Entre deux vies
giulia
Le téléphone toujours collé à mon oreille, j’écoute la tonalité interminable. Chaque sonnerie résonne comme une goutte tombant dans un puits sans fond, accentuant un peu plus mon angoisse. Puis, la voix impersonnelle surgit : « Vous êtes bien sur la boîte vocale de Gianni Rossi… Veuillez laisser un message après le bip. » À chaque appel, je tombe invariablement sur son répondeur. L’espoir qu’il décroche s’éteint à chaque tentative, telle une flamme vacillante sous un souffle glacial, remplacé par une distance cruelle. Je raccroche en soupirant, ma main tremblante glissant du combiné, épuisée. Ce silence imposé devient une absence encore plus pesante, un vide qui s’étend en moi, engloutissant tout.
Les couloirs de l’hôpital semblent interminables, un labyrinthe froid et aseptisé. Chaque tournant ne mène qu’à plus de désarroi, l’écho des pas résonne sinistrement. Les néons blafards inondent ces allées d’une lumière crue, presque cruelle, et le va-et-vient des silhouettes indistinctes me donne l’impression d’un monde auquel je n’appartiens plus. Les médecins passent sans un regard, indifférents, une rivière silencieuse qui m’ignore, m’engloutit, me réduit à une spectatrice impuissante. Les informations sont rares, les visages fermés, inaccessibles. Tout ce que nous savons se résume à ces mots glaçants : « Il est au bloc, sur le fil. » Ces mots tournent en boucle dans ma tête, érodant les fragments d’espoir auxquels je m’accroche, comme des vagues incessantes contre un rocher en train de se désagréger.
Ma mère est assise près de moi, les mains crispées sur ses genoux, ses doigts pâles serrant le tissu de sa jupe. Ses yeux sont rougis de fatigue et d’angoisse. Je la regarde en coin et perçois ce que les autres ne verraient pas. Elle se tient droite, mais je vois la fine ligne de ses lèvres trembler, une fissure prête à s’élargir. Son regard, autrefois perçant, se voile peu à peu, envahi par une brume d’inquiétude, tandis que ses épaules semblent prêtes à se briser sous un poids invisible. Je devine ses mains s’accrochant désespérément à une réalité fuyante. Son monde, tout comme le mien, se disloque, pièce par pièce. Dans un élan, je me penche vers elle, mes doigts trouvent les siens, les serrant avec force, un ancrage dans ce naufrage émotionnel.
— Maman, ça va aller. Ezio est fort, tu le sais.
L’espoir est parfois un mensonge nécessaire, celui qui nous permet de tenir. Elle tourne la tête vers moi, ses yeux cherchant les miens, comme une naufragée s’accrochant à un dernier morceau de bois flottant. Je lis dans son regard une peur immense, celle de perdre son fils, celle de ne pas être assez forte pour nous deux. Alors, je lui souris, un sourire tremblant, pâle reflet de la force que je voudrais lui transmettre, même si, en moi, tout vacille. Elle tente de sourire en retour, mais l’effort est immense, ses lèvres esquissant une courbe fragile, prête à se briser. À cet instant, je me dis que je dois tenir, pour elle, pour Ezio.
Marisa grignote toujours quand la situation est tendue. Mordant dans un biscuit, elle est debout près de la porte, immobile, une sentinelle silencieuse scrutant les médecins qui vont et viennent. Elle est bien plus que ma meilleure amie. Elle est le pilier sur lequel je m’appuie, une sœur de cœur au milieu de cette tempête. Je sais qu’elle se sent coupable, que chaque minute qui passe est une nouvelle piqûre de douleur. Elle n’a pas prononcé un mot depuis notre arrivée, mais elle n’en a pas besoin. Son silence hurle plus fort que des paroles, son visage crispé révèle sa lutte intérieure, et ses yeux cernés témoignent de son tourment.
Elle tourne la tête, son regard me cherche. Nos yeux se croisent, et elle laisse échapper un soupir tremblant, presque inaudible, chargé de toute la détresse qu’elle n’ose exprimer. Elle s’approche et s’accroupit devant moi, sa main trouve la mienne, ses doigts serrant les miens avec une force désespérée, comme si ce simple contact pouvait tout effacer. La culpabilité se lit dans ses yeux, la responsabilité qu’elle s’impose. Ezio s’est blessé sur le chalutier de sa famille, et elle porte cet accident comme un fardeau, une croix qu’elle n’arrive pas à déposer.
— Ce n’était pas ta faute.
Elle secoue la tête, ses lèvres se tordent pour retenir ses larmes, ses yeux brillants de souffrance. Je sens sa douleur qui s’ajoute à la mienne. Pour elle, Ezio est comme un petit frère, et la peur de le perdre la ronge autant que moi. Ses épaules s’affaissent, et je la tire vers moi, l’enlaçant. Elle se laisse faire, et je ressens la tension dans son corps, sa vulnérabilité mise à nu.
— On aurait dû être plus prudents.
— On ne peut pas tout prévoir, Marisa. Ce n’est la faute de personne.
Elle reste silencieuse, mais je sens son front contre mon épaule, son poids une confession de son épuisement. Je passe une main dans ses cheveux, la berçant doucement. Pour un instant, nous sommes là, deux âmes perdues dans le doute, cherchant à se réconforter l’une l’autre, malgré l’incertitude, malgré la peur.
Soudain, la porte s’ouvre, et je lève les yeux. Marco entre, le visage fermé, ses traits marqués par l’inquiétude. Il hésite sur le seuil, puis avance lentement, comme s’il craignait de déranger. Son regard balaie la pièce. Son visage égratigné raconte une histoire que je ne connais pas encore, tout comme celui de Gianni. Mais sa présence est une lueur fragile, une promesse de ne pas être seule.
— Giulia, je suis venu dès que j’ai appris. Comment va Ezio ?
Je lève les yeux vers lui, et les larmes que je retiens depuis trop longtemps coulent enfin. Marco pose une main sur mon épaule, un geste plein de tendresse, un rappel cruel de l’absence de Gianni.
— Il est… entre la vie et la mort.
Ces mots me semblent irréels, comme s’ils appartenaient à quelqu’un d’autre. Je suis perdue. La peine se lit dans ses yeux, un reflet de la mienne. Il serre mon épaule plus fort, comme pour me transmettre un peu de son courage. Mais même ce geste me paraît lointain, comme un écho d’une chaleur que je n’arrive plus à ressentir. Gianni n’est pas là, et c’est son absence qui me pèse le plus.
— Je suis là pour toi, Giulia. Nous allons traverser ça ensemble.
Il s’assoit à côté de moi, son regard se posant sur chacune de nous, cherchant un moyen de nous soulager. Le poids de cette attente devient écrasant, et je réalise à quel point la solitude peut être oppressante, même entourée de ceux qui vous aiment, parce qu’il manque celui que j’attends. Celui dont la voix pourrait apaiser tout ce tumulte.
Marisa se redresse, essuie ses yeux, puis s’installe de l’autre côté. Elle me prend la main, puis celle de ma mère, formant un lien entre nous, fragile mais vital. Et dans cette salle blanche, froide, où les odeurs d’antiseptique se mêlent à la tension, résonne toujours la question sans réponse : où est Gianni, et est-ce que tout ira bien pour Ezio ?
Gianni
Les luxueuses toilettes de « La Sponda » sont un sanctuaire de marbre et de lumière tamisée, chaque détail évoquant richesse et pouvoir. Le marbre blanc renvoie des lueurs dorées, les miroirs se multiplient à l’infini, renvoyant une image glacée, illusoire. Penché au-dessus du lavabo, je laisse l’eau glacée couler sur mon visage. Le froid mordant tente d’effacer les marques visibles de mon anxiété, mais il ne fait que rafraîchir la surface, incapable d’atteindre les profondeurs de mon esprit. J’inspire profondément, les mains crispées sur le rebord du comptoir, les yeux fixés sur mon reflet. Mon visage est marqué par les tensions et les nuits sans sommeil : cernes sombres, mâchoire contractée, rides de soucis aux coins des yeux. Mais je dois rester impassible. Je ne peux rien laisser paraître, surtout pas devant Isabella.
Je ferme les yeux et essaie de me recentrer, mais le grondement de l’hélicoptère, passé il y a quelques minutes, résonne encore dans ma tête, un battement sourd et oppressant. Ce bruit me poursuit, un peu comme le fardeau que je porte. Cet hélicoptère, symbole de puissance et d’autorité, m’évoque tout ce qui m’échappe, tout ce qui m’attend dehors, au-delà de ces murs feutrés. Isabella, ici, en embuscade. Massimo, ses contrats, ses sourires dissimulés sous un masque de bienveillance, tout n’est qu’un piège soigneusement monté, une toile invisible prête à m’enserrer. Et pourtant… je n’ai plus d’options.
Je m’essuie le visage avec détermination et redresse la tête pour croiser une dernière fois mon reflet : un homme luttant pour préserver une façade de contrôle. Je suis prêt à retourner sur la terrasse, à remettre ce masque. Pas question de montrer la moindre faille à Isabella, cette faiblesse qui pourrait s’étendre en abîme.
Quand je sors des toilettes, une agitation est palpable, comme une onde traversant la foule de « La Sponda ». Les murmures emplissent l’air, les regards curieux se font plus insistants, discrets mais lourds de sous-entendus. Isabella est là, bras croisés, visage tendu d’impatience. Ses lèvres pincées, ses yeux perçants balaient la salle, et quand elle me voit, son regard change : l’exaspération cède à une inquiétude mal dissimulée.
— Gianni, ton téléphone n’arrête pas de sonner… Qu’est-ce que tu fais ?
Je jette un œil à l’appareil posé sur la table, sous le clapet, l’écran croule sous les notifications. Des appels manqués, l’un après l’autre. Giulia. Mon cœur se serre, une vague glaciale me parcourt l’échine. D’une main tremblante, je saisis le téléphone et lis le message : « Je suis à l’hôpital. Pour Ezio. J’ai besoin de toi. » Ces mots simples, terrifiants, m’atteignent comme une lame fine et acérée.
Le monde autour de moi s’efface instantanément. La terrasse baignée de lumière, les clients élégants, les rires étouffés — tout devient flou, lointain. Ces mots martèlent mon esprit, une peur glaciale me paralyse. Hôpital. Giulia. Elle a besoin de moi. Mon corps réagit avant que je ne réalise, mes jambes m’entraînant vers la sortie par instinct.
Je sors en trombe et me précipite vers mon 4×4 rouge. Mon cœur bat la chamade, chaque pulsation résonne dans mes tempes comme un tambour sourd et douloureux. Au moment de mettre le contact, le moteur me trahit : un faible gémissement, une plainte mécanique qui m’abandonne au pire moment.
— Allez, démarre, bordel ! Fichue Alfa…
Le volant vibre sous mes mains moites. Puis plus rien. Chaque seconde érode le peu de calme qu’il me reste. Ma Maserati me manque plus que jamais. Je souffle de frustration dans l’air froid du matin, tentant de réprimer le chaos en moi. Mes mains tremblent, de rage plus que d’anxiété. Une colère brûlante monte alors que je soulève le capot. Devant mes yeux, un amas de métal qui me défie, une machine qui refuse de m’obéir. Fumée grise, odeur d’huile brûlée, signes de défaillance.
Je fixe ce puzzle métallique, un cauchemar qui me dépasse. Mes pensées s’effondrent, brisées en éclats amers. Giulia. Ezio. Une voix familière fend le silence, me glaçant sur place.
— Gianni ! Tu vas vraiment me laisser ici ?
Je me retourne, la panique me brûle les yeux, l’urgence brute, une rage viscérale dans mes veines.
— Va pleurnicher chez mon oncle, Isabella. J’ai une urgence à l’hôpital, tu piges ? Pas le temps !
— Une urgence ? Qu’est-ce que tu fabriques sous ton capot ?
— Ça ne se voit pas ? Je cuisine…
Son visage se fige malgré mon sarcasme, ses yeux s’agrandissent. Puis, elle jette un coup d’œil au moteur. Son masque d’arrogance se fissure, révélant une inquiétude.
— Laisse-moi te conduire au centre hospitalier, Gianni. On appellera un dépanneur en route.
Je reste immobile un instant, tiraillé entre la fierté et la nécessité, ce besoin instinctif de tout contrôler et la réalité brutale. Mon Alfa est hors service, je n’ai aucune idée de ce qui cloche sous le capot, et chaque seconde m’éloigne de Giulia. Isabella m’offre une solution, et pour une fois, je ne peux pas refuser.
— Je… je n’ai vraiment pas le temps de discuter. D’accord, allons-y.
La lumière crue du matin baigne les rues de Positano d’un éclat presque cruel, indifférent à l’urgence qui me consume. Isabella se précipite vers sa berline noire, une voiture brillante sous le soleil, et je la suis, le cœur battant. Chaque seconde semble s’étirer, chaque moment loin de Giulia me ronge, comme un poison lent mais implacable.
Le trajet se fait dans un silence lourd. L’atmosphère est oppressante, non seulement à cause de l’urgence, mais aussi des non-dits entre nous. Des secrets, des compromis, des ressentiments tus. Isabella conduit, ses mains crispées sur le volant, me jetant des coups d’œil furtifs, cherchant à comprendre ce qui se passe dans ma tête. Mais mes yeux restent rivés sur la route, sur l’horizon où Giulia m’attend. J’essaie de me préparer à tout, mais une peur grandissante serpente en moi, un nœud qui refuse de se défaire.
Lorsque nous arrivons enfin devant l’hôpital de Positano, un grand bâtiment blanc perché contre la colline, austère et imposant, Isabella coupe le moteur, et un silence pesant s’installe. Elle reste un instant immobile, ses yeux dans les miens, cherchant à lire une décision que je ne suis pas prêt à prendre.
— Gianni, tu n’as plus de véhicule. Tout le monde sait qu’un Rossi au milieu du clan Esposito, ça risque de faire des étincelles. Peut-être devrais-je t’attendre ici, au cas où tu aurais besoin d’un moyen de transport rapide pour partir ?
Je m’arrête un instant, conscient du poids de ses paroles, du danger latent. “Rossi” et “Esposito”, des noms chargés d’une longue histoire de conflits. Ces chaînes pèsent sur chaque décision. Mais l’idée de dépendre d’Isabella m’est insupportable.
— Je prendrai un taxi. Ou un bus.
— Un Rossi ? Dans un bus ?
— Tant pis, je n’ai pas vraiment le choix.
Je m’apprête à sortir, mais sa main se pose sur mon épaule, douce mais ferme.
— Gianni, écoute… Prends quelques minutes là-bas, évalue la situation. Si tout va bien, envoie-moi un message. Si je dois t’attendre, je le ferai, au cas où tu aurais besoin de partir vite.
Je la fixe, hésitant. Cette femme ne fait jamais rien sans arrière-pensée, et pourtant, son comportement semble sincère. Une partie de moi veut la repousser, mais l’autre reconnaît la logique de sa proposition. La situation est incertaine, je ne sais pas à quoi m’attendre à l’intérieur. Peut-être que garder une issue de secours n’est pas une mauvaise idée.
— Très bien, je te tiens au courant.
Un soupir de soulagement franchit ses lèvres, à peine perceptible, avant que je ne quitte la voiture. Elle a raison, et même si ça me coûte de l’admettre, il est possible que j’aie besoin d’elle. Mais pour l’instant, tout ce qui compte, c’est Giulia.
La portière claque, et je me détourne, marchant rapidement vers le hall principal de l’hôpital. Chaque pas résonne comme une promesse que je dois tenir. Les portes automatiques s’ouvrent, et je me retrouve face à l’immensité blanche du hall. L’odeur âcre du désinfectant, les bruits précipités, les murmures inquiets forment une cacophonie étouffante. J’avance vers le comptoir, le poids de l’inquiétude m’écrasant de plus en plus. Ezio est quelque part derrière ces murs, et Giulia a besoin de moi. Rien d’autre ne compte.
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