Dans les profondeurs du silence
giulia
Le froid mordant de l’eau transperce ma combinaison, des milliers d’aiguilles glacées qui cherchent à m’emprisonner dans cet abîme sans fin. Chaque mouvement est un effort colossal, chaque respiration, malgré le régulateur, semble une lutte, comme si la mer cherchait à m’aspirer dans son silence. Mon cœur bat trop vite, chaque pulsation résonnant dans ma tête, martelant ma panique.
À mes côtés, Elena avance, déterminée, ses gestes lents mais précis. Nous sommes ensemble, pourtant la solitude m’enveloppe, l’eau créant une distance implacable entre nous et la surface. Chaque coup de palme nous rapproche de la voiture de Gianni, et lorsque sa silhouette déformée apparaît dans le faisceau de nos lampes, le choc me coupe le souffle. Elle est là, enfoncée dans le sable, prisonnière de cette tombe sous-marine.
Mon cœur se serre. Des images de l’accident remontent, mais je les repousse. Je n’ai pas le droit de flancher maintenant. Je m’approche de la vitre brisée, mes doigts glissant sur le verre tranchant. L’eau glaciale engourdit mes pensées, mais je me force à pénétrer dans l’habitacle. Des papiers flottent lentement, comme des fantômes suspendus dans le temps, fragments de la vie de Gianni. Je fouille avec précaution, mon souffle tremblant sous le masque de plongée.
Puis mes doigts rencontrent un sachet plastique épais, gonflé de liasses de billets figées dans l’eau glaciale. Pourquoi Gianni avait-il tant d’argent ? Je n’ai pas le temps de me poser la question, car mes yeux se posent sur un objet familier : son porte-clés en forme de melon. Les clés de Gianni. Elles ouvrent son coffre, ses secrets. Toutes les portes qui jalonnent notre histoire, y compris celle de mon cœur. Elles sont le lien vers une vérité que je redoute autant que je la cherche.
À côté, Elena lutte pour ouvrir la portière passager. Son faisceau éclaire un objet qui flotte dans l’eau : un revolver. Le choc me prend de plein fouet. Gianni… avec une arme ? Avait-il prévu de s’en servir ? Contre qui ? Contre lui-même ? Cette pensée me transperce, m’étouffe presque. Ce n’est plus seulement l’eau qui pèse sur moi, mais le fardeau de tout ce que Gianni portait en silence.
Soudain, une mallette en cuir dérive doucement vers moi, et je la reconnais instantanément. C’est celle de notre dernière dispute, celle qui renferme les non-dits, les mensonges, et tout ce que nous n’avons jamais affronté. Elena la saisit avec fermeté tandis que je récupère l’argent et le revolver. Le poids de ces objets semble vouloir m’entraîner vers le fond, mais je serre les dents. Il nous faut remonter.
Le retour à la surface est un enfer. Chaque coup de palme devient plus difficile, la panique monte en moi comme une bête prête à me submerger. Mais l’instinct de survie me pousse, encore et encore. Nous ne pouvons pas échouer.
Enfin, l’air libre. Le froid de la nuit me frappe avec une brutalité presque rassurante. Je m’effondre sur le sable, haletante, mes muscles tremblants sous l’effort et la tension accumulée. Elena et moi restons silencieuses, immobiles, comme si le monde avait cessé de tourner. Mais ce silence est trompeur, je le ressens jusque dans mes tripes : ce n’est qu’une illusion.
Je prends le porte-clés entre mes doigts gelés, mes yeux rivés sur le petit melon doré, ridiculement léger mais lourd de sens. Mon cœur s’emballe, pensant au moment où Gianni l’avait attaché à ses clés, évoquant avec humour ses « nouilles en cor ». Elena me fixe, puis son regard se pose à son tour sur le porte-clés. Elle fronce les sourcils, visiblement troublée.
— Le melon… Ce trousseau… C’est celui dont Gianni parlait avant l’accident.
Je la regarde, perplexe.
— Il pensait qu’en le retrouvant, il pourrait enfin ouvrir le coffre-fort familial. Celui que Massimo et ton père se partagent. Ce n’était pas un simple coffre, Giulia… c’est pour ça qu’il a failli perdre la vie.
Son ton est grave, chaque mot tombe comme une pierre dans l’océan de ma confusion. Je serre le porte-clé plus fort, sentant le poids de ses implications.
— Pourquoi… Pourquoi ce coffre est-il si important ?
Elena soupire, visiblement accablée par tout ce qu’il reste à dire. Ses traits fatigués se détendent un instant, comme si elle pesait la charge de ses mots.
— Parce qu’il y a tout dedans, Giulia. Absolument tout. Des preuves, des dossiers, des documents qu’ils auraient fait disparaître depuis longtemps s’ils le pouvaient. Gianni pensait qu’en ouvrant ce coffre, il pourrait faire tomber tout ce qui tient Massimo et votre père en place.
Elle marque une pause, l’air soudain plus sombre.
— Ce serait trop long à expliquer maintenant… On n’a pas le temps.
Elle se redresse et se recentre sur les éléments que nous avons récupérés lors de l’exploration sous-marine, fouillant rapidement dans les documents trempés qui reposent dans la mallette. Son regard vif se concentre à nouveau.
— Ce que nous avons là peut déjà révéler une partie de ce qu’ils cachent. Des transactions, des contrats… Mais le coffre, c’est autre chose. C’est pour ça que Gianni était prêt à tout risquer.
Son ton devient plus urgent, le moment d’accalmie s’effaçant peu à peu.
— On ne peut pas se permettre de perdre ce qu’on a trouvé.
Je saisis la mallette et l’ouvre avec précaution. À l’intérieur, les documents sont en mauvais état, trempés et froissés, mais certains passages restent lisibles. D’autres pages ont échappé aux dégâts, presque intactes. Des noms, des chiffres, des preuves accablantes de la corruption qui entourait Gianni. Mon regard s’arrête brusquement sur un nom. Un nom qui me fait vaciller.
Mon père.
— Elena ? Vous pouvez m’expliquer ?
Ma voix tremble, méconnaissable. Elena hésite, le malaise évident dans ses yeux.
— Ces preuves… ce sont peut-être notre seule chance de démasquer ceux qui ont voulu faire taire Gianni… Quant à votre père, c’est…
Elle n’a pas le temps de finir. Un bruit sourd éclate dans la nuit, comme un coup de tonnerre déchirant le silence. L’air devient lourd, chargé d’électricité, et mon corps se tend, mes instincts s’alarment. Les phares d’un 4×4 percent l’obscurité, illuminant la plage d’une lumière crue. Puis, des faisceaux de lampes torches nous emprisonnent, leurs halos implacables traçant nos silhouettes dans le sable. Une sueur glacée parcourt ma colonne.
Nous sommes observées. Non, pire : traquées.
Des voix masculines s’élèvent, lourdes et menaçantes, se rapprochant de nous à chaque seconde. Elena m’attrape la main, sa poigne ferme, mais tremblante. La panique brille dans son regard, son souffle s’accélère.
— Ce sont les hommes de Rossi. Ne paniquez pas, mais on doit fuir.
Au fond de moi, je sais déjà qu’il est trop tard. Le froid de l’arme dans ma main est la seule chose entre moi et le vide. Je serre la crosse, mes pensées se cristallisant avec une lucidité brutale. Elle m’avait averti : ce que nous faisons est dangereux. Très dangereux.
Gianni
Je flotte, pris dans un brouillard dense et étouffant, une prison invisible qui me retient captif. Le moindre mouvement déclenche une vague de confusion, chaque son qui m’entoure est déformé, lointain, comme filtré à travers un voile épais. Mon esprit est un désert aride où rien ne prend forme. Chaque tentative de me souvenir s’efface avant même d’avoir existé. Rien n’a de sens.
Je ne suis plus qu’une ombre de moi-même, et cette réalité me ronge. Un vide profond s’étend et avale ce qu’il reste de moi, un peu plus chaque jour. Le silence de l’hôpital contraste violemment avec le chaos intérieur qui m’anéantit. J’essaie de m’accrocher à des fragments de ce que j’étais, mais tout m’échappe, glissant entre mes doigts comme du sable. Il n’y a pas pire ennemi que la mémoire qui refuse de se réveiller. Je suis seul, prisonnier de cette amnésie qui m’a volé mon passé, mon identité.
Puis, il entre. L’homme que ma mère appelle « oncle Massimo ». Ce nom, ce visage… rien ne résonne en moi. Pourtant, ses gants noirs attirent mon attention. Son sourire semble chaleureux, mais son regard est glacé, presque clinique, comme s’il m’observait sous un microscope. Avec un classeur sous le bras, il s’approche, chacun de ses gestes est calculé avec une précision inquiétante.
— Comment tu te sens, Gianni ? Nous sommes tous très inquiets. Te souviens-tu de quelque chose ? De l’accident ? De ce qui s’est passé avant ?
Je secoue la tête, impuissant. Le vide m’envahit, me consume. Je ne suis plus qu’une ombre, prisonnier d’un corps vidé de son histoire. Le manque est viscéral, une plaie qui ne guérit pas. Chaque tentative de me raccrocher à un souvenir s’écrase contre un mur invisible, me laissant encore plus désorienté et frustré.
— Tout est flou, comme un rêve qui s’évapore.
Ces mots ne suffisent pas à calmer la frustration qui me ronge. Massimo observe, feuilletant un vieux classeur avec une fausse nostalgie. Il semble mesurer chacun de mes gestes, attendre quelque chose, mais quoi ? Chaque seconde en sa présence est teintée d’une froideur menaçante.
— Les infirmières disent que revoir de vieux souvenirs pourrait t’aider. Si tu en as la force, tu peux regarder ces photos avec tes parents et ta sœur…
Il me tend un album de famille, lourd de souvenirs auxquels je n’ai plus accès. Je le fixe, incapable de ressentir quoi que ce soit face à ces images d’un passé perdu. Mais avant que je ne puisse m’y plonger, son regard dérive vers la table de chevet, où repose un petit bracelet orné de bouées. Il le saisit rapidement, avant que je n’aie le temps de réagir. Un frisson d’angoisse me traverse.
— Pourquoi tu prends ce bracelet ?
Mon ton est sec, méfiant. Massimo joue avec le bijou aux breloques, ses doigts le faisant tourner entre ses mains, son sourire figé se crispe alors légèrement.
— D’où vient-il ?
Je ne sais pas quoi répondre. Ce bracelet m’est familier, mais je ne sais pas pourquoi. Il signifie quelque chose, j’en suis certain, mais cette pièce du puzzle m’échappe. Une alarme silencieuse se déclenche en moi, une intuition de ne rien lui confier. Il insiste, ses yeux perçants cherchent une vérité que j’ignore.
— Il appartient à Giulia ? La petite Esposito ?
Ce nom me frappe comme un coup de poignard. Giulia… Sa simple évocation fait remonter un torrent d’émotions. Une douleur profonde, une tristesse inexpliquée, une perte immense. Elle est là, quelque part dans ce vide qui m’engloutit chaque jour un peu plus. Plusieurs images confuses remontent à la surface. Un jus d’orange tiède. Un vieux scooter. Ma main caressant du bois en sa présence. L’impression d’avoir pris la mer avec elle. Mais je ne dis rien.
Massimo continue de jouer avec le bracelet, ses gestes lents, calculés.
— Tu sais, petit Gianni… L’équipe médicale a dit de faire attention aux objets « familiers ». On ne veut pas te créer davantage de confusion.
Je fronce les sourcils. Ce bracelet compte, j’en suis convaincu, même si je ne sais pas encore pourquoi. Je lutte pour comprendre, mais chaque pensée s’efface avant de se former. C’est comme essayer d’attraper un rêve qui disparaît.
— Tu connais l’histoire de ce bracelet ?
Massimo secoue la tête, son sourire figé, implacable.
— Non, pas vraiment. Mais ne t’inquiète pas, repose-toi… Tout reviendra avec le temps. Nous prendrons soin de tout en attendant.
Il s’éloigne. Le bracelet disparaît avec lui, emportant ce dernier lien fragile vers une part de moi que je ne veux pas perdre.
— Rends-le-moi ! Pourquoi tu pars avec ?
Ma voix trahit la panique qui monte. Il s’arrête, ses épaules se tendent. Il se retourne lentement, le visage toujours calme.
— Je vais le montrer à ta mère, à la famille. On ne sait jamais, quelqu’un pourrait avoir une explication. Ça pourrait t’aider.
Sans attendre ma réponse, il quitte la pièce, emportant ma dernière ancre à ce passé oublié. Le vide s’agrandit, un gouffre insondable qui m’aspire. Une part de moi hurle que quelque chose ne va pas, que je suis en danger. Ce sentiment va au-delà de l’amnésie. C’est comme si une ombre planait, prête à s’abattre.
Giulia
Les mots d’Elena s’incrustent en moi, froids et implacables. Nous sommes traquées, et chaque seconde qui passe nous pousse un peu plus près de l’issue fatale. Le faisceau des lampes torches fend la nuit, balayant le sable à quelques mètres, un avertissement silencieux et implacable. La lumière frôle nos masques et nos palmes abandonnées, traînant un peu trop longtemps sur ces indices qui nous trahissent. Mon souffle se bloque, mes muscles se tendent, prêts à se rompre sous la pression. Tout repose sur ce fragile filet de lumière.
À côté de moi, Elena se bat contre la panique. Son souffle rapide l’échappe, chaque inspiration trahit sa peur. Je peux presque la sentir, cette peur, palpable, visqueuse, qui s’infiltre dans l’air lourd autour de nous. Le silence devient insoutenable. Le battement de nos cœurs, synchronisés dans l’angoisse, résonne dans les ténèbres oppressantes, chaque pulsation risquant de révéler notre cachette.
Elena murmure, sa voix teintée d’une urgence désespérée :
— On ne peut pas rester là ! Prenez l’arme et l’argent, je vais cacher la mallette hors du village.
Nos regards se croisent, terreur et résignation mêlées. Les hommes descendent vers nous, et la moindre erreur nous condamnerait. Elena repère un sentier à peine visible, s’enfonçant dans la végétation. Elle me jette un dernier regard, acquiesce, puis disparaît dans l’obscurité, chaque pas sur le fil du rasoir. Je détourne les yeux, sachant que se séparer est notre seule chance.
Les voix se rapprochent, basses et menaçantes. À ma gauche, l’eau glacée s’étend sous les falaises, refuge inattendu. Sans hésiter, je me jette dans l’eau sombre, m’immergeant pour disparaître. Le froid me mord, mais je reste immobile, chaque muscle tendu. Au-dessus, les faisceaux des torches fouillent la surface. Les bruits s’assourdissent sous l’eau, mais je les sens tout près, prêts à m’arracher de ma cachette.
Je m’éloigne sous l’eau, priant pour que l’obscurité me garde invisible. Mes vêtements lourds ralentissent chaque mouvement, et l’air commence à manquer, mais je tiens bon. Enfin, je refais surface, silencieuse, inspirant une bouffée d’air salé.
La menace persiste. Trempée, glacée, je rampe hors de l’eau et m’élance vers le sentier. La roche écorche mes doigts, mes muscles brûlent, mais je ne m’arrête pas. Un coup de feu déchire la nuit, les balles ricochent contre la pierre. Impossible de retenir un cri de stupeur. Je suis une cible en fuite.
Je redouble d’efforts, gravissant le sentier escarpé. La roche est traîtresse, chaque prise m’écorche les doigts, mais je n’ai pas le choix. L’adrénaline pulse dans mes veines, chaque mouvement devenant crucial. Les bruits de leurs pas se rapprochent. Puis, un coup de feu déchire la nuit, suivi par le ricochet des balles contre la pierre. Impossible de retenir mon cri de stupeur. Je suis une cible en fuite.
Je me penche en avant, agrippant chaque aspérité, mes mains ensanglantées luttant pour me propulser loin de la terreur qui me submerge. Il est hors de question de céder maintenant. Mes doigts se crispent autour du porte-clés de Gianni, ce petit objet qui semble peser des tonnes, un lien fragile avec tout ce qu’on a vécu. Si je perds ces clés, je perds tout.
Les voix des hommes se rapprochent, déchirant l’obscurité comme des éclats invisibles.
— On doit les fumer ! Si elles ont trouvé les clés du coffre, on est tous morts !
Les menaces sont chargées de rage. Mon cœur s’emballe, mes jambes vacillent sous l’effort, mais je refuse de ralentir. Chaque bruissement, chaque mouvement autour de moi est une menace. Le tintement des clés pourrait me trahir à tout instant, alors je les serre plus fort, priant pour rester silencieuse. Ils avancent comme des prédateurs, implacables, traquant leur proie. Je ne suis qu’une ombre, fragile, qui titube au bord du gouffre.
Lorsque j’atteins enfin le sommet du sentier, un plateau rocheux s’étend devant moi, baigné par la lumière glacée de la lune. Exposée, vulnérable, comme une cible dans un champ ouvert. Je sais qu’ils sont là, quelque part, leurs regards invisibles braqués sur moi, prêts à frapper. Il me faut un abri, maintenant. Je me faufile dans la végétation, cherchant désespérément à me fondre dans la nuit.
Un dernier regard en arrière, et un éclair de lucidité m’envahit, comme un adieu à celle que j’étais avant cette nuit. Mon innocence s’est brisée. Désormais, ce n’est plus seulement une fuite. C’est une question de survie. Pour Gianni. Pour moi.
Je dévale la pente jusqu’à leur véhicule moteur tournant et sprinte si fort en direction des phares que je m’en brûle les poumons. Le Beretta, froid et humide dans ma main, est tout ce qui me sépare de la mort. Je braque la voiture. Personne dans ma ligne de mire. Lorsque je me glisse dans leur 4×4, le silence est assourdissant, trop calme après le vacarme des coups de feu. Ce silence me semble menaçant, comme une trêve fragile. Mes sens sont en alerte, chaque fibre de mon être tendue à l’extrême. Je tourne la clé déjà enfoncée dans le contact, mes doigts tremblants.
Ce véhicule est ma seule échappatoire. Je n’ai plus le luxe de douter. La peur se transforme en énergie brute, me poussant en avant.
Le moteur rugit, brisant le silence de la nuit. Les hommes de Rossi sont tout proches, je le sens, mais à cet instant, tout n’est plus qu’une course. Une course contre la mort. Une course pour la vérité. Pour Gianni. Pour ce qu’on a perdu, mais que je dois préserver coûte que coûte.
Je ne m’arrêterai pas. Pas tant qu’il me reste un souffle.
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