Faida – Chapitre 15

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Table des matières

L’Illusion Effondrée

Giulia

Quelques semaines avant l’accident…

Le moteur du hors-bord ronronne doucement, chaque vibration me tire de mes illusions, fissurant lentement une façade fragile. Je ressens un poids écrasant sur ma poitrine, un silence oppressant, dense, qui s’infiltre en moi comme l’eau glacée d’un orage passé. La nuit disparaît, emportant tout ce que je pensais pouvoir sauver, comme une vague engloutissant un rivage. Le lien fragile qui semblait nous unir se délite à chaque souffle du vent marin. Je pose mes yeux sur Gianni, et il n’y a rien. Rien dans ses gestes, rien dans son regard, qui pourrait laisser deviner ce qu’il s’est réellement passé cette nuit. J’ai l’impression d’avoir rêvé. Peut-être que je me suis fait des films. Que tout ça n’était qu’une projection, une illusion prête à s’effondrer.

Il est là, si calme, si distant, comme si cette nuit n’avait jamais existé. Peut-être que rien ne s’est jamais produit. Peut-être qu’il n’y avait jamais rien à préserver. Si son poignet n’était pas bandé, si ses vêtements n’étaient pas froissés, j’aurais pu croire que j’avais tout inventé. Que Gianni n’a jamais plongé dans l’œil du cyclone pour moi. Mais ces détails, ces blessures à peine masquées, rappellent que quelque chose a bien eu lieu, même s’il fait tout pour s’en détourner.

Le grondement d’un hélicoptère au loin me ramène brutalement à la surface. La vérité s’enfonce en moi comme une lame froide. J’ai l’impression qu’on m’a arraché quelque chose d’essentiel, mais je ne sais pas quoi. Gianni est déjà loin, retourné dans sa vie, me laissant dans ce vide glacial. Ce silence entre nous est pire que tout. Ce qui s’est passé semble irréel, comme un rêve qui se dissipe avec la lumière du jour.

Le bateau file vers la côte, mais je suis restée là-bas, prisonnière de cette nuit et de ce qu’elle a détruit. Je me sens brûlée, marquée par quelque chose que je ne peux effacer. Le silence, plus lourd que mille cris, m’écrase. Gianni est là, face à moi, mais il est déjà parti. Ses yeux perdus dans l’horizon, ses mains crispées sur le rebord du bateau, tout en lui est tendu. Mais entre nous, il n’y a plus rien.

Je prends une grande inspiration, l’air salé brûle ma gorge. C’est fini. Ça n’a peut-être jamais existé. Le poids de l’échec m’écrase.

— Ça va, Gianni ?

Ma voix se brise. Un murmure à peine audible, presque une supplication. Je ne sais même plus pourquoi je lui parle. Peut-être que j’attends une réponse qui ne viendra jamais, une planche de salut dans un océan vide.

— Juste crevé. Je pense au boulot qui m’attend.

Des mots froids, tranchants. Ils tombent comme des pierres dans un puits sans fond, sans écho, sans résonance. Je frissonne, mais pas à cause du vent. C’est cette distance qui me tue. Ce gouffre entre nous qui ne cesse de s’élargir, comme une faille sous mes pieds. Le silence revient, plus lourd encore. Le moteur s’éteint, laissant place à ce vide immense. Le sable tiède sous mes pieds ne suffit pas à réchauffer ce froid qui s’insinue dans mes veines, un froid intérieur, implacable. J’ai beau marcher, avancer, une part de moi reste figée là-bas, entre ces murs fragiles où tout s’est joué. Ou peut-être que rien ne s’est vraiment joué.

Les palmiers brisés par la dernière tempête sont comme des échos de mon propre effondrement. Leurs troncs déchiquetés jonchent le sol, témoins silencieux de ce que nous avons vécu, même si Gianni fait tout pour l’effacer. Il ne peut pas fuir cette réalité, pas plus que moi. Gianni avance devant moi, les épaules voûtées sous un poids invisible. Il ne se retourne pas. Il ne m’attend pas. Je ralentis, épuisée. À quoi bon courir après ce qui est déjà détruit ?

Ses pas marquent le sable comme des cicatrices. Chaque empreinte creuse un peu plus la distance. Je serre les poings, l’envie de crier, de le forcer à se retourner m’étouffe, mais je me retiens. Mes doigts glissent sur le bracelet de corde autour de mon poignet, rappel cruel que je suis seule, face à ce retour au réel interminable.

Soudain, Gianni se tend. Ses épaules se crispent, il ralentit. Je suis son regard et vois un groupe de pêcheurs émerger de l’ombre. Trois hommes massifs, menaçants, s’avancent vers nous : Rico, avec sa démarche traînante, les yeux perçants toujours à l’affût. Enzo, le plus grand, une cicatrice traversant sa joue comme un avertissement silencieux. Et Claudio, silencieux mais toujours partant pour cogner, ses poings serrés comme s’il contenait une rage sourde. Leur présence me glace. Je les connais trop bien.

Gianni s’éloigne de moi, comme s’il voulait me protéger, ou peut-être se détacher encore plus. Sa main se serre autour de son poignet bandé, prêt à affronter cette nouvelle tempête qui approche, tandis que l’air se charge d’une tension électrique, prête à exploser.

 

Gianni

 

Je savais que ça allait arriver. Le sable est froid sous mes pieds, chaque pas s’enfonce un peu plus dans cette réalité inévitable. Le vent marin siffle, glacial, et je me concentre sur la rugosité du sol, chaque grain de sable cherchant à m’ancrer, à m’empêcher d’avancer. Comme pour me rappeler ce qu’il y a entre Giulia et moi : le vide, immense, pesant. Nécessaire.

Je sens le poids sur mes épaules s’alourdir, pas seulement à cause de cette matinée interminable, mais à cause de tout ce que je tais. De tout ce que je fuis. Derrière moi, je perçois Giulia. Ses pas ralentissent, hésitants, presque résignés. Elle espère, sans doute, que je me retourne. Que je lui adresse un mot. Un geste. Que je dise ce que je ne parviens pas à sortir. Mais je ne peux pas. Pas maintenant. Mes poings se serrent, mes ongles mordent mes paumes.

Chaque pas est plus lourd que le précédent. Ce n’est pas seulement le sable qui me ralentit, c’est la signification de ce mouvement : avancer, laisser derrière. Abandonner. Le goût amer de la trahison et de la lâcheté se faufile dans ma gorge. Je le sais, elle le sait, mon silence la détruit. Elle ne le dira pas, mais je le sens. C’est peut-être mieux ainsi. Si je parlais vraiment, si je crachais ce que j’ai au fond du cœur, ça serait pire. Je la blesserais encore plus.

Puis, à quelques mètres, les voix des pêcheurs proches des Esposito commencent à se faire entendre. Des murmures menaçants qui se transforment en vagues de reproches. Ils nous attendent. Ils m’attendent. Le vent emporte leurs paroles. Le comité d’accueil me semble méchamment remonté. Ce qui approche me semble inéluctable. Un grondement de colère. Je m’en doutais. Je suis prêt à encaisser.

— Giulia, on te cherchait partout ! Qu’est-ce que tu fais avec lui ? Un Rossi ? T’as passé la nuit avec un Rossi ?

La voix rauque d’un certain Rico, le plus proche, tranche l’air comme une lame. Ils avancent pour mieux m’intimider. Je reste impassible, les yeux rivés vers l’horizon. Rien de ce qu’ils pourront dire ne sera plus douloureux que ce que je ressens déjà. Mais Giulia essaie quand même de me défendre. Mais Giulia, elle, tente encore de me défendre. Elle se dresse face à eux, frêle mais résolue, sa voix tremblante.

— Non, vous ne comprenez pas. Gianni m’a sauvée. J’étais en mer hier soir ! Il n’a rien fait de mal.

Ses mots flottent, mais sonnent creux. Même pour moi. Leur colère monte. Enzo, un des plus vieux, le visage buriné par les années passées en mer, s’avance, son regard dur et froid.

— Son chemisier est déchiré ! T’as profité d’elle, Rossi ?

Il s’arrête à quelques centimètres de moi, son haleine chargée de mépris. Sa rage crépite dans l’air. Il me défie du regard, prêt à exploser.

— Tu l’as manipulée… ou pire encore. Enfoiré !

Un sourire glacé naît sur mes lèvres. Cynique, désabusé.

— Bien sûr. Parce que c’est mon truc, non ? Sauver des gens pour les briser ensuite.

Mes mots sont des poignards. Acides, mais nécessaires pour garder le contrôle. Un autre pêcheur, Claudio s’empare d’une branche de bois flotté traînant sur le sable, sa main serrée autour de l’écorce rugueuse. Il est prêt à frapper. Le conflit est inévitable, je le sens. Mais Giulia s’interpose, désespérée.

— Arrêtez !

Sa voix s’élève, mais se perd dans le son des vagues. Et moi, je me tiens là, spectateur silencieux de ce naufrage. Je pourrais intervenir. Mais à quoi bon ? Je suis le méchant dans cette histoire. Autant qu’elle le comprenne maintenant.

— Giulia… tu crois vraiment que ça en vaut la peine ? Je suis un Rossi. Un monstre. Pourquoi gaspiller ton souffle ?

Elle se tourne vers moi, ses yeux encore pleins d’espoir. Elle cherche encore une issue, une explication. Un moyen de sauver ce qu’elle pense être possible.

Je secoue la tête, fatigué. Le poids de mes erreurs pèse sur mes épaules comme une montagne.

— Quelle vérité, Giulia ? Tout ça n’a plus d’importance. Je ne suis pas ce que tu crois. Ni ce que tu voudrais que je sois.

— A quoi tu joues ? On n’a rien fait de mal. Tu m’as sauvée, tu as risqué ta vie pour moi !

Ses mots frappent comme des vagues, mais ils aggravent seulement la situation. Les regards des pêcheurs deviennent plus durs, leurs poings se serrent. Ils refusent de comprendre. Et moi, je saute sur l’occasion, prêt à tout détruire.

— Ne sois pas ridicule, Giulia. J’ai mes propres raisons. Tu n’es qu’un pion dans tout ça.

Ces mots sont du poison. Je les crache, cruels, tranchants, autant pour moi que pour elle. Je les déteste autant que je me déteste. Mais c’est nécessaire. Elle doit comprendre. Je ne suis pas celui qu’elle imagine. Pas un héros. Juste un homme brisé.

Le silence qui s’installe est oppressant. Les pêcheurs me fixent encore, leurs jugements lourds, mais ça ne m’atteint plus. Giulia, elle, me regarde, brûlante de colère et de désespoir. Elle s’approche, son visage à quelques centimètres du mien, la tempête dans ses yeux prête à éclater.

— C’est ça que tu veux, Gianni ? Tout nier ?

Sa voix tremble, mais elle ne recule pas. Son souffle est doux, mais il tranche comme une lame. Elle refuse de me lâcher. Et moi, je me tiens là, incapable de bouger, mes poings toujours serrés, la rage montant en moi, prête à éclater.

— Pour nier quoi que ce soit, il aurait fallu qu’il se passe quelque chose, tu ne crois pas ?

Parfois, il est plus simple de briser ce qui n’a jamais été construit, que d’affronter l’échec. Je détourne le regard, incapable de soutenir le sien une seconde de plus. Parce que je sais que si je la regarde encore, je vais craquer. Définitivement. Je me hais.
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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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Julie
28 jours il y a

Aoutch… ça pique !!!

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