Faida – Chapitre 83

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L’Echo des Silences

giulia

Le vent de la mer me mord la peau, mais ce n’est pas le froid qui me paralyse. C’est l’absence de Gianni. Je consulte encore une fois mon téléphone, incapable d’ignorer les secondes qui s’écoulent. Chaque minute est une agonie silencieuse. Son dernier texto, reçu il y a déjà trois heures, pulse encore sur l’écran :

21h13. « Bien arrivé à Naples, je fonce vers Positano, on se retrouve au port ? »

Son message, plein de cette énergie qui le définit, m’avait fait sourire. Pendant un instant, j’avais presque cru l’entendre, cette assurance qui m’a toujours apaisée. Mais maintenant, l’inquiétude s’est insinuée en moi comme une vague lente et implacable. Pourquoi n’est-il pas encore là ? Où est-il ?

Face à l’horizon noir, je cherche, espérant capter la moindre lueur, mais seules les vagues répondent, éclatant sans répit sous les lumières du port. Un grondement de moteur déchire enfin le silence. Mon souffle se suspend. L’Alfa Romeo de Gianni apparaît, avançant au ralenti. Trop lentement.

Il s’arrête. Un poids me serre la poitrine, lourd, étouffant. Quand il sort, je ne reconnais pas l’homme que j’attendais. Sa portière claque. La vitre est cassée. Sous ses pieds, le verre craque. Son visage est entaillé, sa silhouette affaissée, presque brisée. Mon cœur s’effondre. Un accident ? Une bagarre ? Que lui est-il arrivé ?

Je m’avance, fébrile. Il est là, devant moi, mais quelque chose en lui est absent, comme éteint.

— Gianni… qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Ma voix tremble, pleine de cette peur qui gronde. Il répond par un léger hochement de tête, incapable de me regarder. Le silence entre nous devient insupportable, chaque seconde une douleur vive.

— Pourquoi tu ne me dis rien ? Pourquoi tu ne peux plus me parler ?

Ma main se tend pour toucher son visage, mais s’arrête, suspendue, comme si ce geste risquait de briser le peu qui tient encore en lui. Il détourne le regard vers La Speranza. Notre bateau, ce rêve fragile, semble soudain aussi usé que nous.

— Comment on en est arrivés là ?

Le silence s’épaissit, puis il murmure, d’une voix rauque :

— Peut-être qu’on était trop centrés sur nos propres problèmes pour voir ce qui clochait vraiment.

Je secoue la tête, refusant d’accepter cette résignation. Non, il ne s’agit pas seulement d’obstacles à franchir ou de problèmes à régler. C’est bien plus profond. C’est nous. C’est lui. Et un élan puissant m’envahit, sauvage, intransigeant, un désir de veiller sur lui. On peut traverser la mer déchaînée, il suffit de garder le cap.

— C’est dans la lutte qu’on devient plus forts, Gianni ! Si c’était facile, ça ne vaudrait rien. On doit se battre !

Il ricane, amer, les yeux rivés sur sa chemise froissée.

— J’ai l’air de ne pas avoir essayé ?

— Ce n’est pas ce que je dis. Abandonner maintenant, c’est renoncer à tout ce qu’on a construit !

Je tente de rallumer en lui cette flamme, ce feu qui nous a poussés en avant, même face au danger. Mais il baisse la tête, épaules écrasées sous un poids invisible.

— Peut-être que je n’ai plus cette force, Giulia… Peut-être que je suis trop brisé. Tu as encore cette rage, mais moi… je suis vide. Je ne veux pas t’entraîner dans ma chute.

Ses mots tranchent. Un adieu déguisé. Mon cœur se brise lentement, irrémédiablement. La Speranza, ce rêve qu’on a tenté de sauver, semble maintenant hors de portée. Quand Gianni détaille doucement la frégate, ses yeux sont éteints, comme s’il avait pris des décisions sans retour, fait des choix lourds de conséquences, ou commis des actes qui grignotent un morceau de son âme.

— C’est un désastre… Tout aurait pu être différent, Giulia…

Un gouffre se creuse entre nous, me laissant sans voix. Pourtant, je plonge dans sa résignation pour mieux lui porter secours et le ramener à moi.

— Tu n’es pas seul. Si tu es brisé, je serai là pour te réparer. Mais tu dois vouloir te battre. Ensemble, on peut trouver une solution, mais pas si tu renonces déjà.

Il s’effondre contre une caisse, la tête basse, incapable de me regarder. Je vois en lui quelque chose se briser, et ça me terrifie. Il s’éloigne, et je ne sais pas comment le retenir.

— Peut-être que je n’ai jamais été à la hauteur… Peut-être que c’est ça, l’histoire de ma vie… échouer.

Son désespoir me submerge, mais aussi une colère sourde. Il ne peut pas se retrancher éternellement derrière son masque de victime. Fuir, c’est choisir l’abandon.

— Tu n’as jamais vraiment voulu te battre pour nous.

— Pardon ?

— Tu fuis dès que ça devient trop dur !

La frustration éclate dans ma voix, acerbe. Mes mots sont cruels, mais je ne peux les retenir. Comment peut-il tout lâcher, maintenant ? Gianni relève la tête, ses yeux brûlent d’amertume.

— Et toi ? Tu n’as jamais essayé de comprendre ce que je traverse ! Tu ne vois que ce que toi tu veux, Giulia. Tu ne te rends même pas compte de ce que je porte !

Chacun de ses reproches me déchire. On se renvoie nos douleurs à la figure, incapables de faire autrement. Nous nous détruisons, et l’abîme entre nous s’agrandit, inexorable. Dans un souffle, épuisée, je me laisse sombrer :

— Peut-être que tu as raison… Peut-être que tout ça, c’était une erreur…

Gianni détourne les yeux, une tristesse infinie marquant ses traits.

— Peut-être qu’on était mieux avant… avant que je gâche tout.

Sous le poids de ses mots, je le sens m’échapper. Le vent continue de souffler, mais il n’a plus d’importance. Tout ce qui me tourmente désormais, c’est cette douleur sourde, ce fossé entre Gianni et moi, bien plus glacial que la mer autour de nous.

Adossée à la coque du bateau, je croise les bras, me repliant sur moi-même, le regard fixé sur les pavés du chantier. Les mots tournent dans ma tête, comme autant de solutions qui ne mènent nulle part. L’impasse. Se laisser emporter, ou se perdre.

— J’ai toujours eu peur que tu me laisses tomber

Les mots s’échappent dans un souffle, à peine plus qu’un murmure. Ils étaient là depuis longtemps, trop lourds pour rester silencieux.

— Comme tous les autres avant toi.

Je lève les yeux vers lui, cherchant désespérément une réaction, un signe qu’il est encore là, qu’il ressent encore quelque chose. Mais il reste figé, immobile, comme un étranger. Ses yeux ne me disent rien. Pourtant, je continue, même si ça me déchire de l’intérieur.

— Je croyais que tu serais différent. Que nous serions différents.

Ma voix tremble, et malgré moi, les mots continuent.

— Mais je savais, au fond, que c’était une illusion. Il y a toujours eu des secrets entre nous, des choses que tu ne m’as jamais dites. Et ces secrets… Gianni… ils nous ont tués.

Le poids des souvenirs me submerge, chaque moment partagé se transforme en douleur, chaque espoir en déception. Un fossé s’est creusé entre nous, fait de non-dits et de mensonges.

— J’ai cru que tu serais celui qui ne me trahirait pas

Ma voix se brise, des larmes menaçant de couler.

— Mais au final, tu m’as laissée seule, comme tous les autres.

Gianni serre la mâchoire, ses yeux se tournent vers la mer. Son corps entier est tendu, retenu par une force invisible, comme s’il empêchait un flot de paroles de sortir. Sa main tremble légèrement alors qu’il la passe nerveusement dans ses cheveux, ébouriffant des mèches déjà en désordre. Il détourne le regard, fixant le sol comme s’il cherchait les mots qui pourraient apaiser la douleur entre nous. Mais c’est son silence qui me tue. C’est ce silence, si dur, si oppressant, qui me plonge dans l’incertitude. Je ne sais plus s’il ressent quelque chose ou s’il m’a déjà abandonnée, là, au milieu de tout.

Finalement, sa voix brisée s’élève, hésitante. Ses yeux s’ancrent dans les miens, puis s’échappent aussitôt, fuyant la confrontation.

— Giulia, tu ne comprends pas… Il y a des choses que je ne peux pas te dire…

— Pourquoi ?

— La situation est bien plus compliquée que tu ne le penses. Voilà pourquoi.

Son argument me frappe comme un coup de poignard. Encore cette excuse. Toujours cette justification pour m’éloigner, pour me tenir dans l’ombre. Je baisse les yeux, épuisée, et tout devient limpide. Il n’y aura jamais de transparence entre nous. Jamais de confiance totale. Et ça me vide.

— Compliquée ?

Un rire amer m’échappe. Je reprends de plus belle.

— Bien sûr que c’est compliqué. Mais c’est toi qui l’as rendue ainsi, Gianni.

Je me redresse, mes yeux brûlant de colère et de tristesse. Je me souviens de nous à Atrani, de cette illusion de paix, de ce moment suspendu où tout semblait encore possible. Mais ce jour-là, tout a changé. Ce rêve n’était qu’une illusion.

— Depuis Atrani, tout est différent

Les mots sortent comme un souffle, presque pour moi-même.

— Ce jour-là, quand on a pris le ferry, j’ai compris que quelque chose s’était brisé entre nous.

Il ne bouge pas. Je sais qu’il comprend de quoi je parle, mais il ne fait rien. Ses épaules s’affaissent, comme s’il portait un poids trop lourd pour lui. Ses poings se ferment et s’ouvrent, indécis, sans qu’il trouve la force de réagir, de me rassurer, et ça me détruit.

— Tu m’as laissée dans l’ombre, Gianni. Comment voulais-tu que je croie en nous, si tu ne me faisais pas confiance ?

Je resserre mes bras autour de moi, comme si ce geste pouvait me protéger du vide qui grandit à l’intérieur. Il garde les yeux baissés, et je le vois lutter contre quelque chose, peut-être contre lui-même. Ses lèvres s’entrouvrent plusieurs fois, mais aucun mot n’en sort. Mais il ne se livre pas. Et à ce stade, ça n’a plus d’importance. C’est trop tard.

Un long soupir s’échappe de mes lèvres. Je suis fatiguée. Fatiguée de me battre seule contre cette distance, contre ces secrets. Je ne peux plus.

— J’ai essayé, Gianni. J’ai essayé de comprendre, mais tu m’as repoussée. Et c’est ça qui nous a détruits.

La nuit s’abat sur le port, apportant avec elle la réalité dure que nous avions jusqu’ici repoussée. Sous un ciel sans étoile, La Speranza est enveloppée d’une aura de nostalgie, mais je ne sens plus la chaleur des souvenirs, seulement le poids de tout ce que nous sommes en train de perdre. Gianni finit par lever les yeux vers moi, son visage marqué de tristesse et d’un profond regret. Il passe sa langue sur ses lèvres desséchées, comme s’il cherchait des mots qu’il n’a pas le courage de prononcer.

— Peut-être que tu as raison…

Sa voix est à peine audible, mais chaque mot me heurte de plein fouet. Il frotte son front avec la paume de sa main, le geste tremblant, son regard fuyant.

— Peut-être que je suis exactement ce que tu dis… une déception.

Ce constat me brise. Je reste figée, incapable de répondre. Pourquoi ne se bat-il pas ? Pourquoi accepte-t-il cette chute sans rien dire, sans rien faire ? Pourquoi se laisse-t-il sombrer ?

Je ferme les yeux, tentant de reprendre mon souffle, mais la douleur est trop forte. Le silence s’étend à nouveau entre nous, oppressant, implacable. Comme cette triste réalité :

Il n’y a plus rien à sauver.

Il détourne enfin le regard, se redresse avec lenteur, les épaules courbées comme sous un poids insupportable, et s’éloigne. Ses pas résonnent sur le quai, chaque écho marquant la fin de ce que nous étions. Je le regarde partir, incapable de le retenir, le cœur en ruines. La Speranza derrière moi, vestige de nos rêves, semble désormais lointaine, irréelle.

Dans ce silence, je comprends que tout est fini.

Si cette histoire te plaît, partage-la avec ceux que tu aimes ! Ensemble, faisons voyager ce roman.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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