L’héritage des tempêtes
gianni
J’entre dans la vaste demeure familiale, et mes pas résonnent lourdement dans le hall silencieux. Chaque écho se propage sous les hauts plafonds, comme un avertissement diffus. L’air est épais, presque étouffant, pesant directement sur ma poitrine. Chaque respiration est un effort. Je cherche ma mère du regard et la trouve enfin dans le salon. Elle est assise, un livre à la main, mais elle ne lit pas. Je le sais. Sa posture rigide, ses yeux fixés dans le vide, sont des signes clairs. Quand je m’approche, espérant une once de chaleur, elle ne lève même pas les yeux. Son corps est immobile, figé, comme une statue froide qui me renvoie à mes échecs. L’inquiétude et la déception se lisent sur ses traits, une expression devenue trop familière.
— La propriété familiale n’est pas un hôtel, Gianni.
Sa voix s’élève, douce mais coupante, chaque mot claque comme un coup de fouet.
— Tu ne peux pas aller et venir sans donner signe de vie.
Je serre les dents, sentant un nœud se former dans ma gorge, m’empêchant de répliquer. Un murmure m’échappe, expliquant à peine que je dois parler à papa. Mais elle secoue la tête, ses yeux toujours rivés sur le livre, évitant mon regard.
— Ce n’est pas le bon moment. Ton père est dans un mauvais jour.
Ces mots, je les ai trop souvent entendus. Mais je n’ai plus le temps. L’étau se resserre. Chaque minute qui passe me rapproche du gouffre. J’ai besoin d’accéder à mes comptes, maintenant. Sans cet argent, je suis fini. Après avoir ordonné la destruction de La Speranza, Massimo ne me laissera aucune seconde chance. Je me dirige vers le bureau de papa, ignorant le nœud qui tord mon estomac.
La porte est entrouverte. Je le vois, affaibli, assis derrière son bureau, seul face à ce coffre-fort Napoléon. Son teint est blême, presque grisâtre sous la lumière tamisée. Il est courbé, une main tremblante tenant un dossier, avant qu’une quinte de toux rauque ne secoue violemment sa poitrine. L’entendre ainsi, vulnérable, me percute comme un coup de poing. Mais aujourd’hui, je ne peux pas m’attarder là-dessus.
Je referme la porte derrière moi en entrant. Je m’avance, et papa se redresse lentement, ses yeux se plissant à ma vue. Une froideur glaciale envahit instantanément son regard.
— Papa, je dois te parler. J’ai fait des erreurs… J’ai besoin d’accéder à mes comptes pour rembourser de l’argent.
Son regard perçant me transperce malgré la fatigue. Sa mâchoire se crispe, et sa voix rauque, entrecoupée de respirations difficiles, s’élève.
— Tes choix ont des conséquences, Gianni. Pendant que tu t’amusais avec cette petite pêcheuse, tu as négligé tes responsabilités.
Il s’interrompt, une nouvelle quinte de toux le secoue, sa main se crispant sur le bord du bureau pour se stabiliser. Même affaibli, il me fait face. Son regard est une lame affûtée, tranchant sans pitié. Chaque mot qu’il prononce me blesse profondément. L’étau se resserre encore, chaque phrase un rappel brutal de tout ce qui m’attend si je ne récupère pas cet argent. Massimo ne laissera aucune échappatoire, et Giulia… la menace plane aussi sur elle.
Je serre les poings, une colère sourde bouillonne en moi, mais je la contiens. M’emporter ne servirait à rien ici.
— Ecoute-moi, papa, j’ai…
— Non, c’est toi qui vas m’écouter !
Sa voix claque, et il frappe du plat de la main sur le bureau.
— Les apporteurs d’affaires pour la clinique privée nous ont tourné le dos. Nous avons perdu un contrat majeur. Ton escapade insouciante nous a coûté des centaines de milliers d’euros. Tu as manqué une réunion cruciale, oublié de déposer un permis de construire. Et maintenant, tu oses venir ici, demander de l’argent ?
Chaque accusation s’enfonce comme un clou dans mon cœur. Je suis écrasé. J’essaie de répondre, de me justifier, mais ma voix est faible, un murmure à peine perceptible dans cette immense pièce.
— Je… J’étais naïf de penser que je pouvais m’échapper avec Giulia sans conséquences…
Papa se lève lentement, difficilement. Son visage se tord sous la colère, et sa respiration est saccadée. Voir cet homme, autrefois si puissant, se tenir là, affaibli mais toujours impitoyable, me coupe le souffle.
— Je te le confirme… À force de courir après la petite Esposito, tu as oublié tes engagements élémentaires. Tu n’es qu’une déception, Gianni. Et maintenant, tu viens quémander de l’argent ?
Ses mots fusent comme des balles, me laissant brisé comme une cible dans le silence des tirs. L’étau, le poids des responsabilités, les attentes, la Faida, les menaces de Massimo… tout m’écrase. Le temps presse, je dois agir, sinon tout est perdu. J’inspire profondément, cherchant désespérément les mots justes, mais rien ne semble suffisant.
— Ce n’était pas qu’une escapade insouciante… J’ai pensé… j’ai pensé que je pouvais tout gérer. Mais je vais arranger les choses.
Il ricane, un son froid et sans vie. Puis il se rassied lourdement, le cuir du fauteuil grognant sous son poids, visiblement épuisé par sa propre colère.
— Arranger les choses ? Tu crois vraiment que tu peux réparer ce que tu as brisé simplement parce que tu en as envie ? La vie ne t’attend pas, Gianni. Elle avance, avec ou sans toi. Les opportunités ne se présentent pas deux fois.
Je baisse les yeux, la gorge nouée. J’ai échoué, c’est vrai. Mais je ne peux pas rester sans rien faire. J’ai besoin de cet argent. Je dois régler ma dette envers Massimo, ou bien c’est Giulia qui en paiera le prix.
— Je vais rembourser Massimo, je trouverai un moyen.
Ma voix est rauque, chaque mot me coûte, chaque promesse résonne creux, comme une tentative désespérée de m’accrocher à quelque chose. Papa fixe ses mains amaigries, et pendant un instant, une expression que je ne reconnais pas traverse son visage. Peut-être du regret. Mais elle disparaît rapidement, remplacée par sa dureté habituelle.
— Massimo… tu crois vraiment que c’est l’argent, le problème ? C’est une question de loyauté. De choix. De respect. Tu as préféré une femme à la famille. Massimo, lui, ne pardonne pas ce genre d’erreurs.
Je comprends. Ses mots me frappent avec une brutalité glaciale : l’argent n’est pas la véritable menace. C’est la loyauté. Celle que j’ai trahie en choisissant Giulia. Et Massimo… Massimo ne me pardonnera pas. Au moment où il a mentionné son désir de La Speranza, j’aurais dû comprendre que je n’avais aucune véritable échappatoire. L’ombre de mon oncle plane sur moi, une menace qui s’étend jusqu’à elle. Je relève les yeux, la mâchoire serrée.
— Je ne laisserai pas Massimo s’en prendre à elle.
— Écoute-toi, mon grand… Tu es pathétique. Il obtiendra ce qu’il veut, et il ne fera pas dans la dentelle.
— Je trouverai une solution, même si ça doit me coûter tout ce que j’ai. Mais il me faut cet argent ! Tu ne peux pas me l’enlever !
Papa me regarde, et je crois voir son regard s’adoucir, presque imperceptiblement. Mais il reste froid, exigeant.
— De quel argent parles-tu, Gianni ? Celui que tu me dois avec tes bilans négatifs ? Celui que tu dois à ta société en faillite parce que tu batifoles ? Ou celui que tu dois à Massimo pour assurer ton train de vie ?
Sa voix déraille sur cette dernière question, une vilaine toux remplit le silence. Il reprend son souffle, tandis que je sens le sol se dérober sous mes pieds.
— Puisque tu veux tant arranger les choses… Prouve-moi que tu es digne de porter notre nom. Prouve-moi que tu n’es pas une déception. Prouve à Massimo qu’il a bien fait de parier sur toi. Mon frère n’a pas ma patience. Et je te souhaite de ne jamais en faire l’expérience…
La menace est claire. Le poids sur mes épaules s’alourdit encore. Mais il n’y a pas d’issue. Je suis dans un bourbier sans nom. Je baisse la tête, résigné.
— Tu me mets dans une situation délicate…
Ma voix n’est qu’un souffle. Une nouvelle quinte de toux violente s’empare de papa, et je l’observe, une pointe d’inquiétude malgré moi. Lorsqu’il se reprend enfin, ses yeux sont plus durs que jamais.
— Tu t’y es mis tout seul, Gianni. Et ce n’est pas moi qui vais t’en sortir.
Sa voix est un mélange de rage et de déception. Il détourne le regard, me laissant seul avec le poids de ses mots.
— Parfois, je me demande si je ne t’ai pas montré le mauvais chemin…
Giulia
La grue du chantier grince sous l’effort, les pièces métalliques du mât claquent doucement contre les chaînes, écho sinistre des blessures subies par La Speranza. Pietro, concentré, manœuvre l’engin avec précaution, son visage fermé, ses muscles tendus. Le mât oscille légèrement, se rapprochant du quai où repose notre vieux navire, meurtri. Le vent souffle, emportant l’odeur de sel et de rouille, imprégnant l’air d’une amertume familière.
Le mât neuf, emblème d’un espoir fragile pour La Speranza, paraît dérisoire face à l’ampleur des dégâts. En m’approchant, je découvre l’étendue du carnage. Des planches arrachées, comme des membres brisés, des câbles sectionnés qui se balancent tristement, des équipements dispersés, éparpillés sur le sol. Ce chantier, autrefois vibrant de vie, est réduit à un lieu silencieux, où seul le murmure des vagues règne. Un silence si lourd qu’il en devient oppressant, à la manière d’un voile funeste recouvrant notre héritage.
Ma mère est agenouillée sur le pont, ramassant lentement les éclats de bois, un geste résigné. Chaque morceau qu’elle ramasse semble la courber un peu plus, comme si elle pliait sous un poids invisible. En m’approchant, une boule de culpabilité se forme dans ma gorge, douloureuse. Le téléphone de maman est posé sur une caisse, et la voix d’Ezio en sort, crue et acerbe.
— Si papi Giovanni voyait ça… il doit se retourner dans sa tombe.
Je m’arrête, le regard fixé sur ma mère qui n’a toujours pas levé les yeux. Elle reste courbée, ramassant méthodiquement les débris de ce qui reste de notre patrimoine. Sur l’écran du téléphone, le visage de mon frère apparaît. Son visage est sombre, ses traits durcis par la colère.
— Faut vraiment être con pour pas voir d’où ça vient, Giulia. C’est les Rossi. Ils n’ont pas apprécié que leur dernier permis de construire soit annulé. Marco a entendu ça à la mairie… Ces enfoirés ne laissent jamais rien passer.
Les mots d’Ezio me frappent de plein fouet, et la panique monte. Les Rossi. Gianni. Tout se mélange, se tord en moi, créant un vertige oppressant. Mon frère continue, sa colère résonnant comme une lame qui tranche, perçant le silence pesant du chantier.
— Ils ont fait ça pour nous écraser. Tu as vu ce qu’ils ont fait ? Ce n’est pas du simple vandalisme, c’est un message. Ils veulent qu’on se soumette, qu’on baisse la tête !
Je ferme les yeux un instant, submergée par un tourbillon d’émotions contradictoires. Malgré cette haine viscérale qu’Ezio dégage, je défends Gianni. Il n’est pas comme eux.
— Tous les Rossi ne sont pas comme ça, Ezio. Gianni a pris en charge la fabrication du nouveau mât pour La Speranza.
Les doigts de maman se figent, ses épaules s’affaissent encore un peu plus, puis elle lève enfin les yeux vers moi. Dans ce regard fatigué, il n’y a plus de colère, seulement une immense peine.
— Ne vois-tu pas qu’il te retourne le cerveau, ma fille ? Tu n’y vois plus clair. Si papa te voyait…
Je détourne les yeux, incapable de soutenir cette tristesse. Je veux hurler, lui dire qu’elle se trompe, que je suis toujours moi, que je contrôle mes choix. Mais une part de moi doute.
— Je suis lucide, Ezio, maman… Je sais ce que je fais.
Même moi, je n’y crois pas vraiment. Mes mots sonnent creux, les regards pesants de ma mère et de mon frère ne font qu’accentuer la fracture en moi. La rage d’Ezio, l’épuisement de maman… Et moi, coincée entre deux mondes qui s’opposent. Ezio éclate de colère.
— Lucide ? Giulia, réveille-toi ! Ces gens-là ne changent pas !
La fureur vibrante de ses paroles sort du microphone, résonnant sur les parois du vieux navire.
— Attends qu’on m’enlève ce truc à la cheville demain, ça va pas se passer pareil !
Maman soupire profondément, son regard glissant tristement sur les débris éparpillés sur le pont. Sa voix, marquée par une lassitude insurmontable, trahit un désespoir qu’elle ne peut plus contenir.
— Ezio… la violence ne t’a jamais réussi… Je n’ai aucune envie de te rendre visite dans un parloir.
— Pas de ma faute si ces trous duc’ nous cherchent des noises en permanence ! Je comprends même pas comment Giulia peut être aussi aveugle ! Elle est complètement à côté de ses pompes !
Je lui conseille amèrement de retourner à ses jeux vidéo au lieu de s’occuper de ma vie, mais à ce moment-là, maman semble chercher une réponse, un espoir dans ces fragments. Pourtant, il n’y a que le vide.
— Giulia, ton frère n’a pas tort. Pendant ton absence, On a reçu une inspection… quelqu’un nous a dénoncés pour les quotas.
— C’est une blague ?
— Tu as oublié de déclarer les captures à temps. On a écopé d’une amende salée, et notre licence de pêche est suspendue pour deux semaines.
Je reste figée, la bouche entrouverte, incapable de prononcer un mot. Deux semaines… Mes jambes vacillent, le sol semble soudain incertain. Une amende ? Une suspension ? Mon esprit tourne, mais aucune explication ne vient.
— Quoi ? Je… je ne savais pas… je…
Mes mots se brisent, étouffés par le poids de cette nouvelle. Quinze jours sans licence, c’est une condamnation. Je m’accroche à la rambarde du quai, cherchant l’air, comme si l’atmosphère s’était subitement épaissie. Sur l’écran, Ezio devient livide, la colère flambe dans ses yeux.
— Deux semaines sans pêcher ?! Mais t’as foutu quoi, Giulia ?!
Sa voix, chargée de rancœur et de frustration, me heurte de plein fouet. Chaque mot est une blessure, chaque cri une lame qui s’enfonce un peu plus profondément. Mes mains tremblent, et je lève les yeux vers maman, qui détourne son regard, les lèvres serrées.
— On t’avait prévenue, Giulia… Une Esposito ne doit jamais fréquenter un Rossi.
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[…] novembre 2024 F par Matthieu Biasotto 9 novembre 2024 Commenter Faida – Chapitre 70 Retour en haut Faida – Chapitre […]