Le Silence des Ancêtres
gianni
L’ombre des paroles du pompier plane encore sur nous. Je devrais partir, mais quelque chose me retient ici. Je reste immobile, incapable de m’éloigner de Giulia et de tout ce que nous venons de traverser ensemble. Le chantier naval est désormais un désert de silence, imprégné de l’odeur âcre des cendres. Si je pars, ce ne serait pas seulement elle que j’abandonnerais, mais tout ce que La Speranza représente.
Mon téléphone vibre dans ma poche. Angelo. Bien sûr, c’est toujours dans ces moments-là que tout s’accélère. Je décroche, même si chaque fibre de mon être préférerait ignorer cet appel.
— Gianni, j’en ai assez de jouer les intermédiaires entre toi et tes parents.
Sa voix est plus tendue que d’habitude.
— Qu’est-ce qu’ils veulent ?
— Ils sont furax. Il faut que tu signes ces fichus documents, et c’est pour demain.
— Quels documents ?
— Aucune idée, des trucs liés à tes projets à Naples et le mandat pour que Tommaso prenne la gestion du complexe hôtelier. J’ai tout fait pour gagner du temps, mais sans toi, on est bloqués.
Je frotte mes yeux fatigués et soupire. Le poids des responsabilités familiales me tombe dessus à nouveau. Angelo a raison, je ne peux pas tout fuir éternellement. Pourtant, après ce qu’on vient de vivre ici, c’est difficile de penser à autre chose.
— Merci, Angelo. J’arrive.
Je range mon téléphone et m’assieds à côté de Giulia. Le froid du béton transperce mes vêtements trempés, mais ce n’est rien comparé au froid qui grandit en moi. Tout ce que je porte depuis des années m’écrase soudainement. Giulia me lance un regard curieux, cherchant à comprendre cette lassitude.
— Mauvaise nouvelle ?
— Ce n’est jamais simple avec eux… Le poids des obligations familiales, ça te ronge sans que tu t’en rendes compte.
Giulia détourne légèrement la tête, mais je sais qu’elle m’écoute, même si elle reste silencieuse. Ses yeux encore humides sont tournés vers l’horizon. Elle aussi est perdue dans ses pensées. Je souris, un sourire las.
— Parfois, j’aimerais tout laisser tomber. Mais on sait bien que ce n’est pas une option, n’est-ce pas ?
Elle se tourne enfin vers moi, mais son regard est loin, absorbé dans le vide. Elle se bat avec ses propres pensées. Je tente de sourire, plus pour moi que pour elle. Ses yeux se posent sur moi, brillants de compréhension. Pour la première fois, je sens qu’elle me comprend vraiment, peut-être mieux que moi-même.
— Tu as déjà voulu ça ? Vraiment ? Ou est-ce juste ce que tout le monde attend de toi ?
Sa voix est douce, mais chaque mot frappe juste. Je prends une profonde inspiration. Elle a touché un point sensible.
— Non, je n’ai jamais voulu cette vie. En réalité, j’ai souvent rêvé de tout fuir.
— Fuir ?
— Voyager, découvrir autre chose, être libre. Mais chaque fois, quelque chose me ramène ici. Ce n’est pas juste la famille… c’est ce que je suis censé incarner.
Giulia hoche lentement la tête. Elle comprend, et ça me soulage, un peu.
— Je connais ça. Difficile d’échapper à ce que les autres attendent de toi, surtout quand ça dure depuis des générations.
On fuit rarement ce qui coule dans nos veines. Le silence qui suit est différent, apaisant. Nous partageons enfin quelque chose, une complicité muette, comme si nos vies, pourtant si distinctes, reposaient sur les mêmes fondations.
— Et toi, Giulia ? Tu t’es déjà demandé ce que tu ferais si tu pouvais tout laisser derrière toi ?
Son silence en dit long. Les rêves que l’on n’ose pas poursuivre finissent par nous hanter. Son sourire est triste, et ses yeux se voilent. On ne choisit pas toujours. Le poids des héritages, des promesses, des attentes tacites… Un frisson me parcourt, plus glacial que la nuit, lorsqu’elle se décide enfin à parler.
— Bien sûr que j’y ai pensé. Mais parfois, ce que tu veux n’a pas d’importance. On est pris dans des histoires qui nous dépassent. On n’a pas toujours le choix.
Et là, dans ce silence partagé, je comprends. Nous sommes tous les deux piégés, nos désirs étouffés sous le poids des attentes.
*
Difficile d’échapper à un destin tracé par des générations. Cette pensée me hante alors que la maison des Rossi apparaît, imposante et immuable, telle une forteresse gardienne de secrets anciens. Ses murs de pierre, figés dans le temps, emprisonnent des histoires que personne n’ose raconter. En approchant, une brise glaciale me traverse, rappelant que la tempête qui plane sur nos vies menace bien plus que nos corps.
Le grincement des lourdes portes, autrefois familier, résonne aujourd’hui comme un sombre présage. À l’intérieur, la salle à manger ressemble à un mausolée. Les portraits austères des ancêtres nous scrutent, leurs regards sévères pesant sur chaque mouvement. Les meubles massifs alourdissent l’espace. L’air est épais, saturé de cire et de bois vieilli, comme si le passé imprégnait chaque recoin.
Autour de la grande table en chêne, ma famille échange des regards lourds de sous-entendus. Les silences hérités sont les plus lourds à briser. Ma mère, assise en face de moi, me fixe avec une intensité familière. Mon père, affaissé au bout de la table, brise le silence d’une voix ferme, mais légèrement tremblante :
— Gianni, tout le village parle de cet incendie. Ils disent que ça aurait pu être pire.
Je remarque la fatigue sur son visage. Sa toux légère, sa main cherchant un appui sur la table… tout ça m’inquiète plus que je ne l’admets. Je tente de le rassurer, mais mes mots sonnent creux, même à mes propres oreilles :
— On a réussi à limiter les dégâts. Rien de grave.
Une demi-vérité. La phrase du pompier me hante encore : « Vous avez reçu des menaces, récemment ? » L’image des flammes dévorant La Speranza reste gravée en moi. Voir mon père ainsi affaibli pèse lourdement. Mon cousin occupe toute la place avec son regard suffisant.
Ma mère, observatrice, intervient d’une voix froide :
— Les Esposito… ils ne sont sûrement pas innocents. Ils savent toujours tirer profit des moments difficiles.
La colère monte en moi, mais je me cache derrière un sarcasme amer :
— Bien sûr. Ils ont probablement tout orchestré pour quelques billets de plus.
Elle prend mes mots au sérieux, se penchant légèrement vers moi :
— Une arnaque à l’assurance expliquerait bien des choses. Si le navire est assuré à une valeur élevée, c’est plausible. Ce genre de fraude est courant.
Je reste interdit. L’idée me semble invraisemblable, mais dans cette famille, plus rien ne surprend. Angelo, à côté de moi, joue nerveusement avec son briquet sans l’allumer, par respect pour mon père. Il intervient, comme toujours, sans détour :
— Giulia Esposito… Elle sait obtenir ce qu’elle veut. Tu sais ce qu’elle cherche vraiment, Gianni ?
Je le regarde, surpris par la profondeur de son insinuation. Plus qu’une critique, c’est un avertissement. Je pèse mes mots avant de répondre :
— Les gens ne sont pas toujours ce qu’on croit. Il vaut mieux attendre avant de juger.
Il me fixe un instant, son briquet toujours entre ses doigts, puis hoche lentement la tête. Il comprend que ma décision est prise. Désireux de clore cette discussion étouffante, je me redresse :
— Où sont les papiers ? Je vais signer, qu’on en finisse.
On me tend les documents. Je signe, sentant la tension dans la pièce s’épaissir. Dès que c’est fait, je me lève et quitte la salle, le cœur battant. L’atmosphère est trop lourde, j’ai besoin de m’éloigner avant que mes émotions ne me submergent.
En traversant le couloir, mon regard se pose sur une vieille photographie de mes parents, figés dans un bonheur aujourd’hui révolu. Ce souvenir me serre le cœur. Dans mon bureau, j’essaie de me concentrer sur mes dossiers, mais mon esprit erre, hanté par tout ce que nous avons découvert aux archives avant l’incendie. Je pense à mon père, à sa santé fragile, et à ce qui pourrait en être la cause. L’idée que nos ancêtres puissent être liés à ce drame me tourmente.
Je m’installe devant mon ordinateur, cherchant désespérément des réponses. De fil en aiguille, d’hypothèse en théorie, le temps file. Un article récent attire mon attention « Le Scandale des Déchets Toxiques en Méditerranée : Une Histoire de Pollution et de Corruption sans Fin ? »
L’article retrace les opérations criminelles des années 80 et 90, où la Mafia, notamment la ‘Ndrangheta, immergeait des déchets toxiques dans la Méditerranée contre des paiements massifs. Des entreprises avaient fait appel à eux pour se débarrasser de déchets industriels, y compris des matières radioactives par l’intermédiaire d’une plateforme opaque dénommée ODM. Le résultat ? Des ravages environnementaux et une explosion des cancers et troubles neurologiques dans les zones touchées. Au centre de cette affaire, un certain Signor Bianco apparaît régulièrement. Peu de responsables ont été condamnés. Le silence persiste, maintenu par l’intimidation et la violence.
Ces mots résonnent en moi comme une menace. Signor Bianco… ce nom m’obsède, mais je n’ai toujours aucune preuve concrète. L’idée que ma famille puisse être impliquée me ronge. Incapable de rester assis, je quitte mon bureau, une toux résonne dans la nuit. Mais à ma grande surprise, elle ne vient pas des appartements de mes parents.
Intrigué, je sors sur la terrasse, longeant la piscine avant de me diriger vers le garage. L’inquiétude grandit en moi. Mon père est là, penché sur quelque chose dans l’ombre.
— Papa ? Qu’est-ce que tu fais ? Tout va bien ?
Il s’interrompt, tentant de se redresser dignement.
— Ne me déconcentre pas ! Je sais ce que je fais.
— À deux heures du matin, dans le garage ?
— Deux heures ? Il est déjà si tard ?
Sa confusion me frappe.
— Papa, tu devrais voir un médecin. Tu oublies de plus en plus de choses…
Il écarte ma remarque d’un geste agacé, continuant de manipuler un objet que je ne distingue pas encore.
— Ce n’est rien. Juste cette toux qui ne veut pas me lâcher.
Ses yeux, jadis perçants, sont ternes, et une vague de peur m’envahit.
— Laisse-moi t’aider, Papa.
Après une brève hésitation, il acquiesce.
— Et le navire… tu avances bien ?
Une onde glaciale me traverse. On a déjà eu cette conversation plus tôt. Il a oublié l’incendie. Son état me terrifie, mais je n’ose pas le lui dire.
— Oui… Giulia m’aide beaucoup.
À l’évocation de Giulia, son regard se durcit, mais il ne dit rien. Le silence retombe. Je prends une profonde inspiration, décidé à aborder un sujet délicat, malgré la culpabilité qui m’envahit.
— J’ai trouvé des lettres à bord. Elles mentionnent Signor Bianco. Tu sais quelque chose à ce sujet ?
Mon père se redresse brusquement, ses gestes deviennent nerveux.
— Ne te mêle pas de ça, Gianni.
Sa voix tranchante fige l’air. Il cache quelque chose, c’est évident, mais je n’ose pas le forcer à en parler. Soudain, je réalise ce qu’il tient : un jerrican d’essence. Les souvenirs de l’incendie de La Speranza me reviennent violemment.
— Pourquoi tu manipules ça ?
L’odeur de carburant, l’incendie récent… tout s’assemble de façon inquiétante dans mon esprit. Mon père hausse les épaules, feignant l’indifférence :
— Jusqu’à preuve du contraire, le jardinier ne pisse pas dans nos tondeuses, Gianni.
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