giulia. La mer… elle ne pardonne jamais, tu le sais aussi bien que moi.
Je tente un sourire, aussi faux que le calme avant la tempête. Antonio, protecteur, me donne une chance de reculer. Une chance que je n’ai plus.
— Je termine et je rentre. Promis.
Ses yeux se plissent encore un instant. Il sait que je mens, mais respecte mon silence. Il hoche lentement la tête, résigné.
— Fais attention à toi.
Sans un mot de plus, il se détourne, disparaissant dans la nuit battue par la pluie. Ses pas s’éloignent, et moi, je reste seule. Enfin.
Le moment est venu. Il est des tempêtes qu’on affronte, et d’autres qui nous engloutissent. Ce soir, je dois choisir lesquelles me laisseront encore respirer. Mes mains tremblent tandis que je m’approche de mon chalutier. Je dénoue les cordes une à une, chaque nœud défait est une victoire sur ma peur. Le moteur gronde dans la nuit, un son profond, un appel à la liberté. Je lève les yeux vers l’horizon, où les vagues se dressent comme des monstres affamés. La tempête est là. Et elle sera mon alliée.
Mon vieux bateau encaisse les premières secousses le long de la jetée. Il est temps de savoir ce que j’ai dans le ventre. De prouver aux mauvaises langues qu’il n’y a pas plus intègre qu’une Esposito. Les mots s’envolent, seuls les actes marquent. Je me bats pour moi. Pour mon père. Pour survivre.
Et dans ce chaos, malgré la peur, malgré l’incertitude, je suis prête. Prête à affronter la mer, et tout ce qu’elle a à m’offrir.
Gianni
Le champagne brille, capturant les reflets dorés de la lumière tamisée. Chaque bulle éclate à la surface, comme des promesses éphémères, déjà envolées avant d’avoir vu le jour. À bien y réfléchir, dans ce monde de cristal et de marbre, les seules choses qui éclatent vraiment sont les illusions… Je crois que j’ai trop bu. Ce moment semble faux, creux. À côté de moi, Dona laisse échapper un rire léger, faussement joyeux dans cette atmosphère saturée de luxe.
— On a vraiment eu de la chance que tu nous invites au dernier moment, Gianni.
Son sourire est trop éclatant, chaque dent resplendit sous les projecteurs, exagérément parfaite, presque surnaturelle. Ses yeux, brillants comme des pierres précieuses, cherchent à capturer quelque chose qui n’existe plus en moi. Derrière cette lumière artificielle ? Le vide. Un gouffre sans fin.
Elle s’étire sensuellement sur le canapé en cuir, chacun de ses mouvements soigneusement chorégraphié. Même ses doigts effleurant le verre sont calculés, comme une partition invisible dont elle connaît chaque note. Moi, je ne perçois que l’abîme, celui qui menace d’engloutir tout sur son passage.
Dehors, la mer se déchaîne, rugit, martèle le ponton. Ce grondement résonne en moi, un écho de la tempête qui bouillonne sous ma peau. Une colère enfouie, prête à éclater. Le contraste est frappant entre ce chaos sauvage et la tranquillité glaciale de la pièce. Le marbre brillant, les œuvres d’art disposées avec soin, chaque objet sélectionné avec une précision chirurgicale. Tout est trop parfait. Tout, sauf moi.
— Avec cette tempête, personne n’ose sortir.
Sa voix flotte dans l’air, douce, écœurante, comme un parfum trop sucré. Elle parle de l’extérieur, mais ignore que la vraie tempête est en moi. Mon regard se perd à travers la baie vitrée, là où la mer s’acharne contre ce sanctuaire de verre et de marbre. Autour de moi, tout n’est que façade. Le cristal froid du verre que je tiens est la seule chose concrète.
Serena, assise près de Dona, m’adresse un regard aguicheur. Son sourire est calculé, comme tout le reste : ses boucles dorées, sa robe parfaitement ajustée, chaque détail étudié pour charmer. Mais toutes ces femmes se ressemblent, se fondent en variantes, des déclinaisons interchangeables. Elles peuplent mon monde parce que je suis comme elles : une version artificielle, peut-être même la plus fausse de toutes. On attire toujours ceux qui résonnent avec nos propres ombres.
Un rire amer monte en moi. La lucidité me gifle. Elles ne sont pas là pour moi. Elles aiment l’image, le trophée. Elles pensent être proches, mais elles sont à des années-lumière de la coquille vide que je suis. Je prends une gorgée de champagne, l’alcool attise le feu en moi. L’ivresse réveille la bête blessée, prête à mordre.
Je bois pour oublier. Pour effacer l’humiliation. La honte d’être une éternelle déception aux yeux de mon père. Tommaso. Ce nom me hante et aucun alcool ne pourrait jamais l’effacer. Le choix de mon père, cette trahison… Rien ne peut combler ce vide.
Serena s’approche, téléphone à la main.
— Gianni, un selfie ?
Son sourire mécanique me brûle. Elle ne veut pas de moi. Elle veut une image, un trophée à afficher.
— Allez, fais un effort, ce genre de moment, ça se partage, non ?
— Se partage avec qui, exactement ?
Ma voix est glaciale. Elle rit, croyant à une plaisanterie.
— Avec tout le monde, voyons. Les followers… Les amis…
Elle ne voit que la surface.
— Ils ne rêvent que de ce qu’on leur montre. Ils ne perçoivent que la façade, jamais la vérité.
Dona intervient, sourire éclatant.
— C’est ça, la magie des réseaux ! Partager des moments uniques…
— Des moments où on fait semblant de vivre ?
Serena hésite, l’idée trop inconfortable pour elle.
— Tu te compliques trop la vie, Gianni. C’est juste un selfie.
Je secoue la tête, le cœur alourdi.
— Ce n’est jamais juste un selfie. C’est un masque.
Elle ne comprend pas. Elle ne verra jamais au-delà des apparences. Serena, téléphone en main, prend une nouvelle photo.
— Mais ton masque est superbe, Gianni. Très instagrammable.
Dona éclate de rire, suivie du rire automatique de Serena. Elles sont à des années-lumière de moi.
Le mot « instagrammable » résonne en moi comme un coup de poignard. Le rire de Dona fend l’air, suivi du gloussement de Serena. Elles sont si proches et pourtant si éloignées. Je suis épuisé, vidé. Ou peut-être est-ce moi qui ai construit ce mur, cette façade glaciale que je porte depuis si longtemps.
Je me lève, harassé, le regard perdu au-delà de la baie vitrée. Le verre de champagne, abandonné, repose à moitié vide sur la table, ses bulles continuant de se briser, lentement, méthodiquement, comme les fragments de ma vie. Dehors, la tempête rugit, écho parfait de celle qui gronde en moi. Je me retourne vers elles, affichant un sourire vide, figé comme un masque bien rodé.
— On la fait cette photo, alors ?
Ma voix est calme, déconnectée. Je m’assois, jouant mon rôle à la perfection. Serena ajuste l’angle, son sourire figé comme celui d’une star en représentation. Puis, le flash. Un instant capturé dans ce tourbillon de mensonges.
Je regarde l’écran. Ce que je vois ? Ce n’est pas moi. C’est une ombre lisse, une version aseptisée de l’homme que je suis. Mes cheveux impeccablement coiffés, le costume parfaitement ajusté. Des yeux bleus qui pétillent seulement parce que j’ai trop bu. Une perfection glaciale, sans substance. Derrière ce masque, rien. Un abîme sans fond.
Le dégoût m’envahit. Ce ne sont que des images sans âme, juste de la matière pour alimenter les réseaux, des « j’aime » sans valeur. Elles partagent déjà cette version falsifiée de moi. Mais cette version est morte depuis longtemps.
Je repose mon verre. Mon cœur bat lourdement, écrasé par l’absurdité de cette scène. Ce luxe, cette perfection… Une prison dorée. Je suis leur prisonnier.
Le rire de Dona fend encore l’air. Elles ne se rendent même pas compte qu’elles sont piégées dans cette mascarade, ou refusent-elles de le voir ? Peu importe. L’air devient irrespirable. Le parfum sucré de Serena m’étouffe, leur présence m’oppresse. Je suffoque. Je me lève brusquement, la tête lourde, le champagne pesant dans mon estomac. Je traverse la pièce, indifférent à leurs regards. Je ne veux plus de tout ça. Chaque meuble, chaque tableau me semble grotesque, une farce.
D’un geste sec, je tire la baie vitrée. Besoin de prendre l’air. De sentir quelque chose de vrai. La tempête s’engouffre, le vent hurle, froid et tranchant, emportant l’air lourd de la villa.
La pluie me frappe sans merci, chaque goutte une claque glaciale contre ma peau. Mais je m’en fiche. Pour la première fois, je respire. L’air est brutal, mais c’est un choc qui me ramène à la vie. Le vent me fouette, mes vêtements se collent à ma peau, trempés par l’averse. Mais là, sous cette tempête, je me sens vivant. Chaque vague qui s’écrase, chaque rafale de vent, répond à la fureur qui m’habite.
Derrière moi, les cris de Serena et Dona sont à peine perceptibles, presque irréels. Elles sont loin. Le monde extérieur, la mer déchaînée, la pluie torrentielle, le vent rugissant… Voilà ce qui compte. La mer hurle, le ciel éclaté d’éclairs. Elle me parle, cette tempête. Elle est comme moi. Furieuse. Hors de contrôle.
Mes pieds glissent sur le sol trempé, mais j’avance, attiré par cette force indomptable. Face à la Méditerranée, à cette furie dévastatrice, j’aperçois une épave. Un vieux chalutier, sa coque malmenée par les vagues. Son corps abîmé lutte encore, mais il est clair qu’il va céder.
C’est moi. Ce bateau, c’est mon reflet. Un corps épuisé, battu par les tempêtes, mais qui refuse de sombrer. J’aime croire que les vagues peuvent briser mille fois le même navire, mais tant qu’il flotte, il reste libre.
Je reste là, les pieds ancrés dans le sol, le visage offert aux éléments, jusqu’à ce que l’évidence me frappe.
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