Sous les Décombres de La Speranza
gianni
1 heures avant l’accident…
Dans les entrailles du navire, l’air devient glacé, saturé de rouille et de métal en décomposition. Ma respiration se fait plus brève. Le nom de Giulia m’échappe, murmure à peine audible dans cet espace suffocant. Les souvenirs refont surface avec la violence des coups, comme un écho douloureux. Les traces laissées par la lutte semblent m’appeler, et je m’immobilise un instant, visualisant chaque geste, chaque impact. Je retrouve la douleur sourde de leurs poings, la sensation du métal glacial sous mon dos quand j’ai heurté la paroi.
Mes doigts glissent le long des parois rugueuses, effleurant des éclats de bois arraché, des éraflures, des tâches de rouille qui rappellent le sang figé. Je me repositionne, reprends instinctivement la posture d’alors, tentant de revivre ce moment, de retrouver le chemin que les clés ont dû prendre en chutant. Là, un détail. Une irrégularité sous mes doigts. Mon cœur s’emballe. Je m’agenouille, les mains tremblantes, visualisant le moment où le trousseau a quitté ma poche dans le chaos de la bagarre.
Sous la pression d’une barre rouillée, le bois fragile cède dans un craquement sinistre. Et le trousseau de clés apparaît enfin. Je l’attrape, désespéré. Les souvenirs déferlent : Giulia sous le ciel embrasé d’Atrani, son sourire. Notre petit déjeuner en terrasse, cette douche écourtée. Notre promenade en Vespa et tellement d’autres éclats de bonheurs. Aujourd’hui, terni par la saleté, le porte-clés brille faiblement dans la lumière trouble, rappel d’un bonheur fuyant.
Je ferme les yeux, un flot de soulagement et de douleur m’envahit. L’image de Giulia reste gravée, son sourire intact, doux comme une cicatrice. Ce petit objet qui symbolisait tant est désormais fragile, lointain, presque irréel.
Puis, une odeur étrange me parvient. Pas celle de la mer ni du bois pourri, non, quelque chose de plus récent, plus menaçant. Mon regard se pose juste à côté, sur une fissure dans le pont. Je m’approche pour mieux l’examiner. Une fine trace d’huile luit sous la lumière. Mon instinct, aiguisé depuis Giulia, s’éveille. Quelque chose cloche ici.
Je soulève une autre planche, prête à céder sous mes doigts. En dessous, dissimulé sous les débris, un énorme sac plastique scellé, enfoncé dans les profondeurs du navire. Mes mains tremblent légèrement alors que je l’ouvre. À l’intérieur, des liasses d’argent soigneusement rangées. Mais l’argent n’est rien. Ce qui me coupe le souffle, ce sont les documents à côté.
Des registres, des notes griffonnées à la main, des comptes rendus précis. Chaque page est un coup, un acte d’accusation contre Massimo, mon oncle, alias Signor Bianco. Corruption, intimidation, dissimulation. La vérité, écrasante, me fige. Mais c’est le visage de Giulia, celui de son grand-père, qui me ramène à l’instant. Je dois tout lire. Chaque ligne, chaque mot, confirme ce que je redoutais : Massimo utilisait La Speranza pour des opérations clandestines, condamnant des vies, des communautés entières.
Au fond du sac, une lettre. Et à côté, un Beretta, froid, chargé. Le poids de l’arme dans ma main me surprend. Je m’assois, lourdement. La lettre porte la signature tremblante de Giovanni Esposito, le grand-père de Giulia. Le papier craque sous mes doigts alors que je prends une longue inspiration. Ses mots frappent, secs, implacables. Une confession déchirante, qui révèle le secret sur la mort du père de Giulia, une vérité qu’il avait portée seul, rongé par la peur.
Il raconte cette nuit fatidique, piégé, forcé par Massimo et ses hommes. La scène se dessine dans mon esprit, chaque détail de cette nuit où tout a basculé : le meurtre maquillé en accident, les menaces qui ont suivi. La lettre tremble entre mes mains alors que je lis ses derniers mots.
« À ceux qui ont donné leur vie, non pour l’or, mais pour la paix de l’âme,
Je vous ai trahis.
Les Esposito et les Rossi ont toujours été liés par le sang et le sacrifice, mais le temps nous a divisés. Je n’ai jamais su naviguer dans cette guerre silencieuse qui nous ronge. Mes jours sont comptés, je le sens dans mes vieux os, et avant de quitter ce monde, je dois me libérer de ce fardeau.
Toute ma vie, j’ai voulu protéger les miens, les abriter des tempêtes que la mer et la vie imposent. Mais dans cette lutte, on finit par faire des choix qui nous hantent jusqu’à notre dernier souffle.
Je porte un secret qui me ronge comme le sel sur la coque des bateaux. Un secret que j’aurais dû dévoiler depuis longtemps. Mon silence a été mon plus grand péché, et je ne peux partir sans l’avoir brisé. Cet argent… c’est le prix de ma lâcheté, celui que j’ai payé pour protéger ma famille. Je n’ai jamais pu y toucher, incapable d’en dépenser un seul sou. Cet argent m’a été remis par un homme qu’on appelle Signor Bianco, en échange de mon silence sur ce qui s’est vraiment passé la nuit où mon fils a perdu la vie, laissant la petite Giulia seule et brisée.
Peu après la nuit de l’explosion, alors que la douleur me broyait, ils sont venus. On m’a enlevé de force. Ils m’ont bandé les yeux et j’ai écouté les menaces de cet homme, sa voix froide comme la mort, m’ordonnant d’oublier tout ce que je savais de l’accident qui avait emporté mon fils. Un “accident”, disaient-ils. Mais je revois encore les flammes avant l’explosion, j’entends chaque nuit les cris de ma petite-fille face au bateau en feu. Mon fils savait, j’en suis certain. Il avait découvert des choses qui auraient tout fait basculer, et pour cela, ils l’ont fait taire.
Signor Bianco m’a fait comprendre que, pour protéger le reste de ma famille, je devais accepter cet argent et garder le silence sur les navires engloutis et les équipages sacrifiés. Avec un pistolet sur la tempe, tremblant comme une feuille, j’ai accepté. Pas par choix, mais par peur. Pour que je n’oublie jamais ce pacte, il m’a laissé le Beretta avec lequel ses hommes me menaçaient, me suggérant que si la culpabilité devenait trop lourde, je pourrais m’en servir pour en finir.
Les heures qui ont suivi… j’ai tenté de me convaincre que cet argent rachèterait ma faute, qu’il offrirait une vie meilleure à ceux qui me survivraient. Mais aucune fortune ne peut effacer la honte et la douleur qui me rongent depuis ce jour. Je n’ai pas eu le courage de parler, ni celui de mettre fin à ma vie.
Je ne demande pas le pardon, car je sais que je ne le mérite pas. Mais j’espère que ces mots apporteront un peu de vérité, même s’ils arrivent trop tard pour réparer ce que j’ai brisé. Si justice doit être rendue, qu’elle le soit. Mais avant tout, je veux que ma famille, mes petits-enfants, sachent que, malgré mes erreurs, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par amour pour eux.
Je ne sais pas si ces mots seront un jour lus, ni s’ils changeront quoi que ce soit. Mais je pars avec l’espoir que la lumière sera faite sur ce drame, et que les Esposito et les Rossi pourront enfin trouver la paix. Peut-être que je rêve trop, mais c’est mon dernier souhait.
Avec tout mon amour,
Giovanni Esposito »
Les mots de Giovanni résonnent en moi, réveillant un murmure ancien de douleurs enfouies, de colères jamais éteintes. Ce passé que je croyais lointain se révèle intime, une mémoire insidieuse, incrustée dans mes veines. Dans celles de Giulia. Chaque phrase porte le poids des rancœurs ancestrales, un héritage scellé dans ma chair, imposé sans que je l’aie choisi. Mes mains tremblent sous le choc de cette révélation, et tout en moi se tend, comme si l’ombre de cette haine, incrustée dans le sang, cherchait encore à se libérer.
Le silence lourd de la cabine est brisé par les bruits des pas, lourds et menaçants, au-dessus de moi. Mon cœur s’emballe. Les hommes de Massimo sont là, et je sais ce que ça signifie. Ils ne sont pas venus pour discuter. La mafia calabraise ne fait pas de prisonniers, et s’ils me trouvent ici, je suis un homme mort.
Je me fige, retenant mon souffle, cherchant désespérément une issue. Mon esprit tourbillonne entre les découvertes récentes et l’urgence immédiate. Je sais que je dois me cacher, disparaître avant qu’ils ne fouillent ce navire de fond en comble. Je me rappelle de la planque que Giulia et moi avions trouvée la dernière fois. La trappe, cachée sous une vieille caisse, est encore là. Sans perdre un instant, je la soulève avec précaution. Un petit escalier mène dans les entrailles obscures de La Speranza.
L’odeur de renfermé et d’humidité m’envahit dès que je descends. La lumière tamisée, filtrée par les fissures de la structure, projette des ombres irréelles, comme si ce lieu était figé hors du temps. Le navire semble presque vivant, respirant à travers les vieilles planches de bois et les chaînes qui pendent des murs. Ce qui m’avait frappé auparavant dans cette cachette, c’était la tension palpable, une paix trompeuse mêlée à une anxiété sourde.
Je referme doucement la trappe derrière moi et me faufile dans l’ombre. Mon souffle est court, mon cœur bat comme un marteau dans ma poitrine. J’entends les hommes au-dessus qui fouillent le bateau. Leur voix rauque se rapproche, ils retournent tout, prêts à tout casser pour me retrouver.
Je garde mon calme. Faut pas que je panique. Mes mains tremblantes sortent mon téléphone. Elena doit savoir ce que j’ai découvert avant qu’il ne soit trop tard. Je compose son numéro, en priant pour que les types n’entendent pas ma voix.
— Elena, où êtes-vous ?
Ma voix est étouffée par la peur qui monte en moi.
— En route pour Montepertuso. Gianni, qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’avez-vous découvert ?
Je ferme les yeux, les mots de Giovanni Esposito me reviennent, lourds de secrets et de trahisons. J’ai du mal à parler, tellement c’est grave. Je prends une grande respiration.
— Elena, c’est pire que tout ce qu’on imaginait. En retrouvant les clés de mon coffre, je suis tombé sur des preuves, de l’argent… et une lettre. C’est Massimo qui a orchestré la mort du père de Giulia. C’était pas un accident, Elena. C’était un meurtre, froidement calculé.
Un silence glacé s’installe de l’autre côté. Je sens le poids des révélations peser dans l’air, aussi lourd que les chaînes au-dessus de moi.
— Gianni, ce que vous avez entre les mains, c’est explosif. Et c’est sans parler du reste…
— Je voudrais que vous mettiez tout ça en sécurité. Les choses deviennent compliquées pour moi.
— Vous vous rendez compte de ce que ça implique ?
— Je commence à m’en faire une idée.
— Oui, mais… Vous êtes sur le point de déclencher une tempête. Ces gens-là… ils reculeront devant rien pour garder leurs secrets.
L’image de Giulia ne me lâche pas. Sa douleur silencieuse, son père sacrifié pour des raisons que personne n’aurait jamais dû découvrir. La colère monte, brutale, plus forte que la peur.
— Ils ont détruit des vies, Elena. Ils ont tué sans scrupules pour protéger leur empire. Si je me tais maintenant, je ne vaux pas mieux qu’eux.
Un soupir lourd traverse le téléphone. Je sens qu’Elena est inquiète, mais aussi résignée.
— Gianni, reprend-elle, cette vérité peut faire autant de mal que de bien. Êtes-vous prêt à en assumer les conséquences ? Si vous dévoilez tout, il n’y aura pas de retour en arrière.
— Pour moi, il n’y a plus de retour possible. Ils ont pris trop de choses, trop de vies. Si je ne dis rien, je me perds. Je dois le faire, pour Giulia, pour tous ceux qu’ils ont brisés.
Un autre silence s’installe, encore plus lourd. Puis Elena reprend, sa voix grave.
— Gianni, vous devez comprendre que chaque pas vous rapproche du danger. Ces types ne laisseront personne démolir leur empire sans réagir. Soyez plus malin, plus rapide qu’eux. Vous comprenez ce que ça signifie ?
Je respire à fond, sentant le poids de ses mots. Je sais qu’elle a raison. La vérité que je porte est un fardeau, mais c’est aussi la seule issue.
— Oui, je comprends. Mais je n’ai plus le choix. Pour Giulia, pour son père, je dois aller jusqu’au bout.
— Alors nous irons jusqu’au bout, ensemble. Mais souvenez-vous, la justice est une arme à double tranchant. Elle peut sauver, mais elle peut aussi tout détruire. Soyez sûr de ce que vous voulez vraiment. Je vous attends à Montepertuso. Et restez en vie.
Je hoche la tête, une détermination froide prenant le dessus sur ma peur.
— J’y serai, Elena. Et je n’ai jamais été aussi sûr de ce que je dois faire.
Je raccroche d’un geste brusque et planque mon téléphone dans ma poche. Les voix au-dessus se rapprochent. Ils fouillent partout. Mon corps est tendu, prêt à réagir. Un bruit sourd résonne, une planche grince juste au-dessus de moi.
Je retiens mon souffle, figé.
— Vérifiez en bas. Assurez-vous qu’il n’est pas planqué là.
Mon cœur s’arrête. Ils vont descendre.
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