Faida – Chapitre 73

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Sous les débris du passé

gianni

Le silence règne, épais comme du goudron, engloutissant tout autour de moi. Il ne reste que l’écho métallique d’un chantier désert pour me rappeler que j’existe encore. Chaque grincement dans cette carcasse de chantier naval, chaque vibration creuse un peu plus l’abîme qui s’est ouvert le jour où Giulia a tourné le dos. Ce n’est pas un vide que le travail pourrait combler. C’est plus profond, plus sournois. Un gouffre sans fond, où chaque erreur passée résonne encore, sinistre.

La Speranza se tient là, devant moi, presque méconnaissable, un mât flambant neuf posé à ses côtés. Une blague de mauvais goût, un symbole d’ironie amère. Ce mât, payé au prix fort, cadeau empoisonné de mon oncle, Massimo. Un don d’un côté, un coup de poignard de l’autre. Il me l’offre pour mieux me rappeler que tout ce qui compte à mes yeux peut être réduit en miettes. Massimo a ordonné ce carnage. Ses hommes ont éventré le navire avec la brutalité de bêtes enragées, pour me prouver que je ne suis rien, que tout peut disparaître en un clin d’œil. Surtout ce qui me reliait à Giulia.

Je balaye la coque défigurée avec ma lampe torche, dévoilant les plaies profondes du navire. La Speranza n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était, tout comme nous. Mes doigts effleurent une planche fendue, la fibre du bois contre ma peau me renvoie tout le poids des souvenirs de Giulia. Je revois son sourire, celui qu’elle affichait chaque fois qu’elle parlait de ce bateau, ses yeux brillants lorsqu’elle contemplait la mer. Ce sourire me hante. Il est à jamais hors de portée, une lumière lointaine qui continue de me brûler.

Je reste là, peut-être des heures, à essayer de remettre un semblant d’ordre dans ce chaos. Comme si réparer ce bateau pouvait réparer ce que j’ai brisé entre nous. Chaque coup de marteau, chaque clou planté est une prière muette, une tentative désespérée de racheter mes erreurs, de ramener ce qui est perdu. Mais je sais, au fond de moi, que tout est fini. Pour Giulia. Pour nous.

Les planches abîmées sous mes doigts me conduisent inévitablement vers la cabine, cet endroit où tout a commencé. Je m’arrête devant la petite table en bois, celle où nous passions des heures à jouer à la Scopa, nos échanges de sarcasmes devenus les fils conducteurs de notre relation. Elle riait, moqueuse, en posant ses cartes, ses longs cheveux en désordre autour de son visage. C’est là, dans cette cabine, entre les rires et les provocations, que notre destin s’est scellé. La mer, un baiser, et nous deux, si proches, si intenses.

Je me laisse tomber sur le banc, le souffle court, écrasé par le poids des souvenirs. Sans réfléchir, je sors mon téléphone. J’ai besoin de lui parler, de lui dire que je suis désolé, que je veux nous retrouver, que ce bateau, cette simplicité, c’était tout ce que je voulais. Mais alors que je m’apprête à écrire, un bruit sec résonne derrière moi. Des pas lourds. Menaçants.

Je me retourne d’un bond. La lumière de ma torche vacille, dansant sur les murs du chantier. Ils sont là. Une silhouette, puis deux, puis trois. Une meute. Leurs visages sont inexpressifs, dénués d’humanité, des ombres appartenant à Massimo. Mes entrailles se tordent. La peur monte, implacable.

— Gianni, on dirait que tu as eu une visite intéressante ce soir. On a vu une jolie rousse te suivre jusqu’ici. Une gratte-papier, non ?

Mon estomac se noue, et une terreur glaciale me traverse. Elena Verdi. Ils l’ont vue. Ils savent qu’elle est dans les parages. Je sens la sueur perler sur mon front tandis que la panique me saisit, comprimant ma poitrine.

— Ce n’est personne d’important. Elle n’a rien à voir avec tout ça.

J’essaie de minimiser, espérant que cela suffira. L’un des hommes s’approche encore, me forçant à reculer d’un pas. La lumière de ma lampe éclaire son visage, et le mépris dans ses yeux est si palpable qu’il me coupe le souffle.

— Rien à voir avec tout ça ? T’es sûr, Gianni ? Parce que si elle est journaliste et qu’elle fouine, ça devient notre problème.

Je tente de garder mon calme, mais chaque muscle de mon corps est tendu, chaque battement de mon cœur résonne douloureusement.

— Elle ne sait rien, je vous le jure. Je n’ai rien dit, rien du tout.

Les hommes échangent un regard, puis celui qui semble être leur chef se penche vers moi. Son souffle chaud me caresse la peau, une vague d’amertume qui me prend à la gorge.

— Les journalistes, ça se contente rarement de ce qu’on leur dit, Gianni. Si elle a vu ou entendu quoi que ce soit… on ne peut pas prendre ce risque.

Sa voix est comme une lame, chaque mot une entaille plus profonde. L’image de Giulia s’impose à moi, son visage effrayé. L’idée qu’elle puisse être en danger à cause de moi me paralyse.

— Elle ne sait rien. Je vous assure, je ne lui ai rien dit.

Un silence lourd s’installe, puis l’un des hommes avance d’un pas, un sourire mauvais étirant ses lèvres.

— T’es sûr de ça ? Parce que t’as l’air nerveux, là.

Avant que je puisse répondre, un poing s’abat sur ma mâchoire. La douleur est fulgurante, une déflagration qui brouille tout. Je vacille, le goût métallique du sang envahit ma bouche, et je m’effondre. La lampe torche roule au sol, sa lumière vacillante projetant des ombres distordues sur les murs du chantier. Le monde devient flou, mais le visage de Giulia reste net dans mon esprit. Je tente de me relever, mais un coup de pied brutal s’enfonce dans mes côtes, m’arrachant un cri de douleur. Je retombe lourdement, chaque respiration est un supplice.

Je reste au sol, les sons autour de moi se transformant en un bourdonnement indistinct, des murmures incompréhensibles. Mais un nom ressort : Giulia. Mon cœur se serre, la terreur monte encore.

— Souviens-toi bien de ça, Gianni. Oncle Massimo veut ce bateau, et il n’a pas besoin de complications. Quant à ta copine la journaliste, assure-toi qu’elle reste tranquille.

Alors que les hommes commencent à s’éloigner, l’un d’eux s’arrête brusquement, comme s’il venait de se rappeler de quelque chose. Il se tourne vers moi, un rictus cruel aux lèvres. Je sais qu’un autre coup va suivre, mais je suis impuissant.

— Oh, et une dernière chose…

Il me frappe violemment dans les côtes, m’arrachant un cri encore plus perçant.

— C’est un cadeau de Massimo. Il est contrarié que la statue soit si mal recollée. Pour pas changer, t’as fait un boulot de merde, Gianni.

Complètement sonné, je reste allongé, la douleur irradiant dans tout mon corps. Chaque pulsation me rappelle que je suis encore vivant, mais à quel prix ? Avant de partir, l’un des hommes repère mon trousseau de clés tombé au sol. D’un geste méprisant, il shoote mon melon doré, envoyant les clés voler à quelques mètres de moi. Le bruit des clés frappant le sol résonne comme un glas, un dernier acte de mépris. Elles atterrissent avec un bruit sourd dans l’obscurité, se perdant parmi les débris du chantier, tout comme le contrôle que j’avais encore sur ma vie.

L’un d’eux se retourne encore une fois, un sourire mauvais au coin des lèvres.

— Et un dernier conseil, Gianni… Ne manque pas ton rendez-vous avec la juriste demain, 9h00. Massimo n’aime pas qu’on le contrarie. Alors sois à l’heure à La Sponda.

Puis, ils disparaissent, me laissant seul avec le goût du sang dans la bouche. Je me tords de douleur, chaque souffle est une torture. La nuit m’écrase, et la peur ne me quitte pas. Giulia. Je pense à elle, à ce que tout ça implique, me perdant dans le noir absolu.

*

Le froid s’accroche encore à mes vêtements quand je descends de la voiture, les mains tremblantes sur la portière de mon Stelvio rouge. Le goût métallique du sang reste en travers de ma gorge, une douleur sourde pulse dans ma mâchoire, mais c’est Elena Verdi, la journaliste, qui me hante. Ses mots, son enquête, sa détermination à creuser là où personne n’ose. Je referme la porte de la maison, et le silence, lourd, m’enveloppe. Ce soir, il n’a rien de réconfortant. Il est chargé de tout ce que j’ai laissé s’effondrer, de toutes les vérités que j’ai fui.

Chaque pas me rappelle la raclée reçue. Mon oncle Massimo ne laisse jamais de doute sur ses intentions. Ses hommes, leurs coups, c’étaient des avertissements clairs : éloigne-toi de la journaliste, ou ce ne seront pas seulement tes os qui voleront en éclats. Mais c’est le regard de celui qui a frappé le dernier qui me hante, ses mots résonnant encore : « ne manque pas le rendez-vous avec la juriste demain ». Je serre les dents, incapable de fuir l’incendie qui brûle dans ma tête.

Dans la cuisine, le froid de la glace contre ma pommette enflée est un choc brutal, mais ce n’est qu’un pansement sur la surface. En dessous, c’est autre chose qui me ronge. Comment pourrais-je protéger Giulia alors que je suis incapable de me défendre moi-même ?

Les pas légers de ma mère rompent le silence. Elle descend les escaliers, un grincement à chaque marche. Je sens son regard sur moi avant qu’elle n’entre dans la cuisine. Son parfum de lavande flotte encore, mais ce soir, il appartient à un autre temps, un temps où tout semblait simple.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Sa voix est douce, mais l’inquiétude transparaît clairement. Je veux la rassurer, dire que tout va bien, mais je sais que c’est un mensonge. Comment la tromper alors que moi-même, je ne crois plus à mes propres mots ?

— Rien, maman, juste un malentendu.

Je tente un ton détaché, mais elle me connaît trop bien. Elle lit à travers moi, voit la fatigue, la douleur. Je tente de minimiser, mais son regard, lourd de tout ce que je ne dis pas, scrute ma pommette, et je sens la peine que je lui inflige. Chaque blessure sur mon corps semble être une blessure dans son cœur.

— J’ai entendu dire que tu avais vendu ta Maserati. Pourquoi cette décision si soudaine ?

Elle essaie de rester calme, mais je vois la déception percer. Pour elle, la Maserati n’était pas qu’une voiture, c’était un symbole de réussite, de liberté. Un vestige de ce que j’étais, de ce que j’aurais pu être.

— Tu veux savoir pourquoi ?

Un sourire amer m’échappe, mes mots dégoulinent de sarcasme.

— Il fallait bien que je rembourse papa. Après tout, dans cette famille, l’argent passe avant tout, non ?

Je détourne le regard, incapable de soutenir ses yeux pleins de douleur et d’incompréhension. Cette voiture, c’était plus qu’un bien matériel. C’était une part de moi, un morceau de liberté que j’avais cru pouvoir posséder. Un rappel des jours où j’avais encore l’illusion de contrôler ma vie.

Ma mère essaie de défendre le patriarche, sa voix douce, presque implorante.

— Ton père se sent décliner… Il veut simplement te préparer au mieux, Gianni.

Je l’entends, mais la colère monte en moi, dirigée autant contre mon père que contre moi-même, contre cette incapacité à échapper à son emprise.

— La vérité, c’est qu’il ne m’aurait jamais confié la moindre responsabilité si ma sœur était encore en vie. Elle, elle aurait fait les bons choix, ceux qui ne l’auraient pas rendu malade.

Les mots sortent avant que je ne puisse les retenir, acérés, douloureux. Ils tranchent l’air entre nous, créant une distance que je ne sais plus comment combler.

Un silence glacial s’installe. Ma mère détourne le regard, cherchant ses mots quelque part dans la cuisine, entre les ombres et les lueurs vacillantes des lumières.

Elle s’approche de la table, pose doucement ses mains sur le bois usé, comme pour s’ancrer, chercher du courage. Puis, elle redresse la tête, ses yeux accrochés aux miens, remplis de détermination et de tristesse.

— Tu sais, Gianni… si Chiara était encore là…

Elle s’interrompt, et le silence devient encore plus lourd. Je retiens mon souffle, comme si je savais déjà ce qui allait suivre. Elle continue, sa voix presque brisée :

— Si elle était encore là, elle t’aurait dit de rester loin de tout ça. De ces affaires. Des Esposito. Regarde dans quel état tu es…

Son regard se brouille, et elle pince les lèvres, luttant pour garder contenance. Ses yeux, posés sur moi, semblent voir au-delà, vers un passé qui aurait pu être différent. Vers cette réalité où ma sœur, toujours présente, aurait pris les bonnes décisions à ma place, me protégeant de ces choix qui m’étouffent aujourd’hui.

Je sens ma gorge se serrer. Ses mots brisent les barrières que j’avais érigées. J’aurais préféré qu’elle me crie dessus. Mais cette vérité résignée, ce regret palpable, me détruit bien plus profondément. Elle dit enfin à voix haute ce que je redoute en silence depuis des années : je ne suis pas à la hauteur. Face à l’ombre de ma sœur disparue, je n’ai jamais été qu’une version incomplète de ce qu’elle aurait dû être.

Ma mère soupire, les épaules affaissées sous un poids que je n’avais jamais remarqué.

— Chiara savait prendre les bonnes décisions…

Un murmure, presque pour elle-même. Et dans ce murmure, j’entends tout l’amour qu’elle portait à ma sœur, toute la foi qu’elle avait en elle, une foi qu’elle n’a jamais eue en moi. C’est une réalité avec laquelle je vis, mais l’entendre, le voir dans ses yeux, rend la douleur insoutenable.

Ces mots me frappent de plein fouet, ravivant une douleur que je croyais enfouie. C’est comme si elle admettait enfin ce que je redoutais : je ne suis qu’un substitut, une pâle copie de ce que ma sœur aurait pu être. Cette journée est interminable. C’en est trop pour moi.

— Je vais me coucher, je suis fatigué.

Je m’approche pour l’embrasser, un geste désespéré pour couper court et tenter, naïvement, de combler ce fossé entre nous. Mais au moment où je m’incline, elle se fige, une expression de dégoût traverse son visage.

— Pas avec du sang sur la figure, voyons.

Ces quelques mots, dits avec nonchalance, me blessent plus que je ne veux l’admettre. Ce n’est pas seulement le sang qu’elle rejette, c’est tout ce que je suis devenu. Le cœur lourd, je recule.

— Bonne nuit, maman…

Chaque marche vers ma chambre est plus difficile à gravir que la précédente, comme si je m’enfonçais dans une montagne d’obligations et de déceptions. À chaque pas, le poids de ce que j’ai perdu s’alourdit. Finalement, j’atteins ma garçonnière et m’allonge sur le lit, les yeux fixés sur le plafond, comme s’il pouvait me donner des réponses.

La photo de Giulia et moi, prise lors de notre pique-nique sur la plage d’Atrani, me fixe depuis l’écran de mon téléphone. Son sourire, si lumineux, si plein d’espoir, me transperce. Avec ce cliché partagé, j’ai l’impression que c’était une autre époque, un autre monde, un monde où j’étais digne de son sourire. Maintenant, il n’y a plus que le vide, un gouffre qui s’ouvre devant moi, et le regret qui me ronge.

Sur mon téléphone, mes doigts hésitent. Je commence à taper un message pour elle. Les mots viennent lentement, chacun m’arrache un peu de ce que je ressens. « Je suis désolé. » Un soupir m’échappe. Ces mots semblent dérisoires, insuffisants pour réparer ce que j’ai brisé. Mais que dire d’autre ? « Je voudrais tellement revenir en arrière. » Je respire profondément, effaçant la phrase. Ça ne changerait rien. Fixant de nouveau le plafond, je murmure :

— Chiara… tu écrirais quoi ?

Finalement, je me contente de pianoter : « Je pense à toi. Bonne nuit, Giulia. »

Insuffisant. Pathétique. Mon pouce tremble au-dessus de la touche d’envoi. Puis, je ferme les yeux et appuie.

Je reste un moment à fixer l’écran, espérant une réponse, n’importe quoi. Un signe qu’elle est encore là. L’attente commence. Le silence est oppressant, seulement brisé par les battements de mon cœur. Je pose le téléphone à côté de moi, guettant la moindre vibration. Mais rien ne vient.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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