Faida – Chapitre 87

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À la Lisière de la Vérité

gianni

La réunion chez Renato aurait dû être un moment de célébration, un hommage à ma nouvelle position en Calabre, mais autour de cette table, la tension est palpable sous les sourires de façade. L’art du silence, de l’évitement des sujets sensibles, est une tradition dans cette famille. La diplomatie se déguise en politesse glacée. Personne ne mentionne les contrats douteux qui me lient à Massimo, ni les transactions qui laissent planer des ombres sur la mer. Les secrets sont là, flottant au-dessus de nous, comme une brume dense.

Sans mon père pour me rabaisser d’un mot ou d’un regard, l’atmosphère semble plus légère, et pourtant, je me sens étranger à cette scène. Les félicitations fusent, les plats se succèdent, mais rien ne m’atteint. Le parfum des mets, autrefois chaleureux, ne me procure aucun réconfort, et le vin me semble fade. Une insensibilité glacée s’est installée en moi. J’essaie de suivre le rythme de la conversation, mais tout paraît lointain, détaché, comme si je n’étais qu’un observateur de ma propre vie.

Puis il y a cette fichue obsession qui tourne en boucle dans ma tête : mes clés perdues. Un détail pour les autres, mais pour moi, c’est bien plus. Elles représentaient un point d’ancrage, une connexion à quelque chose de vrai, de stable. Depuis qu’elles ont disparu, tout me glisse entre les doigts, et ce chaos s’est amplifié depuis le coup de pied de biche que j’ai encaissé. La douleur est encore là, sourde, rappel constant que ce n’est pas seulement mon corps qui vacille, mais mon contrôle sur tout ce qui m’entoure.

Je sens le regard de ma mère posé sur moi, lourd, rempli de cette forme d’amour silencieuse, presque distante, qui me submerge de culpabilité. Même sans un mot, elle perçoit mes doutes, mes échecs. Ce silence qui nous lie est plus accablant que n’importe quel reproche. Elle mérite mieux qu’un fils englouti dans ce monde de mensonges et de marchés douteux. Mais ce soir, ce n’est pas elle qui hante mes pensées. C’est Giulia.

Elle est là, omniprésente, une ombre indélébile dans mon esprit. Où est-elle, maintenant ? Pense-t-elle encore à moi, ou m’a-t-elle déjà effacé de sa vie ? Cette pensée me ronge, me dévore plus encore que tout le reste. Chaque gorgée de vin me ramène à elle, et tout le reste s’efface, devient flou et insignifiant. Ce dîner, ces rires, ces visages autour de moi… rien ne compte.

Renato repose soudain son verre et me fixe d’un regard intrigué.

— Tu sembles préoccupé, Gianni. À quoi tu penses ?

Je le regarde, cherchant des mots simples, mais ils me fuient. Pas ce soir.

— À rien… Je pensais juste… qu’on ne contrôle pas grand-chose, au fond. On se bat pour des gens, des causes, on prend des décisions, mais à la fin, c’est toujours le destin qui a le dernier mot, non ?

Renato fronce les sourcils, un sourire moqueur aux lèvres.

— Ah, alors tu es devenu philosophe maintenant ? Ou c’est le vin qui te rend comme ça ?

— Sans doute le vin. Je n’ai rien d’un penseur…

— Pourquoi tu dis ça ? Regarde où tu es. Ta promotion, la Calabre, tout ça, c’est grâce à toi. Tu as fait ce qu’il fallait.

Je soupire, secouant la tête, amer.

— Vraiment ? Tu crois que c’est moi qui ai choisi tout ça ? On pense avoir le choix, mais au fond, on se laisse toujours entraîner par quelque chose de plus grand. Regarde autour de nous. Massimo, la famille, les affaires… on joue tous un rôle qu’on n’a jamais vraiment choisi.

Renato se redresse, plus sérieux cette fois.

— On ne choisit peut-être pas les circonstances, mais on choisit comment y réagir, Gianni. Tu crois que c’est facile de se laisser porter par le courant ? C’est quand tu te débats que tu montres qui tu es vraiment.

Je laisse échapper un sourire amer.

— Et si tu perds quelque chose d’important, tu crois que c’est juste une question de volonté ? J’ai tout fait pour ne pas perdre ce qui comptait le plus pour moi… regarde où ça m’a mené. Il y a des choses qu’on ne maîtrise pas. Certaines pertes sont inévitables, et peu importe ce qu’on fait, on finit toujours par y faire face.

Renato reste silencieux un instant, pensif.

— Peut-être, Gianni. Mais si tu crois vraiment que tout est déjà écrit, alors tu te condamnes toi-même. Ce n’est pas le destin qui parle, c’est ta peur.

Ses mots résonnent, même s’il ne comprend pas. Il n’a jamais senti ce glissement, cet effondrement progressif. Je baisse les yeux, tournant mon verre entre mes doigts.

— Peut-être, murmuré-je, mais quand tu perds quelqu’un d’important… tout change. Tu as beau lutter, il y a des moments où c’est comme si… tu ne pouvais rien faire pour empêcher la chute. Et le pire, c’est de sentir que ce que tu perds, c’est une part de toi-même.

Renato me fixe en silence, plus grave, comprenant que je parle de bien plus qu’une promotion ou d’affaires familiales.

Ma mère pose doucement sa main sur mon bras, me ramenant brutalement à la réalité. Son regard perçant, plein de compréhension, me transperce. Elle voit au-delà de mes faux-semblants, sans prononcer un mot. Ce silence entre nous pèse plus lourd que toutes les paroles.

Je baisse les yeux vers mon verre. Giulia reste là, dans mes pensées, obsédante. Et au milieu de ces visages familiers, malgré leurs sourires et leurs félicitations, je me sens étrangement, désespérément seul. Jusqu’à ce que mon téléphone vibre soudainement. Un appel. Mon cœur s’emballe. Elena Verdi.

 

Giulia

Les mots de ma mère résonnent encore dans ma tête alors que je descends le sentier abrupt menant à la crique : « Parfois, il faut reprendre ce qu’on a perdu pour pouvoir aller de l’avant ». Chaque pas me rapproche de cet endroit que j’ai tenté de fuir, un lieu autrefois refuge, mais qui pèse maintenant comme une pierre au fond de mon âme. Le vent siffle entre les falaises, la mer rugit et les vagues viennent frapper les rochers avec une rage presque irréelle. Mais dans ce chaos naturel, je n’écoute que mon souffle, concentrée sur ce pourquoi je suis venue.

Je me penche, les mains fouillant le sable humide et froid, cherchant à tâtons parmi les pierres et les algues glissantes. Mon cœur bat avec une force brutale, résonnant dans le silence tendu de la crique. Mes doigts tremblent, écartant les grains de sable, jusqu’à ce qu’ils rencontrent le métal froid du pendentif. Son toucher familier me saisit, me ramène à lui comme une vague brutale de souvenirs. Je ferme les yeux un instant, serrant le pendentif contre ma poitrine, espérant combler le vide en moi. Mais en même temps, une douleur sourde se ravive. Ce n’est qu’un objet, un simple morceau de métal… Gianni, lui, reste loin, inaccessible.

Je me redresse, tenant le pendentif dans ma paume fermée, et tout semble encore plus lourd, chaque souvenir plus vif, plus tranchant. Son sourire, son rire, ce regard intense qu’il posait sur moi… Tout ça me revient, douloureusement net. L’odeur des citronniers, jadis douce et enivrante, est devenue un rappel cruel de ce que nous étions, de ce que j’ai perdu. Je serre le pendentif encore, comme pour m’agripper à un dernier fil de lui, me plongeant dans cette nostalgie accablante. Les questions affluent, me tourmentent : aurais-je pu changer notre destin ? Aurais-je pu sauver ce qui nous liait ? Mais ces questions sont sans issue, sans réponse, et ce pendentif, si léger entre mes doigts, semble soudain peser des tonnes.

Une image de Gianni surgit dans mon esprit, plus vive que jamais. Je le revois, dans les vagues, me sauvant d’une mer déchaînée, son regard bleu perçant, si intense, qui me transperce encore aujourd’hui. Comment avons-nous pu en arriver là ? Comment celui qui m’a tant sauvée peut-il maintenant paraître aussi distant, comme s’il n’avait jamais fait partie de ma vie ? Le pendentif commence à me brûler la main. Il est le dernier lien concret avec tout ce que je ne peux plus toucher. Gianni est parti, et je suis impuissante face à ce départ. Le vide en moi ne cesse de grandir, jour après jour, et ce petit morceau de métal ne peut rien y changer. Je glisse le pendentif dans ma poche, le cœur alourdi. Il a toujours une valeur, certes, mais ce n’est qu’un fragment d’un puzzle bien plus complexe, un mystère que je ne peux pas encore résoudre. Pas maintenant. Pas encore.

 

Gianni

Mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’il va exploser. Le téléphone pressé contre mon oreille, je m’éloigne de l’agitation de la réunion familiale, cherchant un coin tranquille où le tumulte de mes pensées pourra trouver un semblant de paix. Dans la pièce adjacente, faiblement éclairée par les dernières lueurs du crépuscule, des ombres vacillantes dansent sur les murs, écho parfait de la tempête qui gronde en moi.

La voix d’Elena Verdi, basse et tendue, brise le silence.

— Gianni, avant de continuer… êtes-vous seul ?

Je fronce les sourcils, surpris par sa prudence inhabituelle. J’ai toujours agi avec moins de précautions, mais là, je sens une gravité différente.

— Oui, je suis seul. Pourquoi ? Il y a un problème ?

— Vous n’êtes pas sur haut-parleur, j’espère ? Il est essentiel que cette conversation reste entre nous.

Je vérifie que tout est bien en mode privé, mes yeux balayant la pièce, cherchant des yeux indiscrets.

— Non, pas de haut-parleur. Vous pouvez parler.

Un silence tendu s’installe. Puis elle reprend, sa voix à peine plus qu’un murmure.

— J’ai reçu les documents que vous avez envoyés sur mon compte sécurisé, mais je me demandais si vous aviez trouvé autre chose récemment. Des éléments supplémentaires ?

Je repense aux semaines passées à explorer les archives de mon père, à fouiller parmi les papiers officiels et personnels, cherchant le moindre indice. Rien n’avait semblé ouvertement compromettant, rien à part quelques rapports médicaux.

— Non, pas vraiment… à part les dossiers médicaux de ma sœur. Mais rien qui ne mène directement à quoi que ce soit de sérieux.

Un silence. Puis elle insiste, sa voix devenue plus posée, mais plus lourde.

— Les rapports médicaux ? Non, je parle d’un autre dossier. Il y a un dossier jaune et… une cassette.

Le mot résonne dans ma tête, apportant avec lui une tension plus forte encore. Une cassette ? Mes sourcils se froncent.

— Une cassette ? Une VHS ? Pourquoi une cassette serait-elle importante ?

Elle laisse échapper un léger soupir, presque imperceptible.

— Non, pas une vidéo. Une cassette audio, le genre qu’on utilise avec un dictaphone. C’est un enregistrement très compromettant, quelque chose que votre famille a racheté il y a longtemps.

Mon esprit se précipite dans le passé. Une cassette audio ? Rachetée ? Je ne peux m’empêcher de me demander ce que mon père, si méticuleux et prudent, aurait voulu dissimuler dans un enregistrement audio. Les implications m’échappent encore, mais le malaise grandit en moi.

— Une cassette audio…

Je répète les mots, tentant de comprendre la gravité de la situation.

— Elle se trouverait où ? Je n’ai jamais vu quelque chose comme ça.

— Probablement dans un coffre à la banque, un endroit sécurisé.

Et soudain, la réponse me vient. Le coffre Napoléon dans le bureau de mon père. Un meuble massif, imposant, que j’avais toujours ignoré, le considérant comme une relique inoffensive. Une évidence se fait jour : ce coffre pourrait bien être la clé de tout, le réceptacle des vérités enfouies, le nœud de tous les mystères familiaux.

— C’est possible que tout soit dans le coffre Napoléon chez mes parents.

Je murmure, presque pour moi-même, mais Elena m’entend.

— Un coffre dans le bureau de votre père ? Vous devez absolument l’ouvrir, Gianni. Examinez le dossier et la cassette avant notre rencontre. Ce que vous y trouverez pourrait tout changer. Vous pourriez faire le lien avec les éléments que j’ai découverts récemment.

Les mots d’Elena tombent comme un couperet. Ce dossier jaune, cette cassette… ce ne sont pas de simples secrets de famille. Ils pourraient contenir les réponses que je cherche depuis toujours, des réponses qui pourraient bouleverser mon existence et celle de Giulia.

— Où devrions-nous nous retrouver ?

Je sens l’urgence brûler en moi, une impatience incontrôlable. Elle marque une pause, choisissant ses mots.

— Sur Il Sentiero degli Dei. Vous connaissez cet endroit, n’est-ce pas ?

— Oui, le Sentier des Dieux.

— C’est isolé, parfait pour une rencontre discrète. Personne ne pourra nous surprendre, et nous aurons une vue dégagée.

Je hoche la tête machinalement, bien qu’elle ne puisse pas me voir.

— Parfait. Un lieu isolé, loin des regards indiscrets. À quelle heure devons-nous nous retrouver ?

Elle prend une inspiration avant de répondre d’un ton énigmatique.

— Je vous enverrai l’heure exacte. Restez sur vos gardes.

Je réponds, d’une voix plus tendue que je ne l’aurais voulu.

— D’accord. Je serai prêt.

Les mots d’Elena laissent une impression écrasante, me rappelant que ce que je m’apprête à découvrir pourrait briser bien plus que quelques illusions. J’ai l’intuition que ce dossier, cette cassette, vont bouleverser l’ordre fragile qui tient encore debout. Peut-être est-ce le point de non-retour.

— Soyez prudent, Gianni. Ce que vous allez découvrir ne laissera personne indifférent.

Elle raccroche, me laissant seul dans la pénombre de cette pièce silencieuse. Les révélations potentielles tourbillonnent dans mon esprit. Je fais quelques pas, m’efforçant de reprendre pied avant de retourner dans le salon. Mais je sais qu’après cette conversation, plus rien ne sera comme avant. Ce dossier, cette cassette… tout pourrait basculer.

Je m’apprête à traverser le salon pour retourner à table lorsque mon cousin m’intercepte, l’air inquiet.

— Gianni, ça va ? Tu as l’air pâle…

Je force un sourire, un sourire feint, mais qui semble suffire. Mon esprit est déjà loin, absorbé par les révélations à venir, les mystères prêts à être dévoilés. Je hoche la tête, tentant de feindre une tranquillité qui m’a abandonné depuis longtemps.

— Oui, tout va bien. Juste une affaire à régler. Rien de grave.

Mais en réalité, tout a changé.

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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[…] novembre 2024 F par Matthieu Biasotto 11 novembre 2024 Commenter Faida – Chapitre 87 Retour en haut Faida – Chapitre […]

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