Lignes de Fuite
Giulia
La mer s’étend devant moi, immense, infinie, comme une bête implacable qui ne connaît ni pitié ni limite. Chaque vague rugit, monte avec une fureur sourde, avant de s’écraser contre la coque du Luce di Mare, secouant chaque centimètre de bois. On dirait que les entrailles du bateau elles-mêmes sont prêtes à exploser. Le bois grince sous la pression, le métal hurle, tandis que l’air saturé de sel brut colle à ma peau, pique mes yeux, brûle mes narines. Une odeur suffocante, acide, qui semble vouloir m’étouffer. Ce sel, c’est la mer elle-même, qui cherche à me consommer, à me marquer de sa morsure. Mes lèvres, gercées, fendues, portent encore ce goût amer de l’écume, comme une amertume qui s’infiltre jusqu’à mon âme.
Autour de moi, le ciel est d’un noir d’encre. Un gouffre sans fond, déchiré par des éclairs aveuglants qui zèbrent l’horizon, projetant des lueurs brèves et violentes sur ce chaos liquide. Le ciel aussi noir que mes pensées, complice de cette mer qui me défie, me teste, me pousse jusqu’à la limite. Comme s’ils conspiraient ensemble pour me briser. La tempête approche, inévitable, et je me demande combien de temps encore je pourrai tenir.
Je ne fais même plus attention à la pluie. Elle martèle mon visage, chaque goutte aussi glacée qu’une aiguille qui me pique la peau, mais ce n’est rien comparé à la rage qui brûle dans mon cœur. Une rage qui dépasse la simple douleur physique. Je refuse de céder, je refuse de devenir ce que les autres pensent de moi : un échec, un maillon faible. Ils doivent penser que je suis finie, que je ne suis plus digne du nom d’Esposito. Ce nom, ce fardeau, une malédiction que je traîne depuis trop longtemps. On ne peut pas flancher avec un nom pareil. On n’a pas le droit d’être une silhouette noyée sous le poids des échecs. Mais je ne suis pas ce qu’ils croient. Je suis encore debout. Mon cœur bat furieusement dans ma poitrine, chaque battement résonne comme un cri de rébellion. Marco ne se servira plus jamais de moi, plus jamais. Ce serment, je le fais avec chaque fibre de mon être. C’est tout ce qu’il me reste : ma dignité, ma volonté, et cette promesse.
Mes mains se referment sur la barre, le bois râpeux s’enfonce dans mes paumes. Cette barre est tout ce qui me sépare du chaos, tout ce qui me garde en vie. Je serre plus fort, comme si ma vie en dépendait, et c’est sans doute le cas. Le vieux chalutier, fatigué mais loyal, tangue, se cabre sous les assauts de la mer. Les vagues frappent la coque avec la force de coups de massue, mais le Luce di Mare tient bon, pour l’instant. Le vent hurle dans mes oreilles, un hurlement qui étouffe presque mes pensées, mais dans cette cacophonie, une idée persiste, brûlante : je vais leur prouver qu’ils ont tort. Je reviendrai avec mes filets blindés de poissons. Ils m’ont sous-estimée. Ils ont cru que j’étais finie. Mais je suis encore là. Je leur montrerai que je suis encore là !
Une nouvelle rafale secoue les haubans, faisant résonner un cri aigu, comme un hurlement d’âmes tourmentées. Le vent, lui aussi, semble vouloir m’engloutir dans ses tourments, comme s’il me défiait de tenir bon. Le bateau se penche dangereusement, une vague monstrueuse s’élève, s’écrase contre le pont avec une force inouïe. L’eau glaciale me frappe au visage, inonde mes poumons d’un goût de sel et de fer. Je crache, je grogne de rage. Pas question de céder. C’est une bataille que je ne peux pas perdre. Chaque goutte qui glisse sur ma peau me rappelle à quel point je suis insignifiante face à cette force implacable. Insignifiante, oui, mais pas encore vaincue. Je m’accroche, mes muscles tendus à l’extrême, mon corps tremble sous l’effort, pourtant je refuse de lâcher. Si je lâche maintenant, alors tout ce que je suis, tout ce que j’ai combattu, s’effondre avec moi.
Une vague croque le pont avec la férocité d’une bête blessée, l’écume me lacère le visage d’une force intimidante.
Papa, pourquoi ne m’as-tu jamais dit combien la mer pouvait être cruelle ? Sa voix résonne encore dans ma tête, grave, comme une mise en garde que je n’avais pas comprise à l’époque. “La mer ne pardonne plus, Giulia.” Aujourd’hui, ses mots prennent tout leur sens. Mais je m’en fiche. Ce soir, c’est moi qui vais la battre. Sinon, que me restera-t-il ? Si je ne survis pas à cette tempête, alors qui suis-je vraiment ?
Pietro me dirait que la mer ne cherche pas à vaincre, elle existe telle qu’elle est. C’est à chacun de prouver qu’il mérite de flotter. Je m’accroche férocement à cette idée. Pourtant, un craquement sourd, venu des entrailles du bateau, me fait sursauter. Un râle profond, presque un dernier soupir. La coque gémit sous la pression, comme si elle pliait sous le poids de la tempête. Tout autour de moi, les vagues se dressent comme des murs liquides, des bêtes furieuses prêtes à tout dévorer. Elles se dressent devant moi, juges impitoyables prêts à décider de mon sort. Une nouvelle vague, gigantesque, surgit devant moi. Le Luce di Mare est projeté en arrière, mon corps arraché à la barre. Je vole, percutant le pont avec une violence qui me coupe le souffle. Mes genoux heurtent le bois dans un bruit sourd, la douleur explose, mais elle est secondaire. La douleur n’a plus d’importance. Je n’ai pas le luxe de m’attarder sur ça.
Je me redresse, mes jambes tremblent sous moi, mon souffle haletant. Le goût métallique du sang envahit ma bouche. J’ai dû me mordre en tombant. Merde… Le bateau tangue, encore plus violemment, et une angoisse froide m’envahit. La peur s’infiltre, tente de s’emparer de moi, mais je la repousse. Il n’y a pas de place pour la peur ici. Je n’ai pas le droit d’avoir peur. Les éclairs déchirent l’obscurité, projetant des ombres déformées tout autour de moi. Je saisis un cordage, mes mains glissent sur la corde trempée, mais je continue, mes gestes rapides, presque frénétiques. Chaque nœud que je fais est une prière silencieuse, une supplique à la mer pour qu’elle me laisse vivre encore un peu. Mais la mer n’a pas de pitié. Une nouvelle vague, encore plus massive, s’élève devant moi. Un mur d’eau noire, gigantesque, qui menace de m’engloutir tout entière.
Je n’ai même pas le temps de crier. L’impact est brutal. L’eau glaciale me frappe de plein fouet, me coupe le souffle. Mon corps est arraché du pont, projeté dans le vide. Mes bras battent l’air désespérément, mais il n’y a rien à attraper. Rien que le vide, le néant qui m’appelle. Juste le vide. Puis, soudain, l’eau m’avale.
La Méditerranée m’entoure, une masse infinie, froide, oppressante. Tout devient silence. Un silence lourd, écrasant. Sous l’eau, le temps s’arrête. Tout se fige. Seul reste ce silence, et la conscience que tout pourrait se terminer ici. La mer me pousse vers le fond, mes poumons brûlent, désespérés, suppliants pour une bouffée d’air. La moindre seconde est une lutte pour la survie. Je me débats, je tente de remonter, mais chaque mouvement est lent, pesant, comme si la mer elle-même s’accrochait à moi pour me retenir. Elle ne veut pas me lâcher. Elle veut me garder pour elle. Le froid me transperce jusqu’aux os. Mes poumons se contractent, mes muscles hurlent, mais je ne peux pas céder. Pas ici, pas comme ça.
Dans un ultime effort, je tends la main vers la lumière. La surface est là, vacillante au-dessus de moi, mais si lointaine. Je frappe l’eau avec tout ce qu’il me reste, mes forces m’abandonnent, mais je refuse de lâcher. Pas maintenant. Pas comme ça. La volonté de vivre est plus forte que tout. Et soudain, l’air. L’air froid, violent, s’engouffre dans mes poumons brûlants. Une délivrance, mais temporaire. La bataille n’est pas encore finie. Je suffoque, je crache l’eau, mes doigts s’agrippent à une corde flottante. Autour de moi, la mer est toujours là, furieuse, indomptable. Elle ne m’a pas encore laissée partir. Mais je suis encore là. Contre toute attente, je suis encore là.
Le vent hurle, plus fort que jamais. Il fouette mon visage comme une rafale de gifles glacées, mais cette fois, je l’entends.
— Pas ce soir, pitié.
Plus qu’un murmure entre deux inspirations laborieuses, une dernière prière. Je suis encore là. Minuscule et vulnérable, dans l’écume.
Mais jusqu’à quand ?
Gianni
Je reconnais immédiatement le bateau, et l’ivresse se dissipe en un instant, soufflée par une bourrasque invisible. Il faut être fou pour sortir en mer avec un temps pareil. Fou ou désespéré. Une clarté brutale me heurte de plein fouet. Ce n’est pas juste un vieux rafiot brinquebalé par les vagues. Non. C’est le dernier vestige d’une époque rongée par les querelles et les rancunes. Et pourtant, à cet instant, ce que les Rossi et les Esposito ont bâti ou détruit n’a plus d’importance. Ces souvenirs sont une ombre, balayée par la lumière crue de la réalité. Ce soir, une vie est en jeu.
Le vent déchire l’air. Violent. Sauvage. Il hurle comme une bête enragée. Les vagues frappent la coque avec une force presque humaine. La mer veut dévorer le chalutier des Esposito. Tout devient insignifiant. Il ne reste que la survie. Dans le chaos, une silhouette fragile lutte. À peine visible dans le déluge. Un point minuscule, giflé par l’écume. Une vie balayée par une vague monstrueuse. La mer tend sa main rageuse. Elle veut une âme.
Giulia.
Son nom pulse dans mes veines comme un battement irrégulier. Elle est là-bas, à se débattre contre la mer dans un combat titanesque, presque perdu d’avance. L’eau tourbillonne autour d’elle, prête à l’engloutir. Si petite, si fragile dans cette immensité déchaînée.
L’urgence me frappe comme une lame glacée. Chaque battement de mon cœur martèle cette vérité : une vie est en jeu, et je ne peux pas rester passif.
— Dona ! Machine ! Appelez les secours !
Ma voix se perd sur la terrasse, étouffée par la furie des éléments. Une réponse désespérée me parvient, écrasée par le vent :
— Ça ne fonctionne pas avec cette tempête, Gianni !
Je fixe Dona un instant, son visage aussi pâle qu’une lune noyée dans l’obscurité, ses yeux écarquillés par la terreur. Mais déjà, mon esprit s’éloigne. Mon monde se rétrécit. Il ne reste que la fille Esposito. La mer. Et cette lutte dantesque contre l’inévitable. Mon estomac se tord douloureusement. Le temps presse. Chaque seconde est une éternité où elle pourrait disparaître. Mes pieds glissent sur les pavés mouillés alors que je cours, luttant contre un sol traître qui cherche à me retenir à chaque pas. Au niveau du ponton, le vent siffle à mes oreilles, une rafale glaciale qui me coupe le souffle, brûle ma gorge. Chaque inspiration est une morsure, un rappel douloureux que le temps m’échappe. Mais cette bataille n’est qu’un prélude à celle qui m’attend : celle contre la mer elle-même.
Le vent hurle, comme une créature furieuse. Ici, les anciens disent que la mer a une âme, qu’elle choisit ceux qu’elle garde et ceux qu’elle rend. Ce soir, je refuse d’y croire, mais une ombre de doute serpente en moi. Je ne laisserai pas la mer choisir. Pas cette nuit.
Le moteur du hors-bord rugit sous mes mains tremblantes, son écho se mêlant au hurlement du vent, couvrant à peine le bruit des vagues qui frappent la coque. La Méditerranée, habituellement si douce, s’est muée en une bête sauvage, prête à broyer quiconque osera la défier. Chaque vague est une montagne liquide qui s’élève pour m’écraser, un dragon d’écume. Un vertige me prend, mais je l’écrase. Là, tout de suite, le doute, c’est la mort. Mes mains se crispent plus fort sur les commandes. Ce n’est plus une question de courage, c’est une question de destin.
Chaque respiration est un combat, mes poumons peinent à aspirer cet air saturé de sel, de pluie, de peur. Mais cette brûlure dans mes bronches me garde en vie tandis que le bateau fend l’eau avec une violence insoutenable. Chaque vague est un coup de masse, un choc brutal qui me projette en l’air pour mieux m’écraser ensuite. Mes doigts sont crispés, blanchis par la pression. Le sel me brûle les yeux, les larmes se mêlent à l’eau qui fouette mon visage. Le moindre clignement de paupières est une torture. La pluie martèle ma peau comme des aiguilles d’acier, chaque goutte ressemble à une lame froide.
À travers le rideau d’eau, je l’aperçois enfin. Giulia. Sa silhouette frêle, ballottée comme un fétu de paille, une vie suspendue dans ce chaos insensé. Elle est là, prête à s’éteindre sous le poids de tout ce qu’elle porte.
Mon cœur menace d’exploser sous la pression, battant si fort que j’ai l’impression que mes côtes vont éclater. Il est des moments où la mer n’est plus un ennemi, mais un miroir. Et dans ses profondeurs, c’est notre propre naufrage que l’on redoute le plus. Le moteur du hors-bord grogne sous l’effort, chaque vague engendre une lutte acharnée contre la mer. Les soubresauts du bateau me projettent en avant. Mes muscles se tendent, chaque fibre de mon corps hurlant sous la tension. Mes bras se crispent sur le volant. J’attrape une corde de sécurité, l’attache autour de mon poignet, le nœud si serré qu’il mord ma chair, mais je n’en ai plus conscience.
Les vagues m’arrachent presque à ma trajectoire. Chacune est un coup de poing, un choc qui me déséquilibre, mais je tiens bon. Mes bras brûlent, mes jambes tremblent sous l’effort. Il faut tenir. Coûte que coûte. Quelques mètres encore. Je pourrais lui lancer la corde. Mais la distance entre elle et moi s’étire comme une ligne de vie fragile au gré des courants.
Je la vois vaciller, prête à sombrer sous la violence des flots. Ses mouvements ne sont plus que des spasmes désespérés. Je crie, mais mes mots se perdent dans la tempête :
— Tiens bon ! Je suis là !
Pas de chance, le vent et les vagues dévorent mes paroles. Ma voix n’est qu’un souffle fragile face à la tempête. Avec l’énergie du désespoir, je lance la corde, chaque parcelle de mon être suspendue à ce geste. Mon cœur bat à un rythme frénétique.
Une vague gigantesque se dresse derrière elle, colossale, prête à s’abattre. C’est comme si la mer elle-même décidait de juger cet instant. Ses mouvements faiblissent. Elle fléchit, prête à abandonner. Cette vague monstrueuse n’en finit pas de s’élever, immense, prête à tout engloutir. Son ombre nous recouvre, vaste et oppressante. Le jugement approche et vient de tomber.
Le temps ralentit. La déferlante explose sur nous dans un rugissement bestial. Mon cœur bat si lourdement qu’il en devient douloureux. Je la vois disparaître sous l’eau, emportée par la vague. Mon esprit se brise. L’espoir se rompt comme une corde trop tendue.
Je plonge mes bras dans l’eau glacée, cherchant désespérément à la rattraper. Mes doigts fouillent le vide. Mais il n’y a rien dans l’écume. Rien d’autre que ce silence oppressant qui pèse sur mes épaules comme une condamnation. Le vide, le silence.
— Giulia !
Mon cri se perd dans le vent, un hurlement de détresse balayé sans pitié. Le vent me répond par un souffle glacial, moqueur. Les vagues se rient de moi. Elles continuent leur danse sauvage, indifférentes à ma douleur. Elle est là, quelque part, engloutie par cette mer impitoyable, et je suis impuissant.
Et tout en moi se fige, se brise sous le poids de cette certitude implacable.
Ce qu’il se passe entre Giulia et Gianni est encore plus beau en musique. Tu savais que j’ai écrit chaque scène en sélectionnant à chaque fois le bon son ? Découvre la playlist.
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