Chapitre 2
Talya
Depuis la fenêtre de ma chambre, j’observe le fleuve aux berges blanches tout en relevant le pied de biche de ma machine à coudre afin de changer d’aiguille et de bobine. D’ici, je peux voir, notre jardin, le break Lada turquoise en piètre état appartenant à ma mère et le dôme de la patinoire Tauride Garden où j’ai l’habitude de m’entraîner. La Neva qui la borde se pare de reflets nacrés à chaque fois que Saint-Pétersbourg dévoile son manteau neigeux au petit matin. Et en dépit de mon mal de tête, j’apprécie les scintillements offerts par l’aube glaciale, tout en fredonnant « Exes » de Taxi qui meuble en douceur le silence de mes surpiqures.
Au milieu de mes coupes, médailles et trophées, le patron de ma prochaine tenue est à portée de main, c’est toujours mieux que de repriser les chaussettes de ma mère. Non loin du miroir sur pied, j’ajuste la pièce de Lycra et règle la tension de la vieille Singer avant de me remettre à la tâche. Je mise sur une tunique rouge pour la saison à venir, espérant marier au mieux ma tenue de compétition avec ma coiffure flamboyante. Un teint porcelaine contrasté par un tissu carmin et une chevelure rousse… Je me persuade que ce cocktail devrait être du meilleur effet lorsque mon téléphone se met à vibrer sur le bureau.
« La saison reprend, j’espère que tu vas mieux. Je n’ai pas de nouvelles, je m’inquiète. Tu m’en veux ? »
La gorge serrée devant l’écran affichant les mots d’Isaak, je me sens tout à coup rattrapée par le spleen, comme au lendemain d’une rupture : un peu fautive, surtout blessée. Blessée et au bord des larmes. Après des années comme coéquipiers, partenaires à la glace comme à la ville, nous ne sommes plus rien aujourd’hui. Simplement deux étrangers, l’un qui cherche à s’excuser et l’autre à éviter tout contact. Il souhaite revenir vers moi, et j’ignore pourquoi, je veux seulement l’oublier.
Alors oui, en effet… peut-être que je suis encore en colère. Peut-être que j’ai du mal à accepter son erreur, sa faute. Me faire lourdement tomber en finale, c’était un cauchemar qui me marquera à jamais. Et ce n’était pas une simple bourde involontaire. Piétiner nos chances de décrocher le titre, c’était m’arracher une part de rêves, voler tout un pan de mon futur. Comment a-t-il pu m’infliger ça ? Je l’ignore, mais me plaquer sans aucune forme de procès, c’était la décision qui a définitivement tué celle que j’étais. Je garde une cicatrice de mon traumatisme crânien, une plaie dans le cœur et des bouts d’espoir que je tente de recoudre.
Vice-championne d’Europe en couple… Il m’a fallu me contenter de la deuxième place, à un cheveu de l’objectif que je m’étais fixé. Et s’il n’y avait que ça… Mais on ne m’y reprendra plus, je reviendrai au meilleur niveau et j’irai chercher ma médaille vêtue de rouge, sans aucun partenaire. Je le ferai pour la seule personne qui me soutient dans cette maison. Et ma première place au championnat de Russie en solo n’est que la première marche de ma revanche sur la vie.
— Talya, tu es là ? Il y a du courrier pour toi.
Dans mon dos, ma mère me surprend en pleine réflexion et j’abandonne la confection de ma tenue, intriguée par l’enveloppe qu’elle me tend mais aussi par les fluctuations de sa voix lorsqu’elle reprend :
— C’est la fédération. Tu leur as écrit ?
— La fédération ? Donne !
Sans trahir la moindre expression de son regard aux nuances de menthe fraiche, elle effleure son nez orné de quelques taches de rousseur et semble attendre l’ouverture du courrier, froide et sceptique. L’espace d’un instant mon œil s’arrête sur le reflet du miroir où je nous vois toutes les deux. On se ressemble tellement. Du moins physiquement, pour ce qui est du reste…
Je libère la lettre, et dès les premières lignes, mon cœur bat la mesure un peu plus fort.
— Ils… ils m’ont…
— Quoi ?
— Je suis sélectionnée, maman.
Je n’en reviens pas. Il y a écrit « Admise » à côté de mon état civil. Moi, mademoiselle Talya Glinka, je suis invitée à rejoindre la crème de la crème. Suite à ma performance au championnat de Russie, le sélectionneur national souhaite m’intégrer au centre de formation à Moscou.
— Je me suis fait remarquer, mon dossier est passé en priorité !
— Talya… Ne dis pas de sottise, tu sais très bien que tu n’as pas le niveau ! Ni même les épaules assez solides.
N’importe quelle mère, à plus forte raison professeur de patinage artistique dans un petit club amateur, serait folle de joie. Enfin, j’imagine… mais la mienne se contente de reculer d’un pas et de croiser les bras en me dévisageant comme si je lui faisais pitié.
— Pourtant, il y a écrit que je suis conviée à me rendre au centre de formation Sovetov ! J’ai déjà un numéro de chambre !
Ma voix déraille tant je peine à réaliser, on vient de m’ouvrir les portes de l’Élite, j’ai beau avoir vingt-deux ans, j’ai l’impression de revivre la magie d’un matin de Noël. On m’offre un pont d’or, avec à la clé, si je tire mon épingle du jeu, la fierté de rejoindre l’équipe nationale. J’éprouve déjà le bonheur de représenter notre patrie dans toutes les compétitions de très haut niveau. Plaquant l’heureuse nouvelle contre ma poitrine, j’ai beaucoup de mal à ne pas sourire, à dissimuler les étoiles qui brillent dans mes yeux. Mais tout ça disparaît lorsque je cherche l’approbation de ma mère.
— Tu te rends compte maman ?
— Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Ce n’est qu’un bout de papier.
Élevée à la dure, dans le dépassement de soi, j’ai l’habitude de son insatisfaction constante pourtant, je me sens égratignée par les mots qui sortent de sa bouche ensuite.
— Je crois que tu te fais une fausse joie, ma fille. Tu t’emballes et tu gâcheras tout, comme d’habitude.
N’hésite pas à me laisser un commentaire ci-dessous, à partager et réagir, ça me fera plaisir 🙂