Faida – Chapitre 1

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Les Courants Contraires

Giulia

Quelques semaines avant l’accident…


La mer Tyrrhénienne s’étend devant moi, sauvage et indomptable. Une force ancestrale qui refuse toute soumission, à plus forte raison, lorsque les derniers touristes disparaissent. Les vagues, en colère, s’écrasent contre les rochers, leurs crêtes éclatantes se dispersent en écumes rageuses avant de s’évaporer dans le vent. Leur grondement sourd résonne au plus profond de mon être et réveille une énergie brute, me rappelant à quel point je suis insignifiante.

Au loin, là où le ciel et la Méditerranée se rejoignent, l’horizon se dissout dans un flou incertain, une frontière diffuse, un peu comme celle qui sépare mon passé d’un futur que je peine à concevoir. Les nuages lourds semblent s’abattre sur les flots agités, tandis que de maigres rayons de lumière réussissent à percer, jouant un instant sur la surface tourmentée avant de disparaître dans les abîmes.

Le vent glacial, plus tranchant que jamais, traverse mes vêtements telle une lame invisible. Il me frappe au visage et s’immisce dans mes cheveux avec une insistance cruelle. Respirer devient un effort, comme si l’air charriait des souvenirs que je tente désespérément d’oublier. Pourtant, à l’image des vagues qui ramènent inlassablement des débris sur la rive, ces morceaux de mon histoire refont surface, obstinées, inévitables.

Lorsque j’étais plus jeune, la mer était mon ancre, un refuge loin de tout. Elle m’avait appris à déchiffrer ses humeurs, à naviguer entre ses creux et ses sommets. Mais aujourd’hui, notre relation est compliquée… elle est devenue une arène dont je n’arrive pas à m’échapper, elle est trop souvent mon adversaire, un ennemi insaisissable et implacable. Je ferme les yeux, espérant apaiser l’agitation intérieure qui grignote du terrain. Peu à peu, le rugissement des vagues s’estompe, et un souvenir, plus vif que les autres, refait surface.

Je me revois enfant, pieds nus sur le sable humide, la main chaude de mon père dans la mienne. Il souriait, les yeux perdus vers l’horizon où le ciel se confondait avec la mer. « Papa, tu crois qu’on attrapera beaucoup de poissons ? » Son sourire, empreint d’une douceur que je ne comprenais pas encore, me hante. Il avait pris son temps avant de répondre, les yeux toujours fixés sur l’eau avec une gravité qui m’échappait alors. « Si la mer le veut bien, Giulia. Souviens-toi, elle nous donne beaucoup, mais elle peut tout reprendre. »

Ces mots résonnent aujourd’hui comme un sombre présage. Ce jour-là, la Méditerranée avait été généreuse. Le filet, rempli de poissons, pesait lourd dans mes petites mains, et mon père m’avait regardée avec cette fierté que je désirais tant. Pourtant, même dans ce triomphe, une ombre planait, une conscience latente que, tout comme la mer, la vie pouvait tout emporter en un instant.

— Tu me manques tellement…

Alors que mon aveu s’évanouit dans le vent, un autre souvenir remonte des profondeurs. Sombre et déchirant, comme un filet usé qui s’accroche aux roches. Juste après cet instant de bonheur avec mon père, sur le chemin du retour, nos nasses pleines, je les avais vus. Gianni Rossi et son père. Leur simple présence m’avait glacée. Papa avait serré ma main plus fort, son regard s’était durci.

— Giulia, viens. Il vaut mieux éviter les Rossi.

Gianni, avec ses grands yeux bleus et ce sourire méprisant que je n’oublierai jamais, avait lancé avec dédain : 

— Toujours aussi charmants, les Esposito. 

Son père, d’une voix grave, avait ajouté son petit commentaire assassin :

— Souviens-toi, Gianni, on ne fait pas confiance aux Esposito. Il y a des gens qui ne peuvent pas changer et avec qui il ne faut pas se mélanger…

Je n’avais pas tout compris à l’époque, mais la honte avait été immédiate, s’insinuant en moi comme un poison. Un goût de bile au fond de ma gorge, une colère sourde enserrant mon cœur comme un serpent prêt à m’étouffer.

Je secoue la tête pour chasser ces pensées. Mes yeux se posent alors sur la barque échouée devant moi. Ses flancs, marqués par les tempêtes et le temps, portent les cicatrices d’une vie révolue. Entailles et fissures racontent une histoire. Mon histoire. Je passe mes doigts sur le bois rugueux, sentant le poids des années sous mes paumes. Cette barque, autrefois signe de robustesse, n’est plus qu’une épave, à l’image de ma vie sans mon père. La vendre serait une trahison, mais la garder me lie à un passé qui m’attire vers le fond, là où il n’y a plus de lumière. Les dettes s’accumulent, et l’emplacement, même pour une famille de pêcheurs, n’est plus un privilège. Je sens que la mer, dans son appel silencieux, est prête à m’engloutir avec mes souvenirs.

— Giulia ?

La voix de Marisa me tire brusquement de mes pensées. Je me tourne vers elle. Son visage franc, typique d’une Sicilienne gourmande, porte les mêmes cicatrices que le mien, des marques laissées par des années de lutte. Son regard franc et son sourire tendre me rappellent combien elle a toujours été là. La mer, autrefois notre alliée, ne nous laisse plus que des miettes.

— Rien aujourd’hui ?

Je secoue la tête en silence, incapable de répondre. Un soupir m’échappe.

— Pas grand-chose. La mer nous rejette…

Marisa acquiesce, ses lèvres se pinçant en une mince ligne de résignation.

— Nous aussi. La pêche ne donne plus autant qu’avant. Je fais des heures à l’hôtel pour joindre les deux bouts…

Sa résilience m’impressionne. Je me demande quand j’ai perdu cette force. Le silence retombe, brisé seulement par le fracas incessant des vagues. Marisa pose doucement une main sur mon bras. Ses vêtements volontairement trop grands, cachent ses formes, mais sont incapables de contenir son cœur énorme.

— Giulia, si tu vends la barque, tu laisses une partie de toi-même. Elle fait partie de Positano, de l’histoire des pêcheurs. Tout fout le camp, ne la laisse pas partir.

Je baisse les yeux, accablée par une culpabilité sourde.

— Je n’ai plus la force de me battre contre la mer, Marisa. Je suis épuisée… Fatiguée de lutter contre les vagues, contre les souvenirs, contre moi-même.

Entre les quotas fixés, la règlementation qui nous empêche de vivre dignement et la nature qui nous fait payer nos excès, je ne vois plus le bout. Ma voix tremble et se brise, emportée par une vague de désespoir. Le silence s’installe de nouveau, tandis que la mer, indifférente, continue de frapper les rochers. Marisa resserre doucement son étreinte sur mon bras, son regard rempli de tendresse et de compréhension.

— Tu n’as pas à tout affronter seule, Giulia. Tu m’as toujours aidée. Maintenant, c’est à moi de te soutenir.

— Non, Marisa, je ne peux pas te demander ça. Tu peines déjà à joindre les deux bouts, je ne veux pas t’accabler de travail supplémentaire.

Sa voix, douce et rassurante, apaise peu à peu le tumulte en moi. Un souffle de réconfort dans la tempête. Je la regarde, surprise, mais elle n’attend pas ma réponse.

— Laisse-moi t’aider. Ne vends pas la barque. Ne te laisse pas écraser par les dettes.

Ses mots, empreints d’une sincérité désarmante, réveillent quelque chose en moi. Une lueur d’espoir fragile renaît, là où je pensais que tout était éteint. Les larmes montent, et je la prends dans mes bras, m’accrochant à ce petit bout de femme à la crinière frisée comme à un phare dans la tempête. Sa chaleur m’apaise, ravivant des échos de celle que j’étais autrefois. Aucun mot n’est assez fort. Mais elle comprend.

— Merci, Marisa… Je ne sais pas ce que je ferais sans toi…

Elle me serre un peu plus fort, et son sourire, doux, chasse le froid qui m’envahissait.

— Tu n’auras jamais à le découvrir. Je serai toujours là.
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Gianni

La lumière dorée de Naples s’infiltre par les rideaux en soie, caressant la chambre d’une douceur sournoise. Tout semble calme. Paisible. Pourtant, à l’intérieur de moi, c’est un putain de chaos. Ma tête tambourine, chaque pulsation résonne comme un coup de masse sur un mur fragile. La migraine martèle dans mes tempes comme une vengeance silencieuse, me rappelant chaque excès de la veille. Dom Pérignon, peau satinée, et désirs évanouis : tout se dissout, se déconstruit dans l’air moite de la pièce. Le champagne flotte encore, mélangé au parfum entêtant de la fille allongée à mes côtés. Elle dormait, silhouette parfaite hier. Aujourd’hui, je ne ressens rien. Juste ce vide. Une envie de tout vomir, de tout effacer.

La chaleur s’accumule, l’odeur s’épaissit, et le vertige monte, me tirant vers le bord du précipice. J’ai beau posséder tout ce que je peux, tout contrôler, ça ne me suffit plus. La moindre pierre que j’ai posée, chaque structure que j’ai bâtie, semble vaciller, prête à s’effondrer. Mon corps est fatigué, lessivé, mais mon esprit… Mon esprit est en ruines, un chantier abandonné. Un instant, je me demande : quand est-ce que tout ça a commencé à partir en vrille ? Mais au fond, je sais. J’ai toujours su que ça se passerait comme ça. Que je finirais par tout foutre en l’air. Peut-être que je ne suis bon qu’à ça. Les draps de satin, glacés contre ma peau, me rappellent brutalement où je suis. Les flûtes de champagne sur la table de chevet, encore à moitié pleines, sont les témoins muets d’une nuit sans valeur. Chaque plaisir creuse un vide plus profond.

Je devrais me lever, me reprendre, affronter ce qui m’attend au-delà de cette porte, mais le poids est trop lourd. Admettre que tout ce que j’ai construit n’est qu’une façade… Non, pas encore. Pas après avoir passé la nuit à me noyer dans l’illusion d’un carré VIP.

À côté de moi, la fille bouge sous les draps, dévoilant un dos nu que la lumière effleure. Je tente de me souvenir de son prénom. Je n’arrive jamais à l’imprimer. Sara ? Rossella ? Rosa ? Peu importe. Elle est déjà effacée de mon esprit. Cette aventure est fugace. Insignifiante. Peut-être que c’est moi qui deviens insignifiant, perdu dans ce monde que j’ai bâti comme un empire en ruine. Un soupir m’échappe alors que je me redresse, chaque mouvement ravivant la douleur dans mon crâne. Le goût amer de la nuit me colle encore à la langue, un arrière-goût de bile et de regret.

Mon téléphone est là, sale, collant, taché d’alcool, comme ma réalité. Dix appels manqués d’Angelo. Bien sûr. La vraie vie ne s’arrête jamais, elle te rattrape dès que tu baisses ta garde, comme une vague qui engloutit sans prévenir. Je prends une longue inspiration et compose son numéro.

— Pronto, Angelo.

Sa voix explose dans l’écouteur, nerveuse, pressée.

— Gianni ! Enfin ! Tu ne réponds jamais ! Je te réveille ?

Je serre les dents. Sa voix me vrille la tête.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est Marco… Il est bizarre, Gianni. Très bizarre. Il évite tout le monde, annule des rendez-vous. Ça sent pas bon. Je crois qu’il y a quelque chose à Positano.

Positano. Ce nom fait naître une fissure en moi, une fissure qui menace d’engloutir tout le reste. Là où tout a commencé. Là où j’ai perdu une part de moi-même. Marco a toujours été une variable imprévisible, une pièce qui ne s’ajuste jamais complètement. Il devient un problème. Mais pas maintenant. Je ne suis pas prêt. Une douleur fulgurante traverse mes tempes, exacerbée par la pression.

— Tu l’as surveillé ? Ma voix est plus cassée que je ne l’aurais voulu. Angelo hésite.

— On a essayé, mais il nous évite. Gianni, c’est sérieux. Il faut qu’on fasse quelque chose.

Un silence lourd s’installe. Je ferme les yeux, sentant la migraine battre plus fort. Une autre décision à prendre. Une autre crise à gérer, alors que je n’arrive même pas à me lever.

— J’y réfléchirai. Attends mes instructions. Ne bouge pas tant que je ne te l’ai pas dit.

Je raccroche et laisse le téléphone retomber mollement sur la table. Je me rallonge, espérant que la douleur finira par s’estomper. À côté de moi, la fille bouge encore, effleurant ma peau, une invitation silencieuse à replonger dans l’oubli. Son souffle chaud effleure mon cou.

— Tu devrais te détendre, Gianni. À quoi ça sert de tout contrôler si tu n’en profites jamais ?

Elle ne comprend pas. La maîtrise, c’est tout ce qui me reste, tout ce qui me maintient debout alors que tout menace de s’effondrer. Je serre la mâchoire.

— Coucher avec moi de temps en temps ne te donne pas le droit de me psychanalyser.

Elle tire sur le drap avec agacement, me lançant un « Bastardo ! » avant de se tourner, vexée. Mais j’ai trop mal à la tête pour une dispute. Mes doigts caressent distraitement son dos, un geste de paix.

— Contrôler, c’est ce qui me permet de tenir…

Ma voix se fait plus dure que je ne l’aurais voulu, alors que je concède à m’ouvrir un peu.

— Tu sais, je n’aime pas parler de ça.

Je caresse de nouveau ses reins du revers de la main comme si j’agitais un drapeau blanc. Elle rit doucement, comme si tout ça n’avait pas d’importance. Préférant la volupté, elle se retourne pour m’effleurer le torse.

— Et si tu lâchais prise, juste une fois ?

Plus qu’un murmure c’est une invitation, elle se rapproche, ses lèvres frôlant mon oreille.

— Arrête de penser à tout ça…

Je soupire, sentant le poids de ses mots s’insinuer en moi. L’idée de tout abandonner, ne serait-ce qu’un instant, est séduisante. Mais, même si je le voulais, je sais que c’est impossible.

— Je n’ai pas ce luxe. Si je ne domine pas, si je ne surveille pas…

— Et alors, quoi ? Le monde va s’arrêter de tourner ?

Elle se penche un peu plus contre moi, son corps contre le mien. Ses mèches d’un blond vénitien effleurent doucement mon torse.

— Laisse-toi aller… tu mérites un moment de répit.

Je la fixe un instant, hésitant. Un soupir m’échappe. Peut-être qu’elle a raison. Peut-être que tout ce contrôle n’est qu’une illusion. Mais même si je le voulais, je ne pourrais pas. Pas maintenant. Pas alors que tout peut s’effondrer à tout moment.

— Ce que je fais, rester sur mes gardes… c’est ce qui m’assure que tout ne parte pas en vrille.

J’ignore pourquoi je baisse les yeux, ma voix brisée par l’épuisement. Elle se redresse, me regardant avec cet air de défi, comme si elle savait que j’allais céder.

— Gianni, tu t’entends ?

Elle, au moins, connaît mon prénom…

— Tu essaies de tout contrôler, mais tu te noies dans le champagne et les inconnues. C’est pas ironique ?

Je l’admets, c’est même pathétique. Marta a raison. Non, elle a vraiment une tête à s’appeler Rosa.

— On va dire que mes nuits compensent mes journées…

— Gianni… Même toi, tu n’y crois pas.

Elle secoue la tête, un sourire malicieux sur les lèvres. Son regard me transperce, mais je reste silencieux. Je m’enfonce un peu plus dans ce lit, espérant que, pour une fois, tout pourrait attendre.

— Tu sais que tu vas droit dans le mur avec ton besoin de contrôle ? C’est comme construire un château de sable au bord de la mer, en espérant que la marée ne montera jamais ou qu’aucun gosse ne viendra le piétiner.

Elle se rallonge, les yeux fixés au plafond, presque fière de laisser son envolée lyrique flotter dans l’air. Je serre les poings. Elle a raison. Peut-être que ce contrôle n’est qu’une façade, un mensonge. Mais je ne suis pas prêt à l’admettre. Ni à elle, ni à moi-même. Je refuse de céder ouvertement. Pourtant, je repousse doucement ses mains et attrape mon ordinateur portable sur la chaise près du lit. Mes doigts tapotent nerveusement le clavier, rédigeant un message à Claudia :

« Annule tous mes rendez-vous pour aujourd’hui. Je ne suis pas en état. »

Ce simple geste, pourtant anodin, est en soi une petite trêve. Je me permets une pause, juste assez pour respirer ou me remettre sur pied après avoir dérapé. Le poids sur mes épaules ne disparaît pas, mais il devient plus supportable. Je jette un coup d’œil à cette fille qui a une tête à s’appeler Rosa : belle, un brin provocante, allongée, impatiente. Puis je referme l’ordinateur et le repose sur la chaise. Je me rallonge à mon tour, les bras croisés derrière la tête, le regard perdu dans le vide. Peut-être qu’elle a raison. Peut-être que ce contrôle n’est qu’une illusion. Alors pourquoi est-ce si difficile de se laisser aller ?

Alors que les caresses de celle que j’appelle Rosa se multiplient, je ferme les yeux et pousse un soupir, espérant pouvoir m’abandonner au néant sans que tout ne s’effondre autour de moi.

— J’imagine que l’empire Rossi peut se passer de moi pour une journée… Haut du formulaire
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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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